Barbara Sukowa interprète magistralement Hannah Arendt dans le film de Margarette von Trotta qui vient de sortir en France, où vit la cinéaste allemande depuis longtemps. Voici une grande actrice à laquelle un rôle exceptionnel est confié, celui d’une femme qui ne vécut qu’à travers et pour l’esprit. Même ces amours étaient intellectuelles que ce soit sa relation avec Heidegger ou celle avec Heinrich Blocher, son mari.

Le film n’est pas la vie de la philosophe mais le récit des trois années autour du procès Adolf Eichmann à Jérusalem en 1961. Lorsqu’elle apprit la date du procès, elle proposa à W. Shawn, rédacteur en chef du New Yorker de couvrir l’événement, mais une philosophe n’est pas un journaliste et le journal attendra… deux ans son article devenu cinq longues analyses qui constituent les chapitres de Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal[1] . Voir, entendre Eichmann à son procès fut pour elle une chance qui ne se représenterait jamais alors qu’elle n’était pas présente au procès de Nuremberg. Une chance ? que dis-je ? Une catharsis, une cura posterior (une thérapie à retardement), comme elle l’écrivit alors à une grande amie américaine. Elle annula tout : sa bourse de recherche, ses cours et conférences.

Penser par soi-même a toujours été la ligne directrice de cette philosophe indépendante, qui avait tenu tête à son célèbre amant de jeunesse, son maître Martin Heidegger (joué par Klaus Pohl), après son adhésion au parti national-socialiste de 1933-34.

Margarette von Trotta montre parfaitement la rupture avec la philosophie heideggerienne pour laquelle il n’y va — pour le dire en termes simples — dans la pensée que de penser hors de toute contextualité historique, politique, auxquelles tout penseur, tout philosophe normalement constitué ne peut pas ne pas être confronté au cours de sa vie. Isolée de tout rapport au politique, la noèse, que Husserl définissait comme l’acte propre de penser (ou selon le Larousse, l’acte par lequel la pensée vise son objet), se sclérose et devient impuissante, inintelligible.

Dès le début du procès, Hannah Arendt découvrit un Eichmann sans relief, banal, sans aucune profondeur, « un homme commun ». Il dit qu’il avait exécuté des ordres sans se poser de question, autrement dit comme un banal exécutant. Tel est sommairement posé le constat d’Hannah Arendt. Barbara Sukowa incarne avec beaucoup de conviction, de force, les interrogations et les doutes de son héroïne philosophe.

La question qui nous vient à l’esprit est pourtant celle-ci : faut-il penser le mal que l’on commet, dans sa radicalité de sans-retour, pour qu’il devienne alors un Mal radical, absolu ? Pour ma part, j’entends par là la souffrance radicale, l’horreur maximale commise et subie à la fois indépendamment du niveau de conscience de celui ou de celle qui la commet. Indubitablement, banal ou pas, avec ou sans conscience de commettre un acte irréparable, Adolf Eichmann a commis non seulement un mal radical mais un Mal absolu. Hannah Arendt n’a-t-elle pas occulté la parole célèbre qu’on lui prête selon laquelle il aurait dit qu’il se réjouirait « en sautant dans la tombe, car j’ai le sentiment d’avoir tué cinq millions de Juifs. Voilà qui me donne beaucoup de satisfaction et de plaisir » ?

interprète Hannah Arendt.
Barbara Sukowa interprète Hannah Arendt.

Margarette von Trotta a construit tout son film autour de ces questions, de la problématique du Mal radical. Elle circonscrit son film dans une unité de temps (trois ans avec quelques flash back mettant en scène un Heidegger plutôt convaincant) doublée d’une unité philosophico-psychologique qui va de soi.

Pour placer le spectateur au plus près de le réalité vécue par Hannah Arendt durant le procès, la cinéaste a tenu à insérer des images d’archives nous permettant d’entendre la voix de Eichmann, de Haussner, le procureur général, de quelques témoins aussi.

Dès son retour à New York, la philosophe entre dans une sorte de conflit intérieur, de questionnement fondamental, qui ont duré deux ans avant que son premier article ne paraisse (les cinq articles sont parus de février à mars 1963). Une violence paroxysmique que l’on a du mal à imaginer s’est déchaînée durant des mois et des milliers d’Américains, d’Européens, d’Israéliens adressèrent à Hannah Arendt des lettres de haine au milieu desquelles se trouvaient rarement des lettres d’amis inconnus partageant ses positions. Son Eichmann à Jérusalem ne traite pas uniquement du rôle d’Eichmann dans la Shoah et de la banalité du mal qu’il incarnait. Il touche une question autrement plus terrible pour les juifs, la mise en cause des chefs des Conseils juifs (Judenrate) mis en place par les nazis dans tous les pays occupés et sur lesquels ils se défaussaient diaboliquement, surtout dans les pays annexés, pour établir à leur place les « transports ». C’est cela que tant de lecteurs ne supportèrent pas, cette mise en accusation de ces hommes qui ont cru pouvoir agir et se sont retrouvés eux-mêmes à la fin victimes de cette implacable chaîne de la mort.

Le film montre bien comment le conseil de la  présidence de Chicago University a voulu faire pression sur H. Arendt pour qu’elle démissionne d’elle-même. Elle refusa et à son premier cours après la sortie des ses articles, elle se trouva devant un auditoire plein à craquer,  où Hans Jonas, son vieil ami de jadis avait pris place. Si elle fut ovationnée par les étudiants, la justification de sa thèse ne convainquit ni ceux qui avaient voulu sa démission ni Jonas, qui rompit avec elle pour de bon, après son cours.

Sans doute le goût naturel d’Hannah Arendt pour la contradiction, la provocation, les « assertions paradoxales », soulignées par Raymond Aron[2], est trop criant pour ne pas avoir quelque fondement. Margarette von Trotta et son héroïne, Barbara Sukowa, montrent aussi avec tact et force l’épreuve qu’Arendt traversa alors.

Saluons la réussite de la réalisatrice, de l’actrice principale et de tous les acteurs, qui réussirent à rendre captivant l’histoire de ce débat capital au 20e siècle sur la banalité du mal ou le Mal radical, à travers une femme, une philosophe, Hannah Arendt.


[1] Folio histoire, Gallimard et « Quarto ».

[2] Cf. en particulier l’introduction capitale que donne Michelle-Irène Brudny-de Launay à Eichmann à Jérusalem, Folio Histoire, 1991.

Informations complémentaires

affiche-arendtHannah Arendt

Date de sortie : 24 avril 2013
Réalisation : Margarethe Von Trotta
Avec : Barbara Sukowa, Axel Milberg, Janet McTeer
Genre : Biopic , Drame
Nationalité : Allemand , français