A en juger par les films à l’affiche ces dernières semaines, le début de l’année abonde en films biographiques, autrement dit biopics, selon l’anglicisme issu de la contraction de biographical motion true picture : Renoir, Lincoln, Hitchcock, Weekend royal…
Ce genre cinématographique, populaire depuis environ une vingtaine d’années, n’est pas l’exact équivalent des biographies écrites, dans la mesure où il fait intervenir la matière fictionnelle pour relier des faits réels. Ces films se construisent comme une mise en scène d’une trame biographique, plus qu’une retranscription fidèle. Le personnage principal a certes réellement existé, et les biopics sont tous — plus ou moins — documentés ; cependant, un biopic ne peut être pris comme document honnête et solide dans l’étude d’un évènement ou d’un personnage historiques, car ici, ce qui importe avant tout est de faire rêver le spectateur.
Les biopics peuvent retracer l’intégralité d’une vie (Ray raconte l’enfance, la jeunesse, les années de gloire, puis la décadence du « Genius » Ray Charles), ou bien se concentrer uniquement sur un épisode marquant : Hitchcock, par exemple, retrace la période du tournage de Psycho.
Dans un cas comme dans l’autre, le biopic décrit le parcours d’un être extraordinaire. Ainsi, tout porte à croire que l’objectif est d’idéaliser le sujet, de rendre hommage aux trésors nationaux ou internationaux.
Or, le biopic, et ce de façon de plus en plus significative ces dernières années, prend au contraire le parti de l’humanisation. Pour les rendre plus accessibles, on expose la vie quotidienne de ces personnages hors du commun. Ainsi, la grande Histoire est mêlée, voire s’efface devant la sphère domestique (conflits conjugaux, troubles psychologiques…)
Les biopics mettent ainsi en lumière les liens entre vie privée et vie publique. Si l’idée était assez répandue que la renommée ou l’exercice du pouvoir pouvaient faire fuir l’entourage, les biopics montrent à présent, de façon de plus en plus récurrente, l’influence directe des proches sur le discours, la création, les idées.
Figure féminine et complaisance
Cette tendance à la démythification a donné naissance à une constante : la réhabilitation du rôle joué par l’épouse dans la vie de celui qui a marqué l’Histoire.
Ces films surestiment-ils le rôle de la compagne ou bien révèlent-ils une vérité historique éclipsée ? Les exemples étant extrêmement contrastés, il ne peut exister de réponse qui vaille pour tous les films biographiques. Nous pouvons cependant remarquer une systématisation de cette technique. Si bien qu’elle peut être suspectée de n’être qu’un automatisme, symptomatique peut-être d’un certain voyeurisme ou bien d’un féminisme complaisant qui mettra tout le monde (ou presque) d’accord. Pour le dire simplement, le procédé semble relever de la grosse ficelle… L’aspect économique ne doit être omis : un petit scandale – à la façon « les textes de Shakespeare ont été écrits par la reine Elizabeth », grossièrement recyclé à l’occasion d’Anonymous l’an dernier – permet d’attirer le public tout en restant inoffensif (le talent du sujet est si solidement établi que sa postérité n’est pas véritablement mise en danger).
On détruit donc gentiment un mythe et l’on signale sa dette envers sa moitié qui, en plus d’avoir eu des idées avant-gardistes à lui souffler, a eu la délicatesse de rester dans l’ombre, en toute modestie. Le processus d’identification spectateur-héros ne s’article plus autour du sujet principal, qui devient un être froid parce que légendaire et hors d’atteinte, mais avec sa compagne, qui se trouve être plus ancrée dans la vie réelle, et dont les mérites ont été jusque là tenus secrets.
Un premier exemple : Hitchock, de Sacha Gervasi. Alma Reville, épouse d’Alfred, occupe le premier plan : son avis sur les livres à adapter est toujours précieux, elle réécrit les scripts etc. Elle prend même les rennes du tournage de Psycho pour sauver le film du fiasco, tandis que le pauvre semi-cocu d’Alfred reste alité, malade à l’idée qu’Alma puisse avoir une liaison (sa propre psychose). Triomphale, elle lui lâchera en pleine figure, à la fin du film, qu’elle n’est pas l’une de ses actrices avec qui il se livre à des extravagances. Elle est « Alma Reville » et sera toujours à ses côtés. Ou plutôt « légèrement derrière ». Leur positionnement sur l’affiche en dit long sur ce point : on y voit un portrait du couple, ou plutôt un portrait dédoublé, car on est loin de la pose classique d’un couple. Ils ne trônent pas côte à côte. Hitchock arbore son fameux profil, tandis qu’Alma (pourtant en retrait et légèrement plus petite) domine en réalité : elle fait face à l’objectif, sûre d’elle et bien campée sur ses positions.
Au delà de la platitude globale du film, est donc dévoilé dans Hitchcock un mécanisme symptomatique du biopic récent : le complexe du Castor – Beauvoir, le génie caché derrière Sartre.
Prenons à présent l’exemple d’un biopic politique : Royal Affair de Nikolaj Arcel. La configuration est plus complexe : le film décrit la période d’effervescence du Danemark, à la fin du XVIIIe siècle, et comment Struensee, le médecin-conseiller du roi Christian VII, a insufflé l’esprit des Lumières à la tête du pays en même temps qu’il couchait avec la reine (interprétée par la sublime Alicia Vikander). Ici, on ne cherche pas à détruire la figure du roi en réévaluant le rôle de la reine, puisque sa réputation de malade mental n’est plus à faire et il est bien établi que son règne n’était qu’apparence. Il est même enseigné dans les écoles que les réformes libérales et humanistes qui ont eu lieu à cette époque (dans les années 1770) ont été lancées par Struensee. Or, le biopic, suivant le mécanisme susmentionné d’humanisation du héros, entend nous démontrer que toutes ces idées révolutionnaires sont en réalité le fruit des amours secrètes du conseiller et de la reine.
Ici, nous sommes face à un double problème : le roi gouverne sous l’influence de son conseiller, qui lui-même est accompagné dans sa réflexion sur les réformes sociales par la reine (voix des Lumières dans un corps de déesse). La relation de Struensee avec la reine, fondée avant tout sur l’émulation, est présentée comme intellectuelle tout autant que charnelle. La réévaluation du rôle de la femme passe donc par l’intermédiaire du conseiller.
Historiquement, la reine Caroline Mathilde était relativement audacieuse, faisant peu de cas du strict protocole danois. Il n’est cependant pas reconnu qu’elle eût quantité d’idées révolutionnaires. Dans le film, son rôle est réévalué à la hausse, et émerge alors une réinterprétation des plus complaisantes pour notre époque. Tout se combine si parfaitement que l’on ne peut être que dubitatif : encore une fois, il est bien heureux qu’une épouse ait été dans les parages, à concilier intrigues amoureuses et intellectuelles pour révolutionner l’Histoire du pays.
En outre, qu’en est-il lorsqu’une femme est l’objet du biopic ? Lorsque le film retrace la vie d’une femme qui a marqué l’Histoire de son pays (The Lady sur Aung San Suu Kyi, The Iron lady sur Margaret Thatcher), il n’y a pas de réciprocité dans le mécanisme décrit. Le rôle de l’époux n’est quasiment jamais de fournir la matière intellectuelle en toute discrétion. Il ne prend en charge que la partie « soutien moral » dans la réussite de sa conjointe. Comme le disait la chère Maggie : « Si vous voulez que quelque chose soit dit, demandez à un homme. Si vous voulez que quelque chose soit fait, demandez à une femme. » Les biopics musclés au féminin suivent cette dichotomie : dans le couple, monsieur se rend utile par ses paroles et son soutien, madame est sur le devant de la scène et agit. L’époux n’est là que pour éponger le front de sa chère et tendre à la sortie de ses bras de fer avec le monde extérieur.
Les « petits »
Bien que de nombreux exemples viennent contredire l’hypothèse de ce que l’on pourrait appeler un « complexe du Castor », la systématisation de ce procédé reste évidente.
Par ce biais, le film biographique vise à complexifier les héros du roman national en détaillant la part d’intime qui a pu influer sur leurs parcours, quitte à en exagérer le poids.
Malgré l’aspect souvent complaisant qui en résulte, le prisme de l’intime permet d’installer la nuance. A travers les interstices ouverts par la fictionnalisation d’une vie, on prend soin de faire valoir la place des personnages annexes, ceux qui, dans l’ombre, donnent les germes, les idées qui vont s’incarner dans un personnage public que retiendra l’Histoire (ce qui est visible avec le duo Caroline Mathilde-Struensee). La perte du mythe héroïque nous empêcherait-elle de concevoir la cohabitation des idées et de l’incarnation publique au sein d’un seul et même individu ?
Notre regard sur les héros du passé semble se transformer, pour passer d’une vision du pouvoir absolu, à l’idée qu’il n’a, au fond, jamais existé de véritable fils de ses œuvres. Les biopics ne cherchent donc pas seulement à remettre en question les héros de l’Histoire, dans une époque post-moderniste où la glorification a quitté le navire, mais représentent également une tentative de reconstruction autour des « petits ».