« J’ai créé pour mon époque et essayé de prévoir ce que sera demain » dit Yves Saint-Laurent en 1983.
Comment transposer la vie d’un homme dont les créations ont profondément marqué l’histoire du 20e siècle ? Comment rendre hommage à sa liberté, à son aspect avant-gardiste et à sa prodigieuse capacité à émanciper le corps des femmes durant plusieurs décennies ?
On craignait l’hagiographie. Bien des articles de presse n’avaient-ils pas, avec plus ou moins de malice, rappelé combien Pierre Bergé avait été enthousiasmé par le projet de Jalil Lespert, permettant aux équipes du film de tourner dans les lieux où Yves Saint-Laurent et lui avaient vécu leur passion  de cinquante ans : l’appartement des deux hommes au 5 avenue Marceau, l’atelier du styliste ou encore le Jardin Majorelle à Marrakech où Saint-Laurent imaginait ses collections…. ?
On craignait aussi le film « technique », excluant, réservé aux passionnés de mode et aux connaisseurs du monde clos de la haute-couture.
Ces inquiétudes peuvent être balayées. En un mot comme en cent : le film de Jalil Lespert est un très grand film, de ceux qui vous font vibrer du début à la fin et qui continuent à vous interroger une fois sorti de la salle.
D’abord parce qu’il n’esquive rien et montre, de son caractère maniaco-dépressif à son goût pour l’alcool et les paradis artificiels en passant par ses infidélités à répétition, les failles de l’homme derrière l’icône.
Ensuite, parce qu’il offre une vraie réflexion sur les difficultés de la création et du travail d’artiste ainsi que sur les affres du succès. Le film dépeint un Saint-Laurent entièrement dédié à son œuvre, angoissé à l’idée d’échouer et perpétuellement désireux de liberté.
Enfin, parce que de la première à la dernière image, Pierre Niney, le comédien qui l’incarne est tour à tour timide, fragile, violent, fougueux, fiévreux mais toujours habité et surtout toujours juste. Jouant successivement un jeune garçon poli aux allures de séminariste, un créateur courageux et exigeant montant sa propre maison de couture, un fils aimant s’inquiétant pour les siens restés en Algérie où le spectre de l’indépendance se profile et un couturier provocateur et adulé, Pierre Niney dont on avait déjà pu voir l’étendue de la palette d’acteur à la Comédie Française (où il a notamment interprété ces derniers mois un bouleversant Hippolyte dans Phèdre et un réjouissant Fadinard dans Un chapeau de paille d’Italie) et dans quelques rôles bien choisis au cinéma (cette année dans le très agréable Vingt ans d’écart de David Moreau et avant cela dans l’excellent Comme des frères d’Hugo Gélin ou le très générationnel J’aime regarder les filles de Frédéric Louf) fait preuve, tout au long du film, d’un mimétisme confondant avec son modèle – et cela jusque dans la voix et les intonations – qui fascine et ne peut qu’emporter l’adhésion.
A ses côtés, Guillaume Gallienne (dont le premier film Les garçons et Guillaume, à table triomphe toujours en salles) offre toute son élégance pour interpréter un Pierre Bergé à la fois dur et audacieux, soucieux d’éloigner Saint-Laurent de tout ce qui pourrait constituer un danger pour lui, capable de soulever des montagnes pour faire connaître l’œuvre de ce dernier mais, surtout, terriblement amoureux et fidèle à l’homme qu’il aime y compris lorsque celui-ci se laisse aller à des plaisirs faciles avec des garçons de passage sur les quais de Seine.
A cet égard, l’intérêt du film est aussi de nous plonger dans une période où, si l’on fait fi de la blessure algérienne – interrogé sur le conflit, Saint-Laurent répond dans le film que son seul « combat est d’habiller les femmes » – une certaine jeunesse, loin des crises économiques et des difficultés d’accès à l’autonomie, et n’ayant pas encore connu les ravages du sida, pouvait se permettre d’être légère et insouciante comme le sont notamment dans la deuxième partie du film le créateur et ses amis Loulou de la Falaise (jouée par Laura Smet), Betty Catroux (jouée par Marie de Villepin) ou Fernando Sanchez (joué par Ruben Alves). Ce sentiment de voir renaître sur l’écran une époque de frénésie est d’ailleurs renforcé par les apparitions éclairs de figures artistiques comme Jean Cocteau, Bernard Buffet (qui fut, avant Yves Saint-Laurent, le compagnon de Pierre Bergé) ou Zizi Jeanmaire (pour laquelle Saint-Laurent avait réalisé des costumes de scène).
Jalil Lespert a donc réalisé, à l’image d’Yves-Saint Laurent, une œuvre profondément libre et audacieuse, un bel hymne à la création qui, servi notamment par la remarquable interprétation de son principal comédien et par un scénario brillant, ne devrait avoir aucun mal à trouver son public.