Nous ne sommes guère accoutumés à voir des Palestiniens bourgeois, qui ne souffrent pas, qui ne meurent pas. Nous voyons d’ordinaire un peuple pauvre, peu ou prou composé d’intégristes doublés d’opprimés. On se demanderait presque s’il est licite de montrer des Palestiniens vivant confortablement une histoire d’amour à l’européenne, avec ce qu’il y faut de disputes, de tromperies. Pour nous Français, il y aurait quelque indécence à les voir ainsi. Adhérer sans réserve à l’idée qu’il leur est possible de vivre heureux reviendrait à nier leur combat. À l’inverse, refuser cette idée reviendrait à mettre de côté la richesse de leur culture, de leurs ressources. Pour un cinéaste qui est né et a grandi là-bas, la chose est différente, et nous ne pouvons que nous plier à son point de vue. Penchons-nous donc sur le film, sans émettre d’avis. Ce n’est pas à nous d’en juger. On peut être heureux-malheureux et palestinien à Jérusalem.

Nour est une jeune comédienne de théâtre. Elle se présente dans un hôpital pour se faire avorter. Elle y rencontre un chirurgien, Iyad. Quelques années après, mariés, ils forment le projet de s’exiler en France. Dans le taxi qui les mène à l’aéroport de Tel Aviv, Iyad reçoit un coup de fil de l’hôpital dont il vient de démissionner. Un accident de bus est survenu ; la vie de nombreux enfants est en jeu. Il décide de rebrousser chemin pour prêter main-forte à ses anciens collègues. De retour à Jérusalem, Nour, dans l’amertume d’être revenue à leur point de départ, se met à flirter avec Amer, un jeune acteur, qui lui propose de jouer dans sa pièce. Nous suivons les péripéties du couple, entre Iyad qui tente de récupérer son épouse, et Nour qui ne parvient pas à trouver sa place dans ce pays qu’elle entend plus que jamais quitter. Ils finiront par s’installer à Paris. Mais ce sera le signe d’une défaite, qui donnera à leur histoire une issue tragique.

Derniers jours à Jérusalem comporte deux belles séquences. La première est celle du taxi en route vers Tel Aviv et le téléphone de l’hôpital de Jérusalem à Iyad, qui décidera de leur destin, à Nour et lui, et mettra un terme à leur rêve d’avenir en France. La caméra montre successivement le visage du mari et le visage de la femme. Entre l’instant où il apprend la nouvelle et celui où il décide de retourner à Jérusalem, un long flottement se passe. On sent basculer Iyad, et c’est toute la tragédie du peuple palestinien qui, pendant quelques secondes, dépose son empreinte sur le récit. Pour se soustraire, se libérer d’un pays dans l’impasse, ces deux bourgeois privilégiés se voient coupables d’abandonner leurs frères. Rester implique de laisser tomber l’espoir d’une vie meilleure. Le peuple palestinien est dans cet entre-deux, il est éternellement dans la situation d’Iyad, qui doit choisir entre partir (fuir ?) pour se réaliser lui-même et rester pour sauver les siens. C’est dans l’urgence qu’on décide de se sacrifier. Ce n’est pas un choix, nous dit le film, mais une obligation. Le sacrifice s’impose lorsqu’on réalise qu’il est également lâche de recourir aux deux solutions qui s’offrent d’emblée à nous : abandonner nos frères ; abandonner notre bonheur. On choisit donc de recourir à l’extrême, de tout laisser tomber. Iyad et Nour ne seront plus jamais heureux, mais ne réintégreront pas pour autant leur pays, qu’ils finiront par fuir pour la France.

L’autre belle séquence est celle où la caméra est posée sur la scène du théâtre où joue Nour. Les acteurs semblent oublier la caméra, mais le public, lui, regarde vers elle, comme s’ils nous voyaient, Nour et nous, sur scène. Notre présence sur cette scène semble indésirable, à l’image de notre point de vue d’Européens qui prétendraient avoir un droit de regard sur la vie de ce peuple palestinien. À cet instant, le film semble s’adresser à nous Français, qui voulons à tout prix, par réflexe, nous interposer. Dans un cas comme dans l’autre, c’est un film tragique. Derniers jours à Jérusalem peint une situation complexe où, quel que soit notre milieu, palestinien ou français, toute la difficulté est de se voir imposer un regard, comme de s’en autoriser un.

Ce regard est peut-être le nôtre, Européens. Il est, en tout cas, celui d’une caméra qui parvient à fixer l’instant d’une décision, qui finit par influer sur elle, à orienter une famille et tout un peuple.

Après coup, il est déjà trop tard.

2 Commentaires

  1. Les Palestiniens de Jérusalem pourraient tout aussi bien se vivre comme les passeurs d’une conscience neuve dans le monde arabe, en prise directe avec la source du monothéisme qu’ils chérissent tant, ils pourraient tomber amoureux en même temps de Jérusalem et des constructeurs disparus de son temple disparu. Le peuple témoin du peuple témoin. Aimer que ce Là fût comme cela est consubstantiel de l’amour que l’on porte à ce qui en procède. Les musulmans ont la Mecque, les chrétiens ont Rome, les juifs ont Jérusalem. Le fait que les chrétiens comptent plus d’une terre sainte provient de ce qu’ils ont compté l’Eretz Israël en plus de ce Pierre sur lequel est bâtie leur Église. Ils l’ont fait pour une raison très simple, écarter le peuple témoin de la source yahvique où ceux qui l’auraient vu s’y abreuver se seraient mis en tête qu’il eut été nettement plus logique de brancher le convertisseur dont la Prosélyte les équipait de force directement dans la tradition des fondateurs du monothéisme plutôt que sur l’Éprise multiple. Quelques conciles gaulois en attestent. La théologie négationniste va de pair avec l’athéologie de conquête. Rompre avec la seconde résout tout le problème. Autre preuve de l’ineptie que représente la tentative de préemption spirituelle de la terre invendable des Judéens, la rupture avec le sacrifice animal (partie intégrante du culte pratiqué à Jérusalem au seul temple du Seul Dieu) comme élément fondateur du messianisme essénien préalable au martyr du Dieu anéanti dans l’Homme. Combien de saintes morts de saints guerriers de Qui basées sur une telle (mépris)e? Aucun Palestinien n’abandonnera un autre Palestinien là où n’existeront que des Israéliens croyants, agnostiques ou athées. Les fils et filles de l’arabisation médiévale d’une Judée que ses diasporisateurs antiques avaient identifiée avec un pays frontalier dont ils latinisèrent le nom de «Pélishtîa» en guise de désintégration géographique et généalogique, – les Pélishtîm formaient un peuple indo-européen plus enclin à partager les métamorphoses d’Ovide, – en sorte que nul descendant erratique des insurgés de 132 ne puisse jamais revenir sur le Lieu du Crime afin de faire valoir les droits de Bar Kokhba sur le morceau de Choix, ces Arabes d’Israël, dis-je, rompraient tout net avec leur tragédie s’ils saisissaient l’occasion historique du Retour hébraïque pour faire le deuil non pas de leur legs arabique mais d’un droit de spoliation spécifiquement romain. Quoi qu’il en soit, Jérusalem ne sera jamais une ville déchirée en deux. Soit nous parlons pouvoir céleste, et nous pouvons nous essayer à un État jérusalémite sur le mode Vatican, ici triérarchique, Saint-Collège représentatif des trois grands fleuves monothéistes et de leurs affluents, soit nous continuons indéfiniment de faire capoter tout processus de paix autour d’un partage de Jérusalem entre les seuls Israéliens et Palestiniens cloués au seul pouvoir terrestre, et rien ne justifie plus qu’une capitale ne soit pas la capitale unique d’un État laïque unique au motif qu’elle contiendrait quelque lieu saint que ce soit. Que le dialogue œcuménique se fasse est une chose, que le trouble dissociatif de l’identité d’un interlocuteur en efface de son multipiste les prises originales après qu’un soul cover taillé sur tessiture lui eut permis d’en graver le contenu trop étrange et ardu en est une autre. Les chrétiens semblent dans leur ensemble, du moins dans nos contrées, avoir saisi cela. En FIN.

    • P.-S. : D’abord, vous aurez rectifié de vous-même l’adjectif «triérarchique» en lui substituant la figure triarchique décrite juste derrière, mon allusion à la tétrarchie romaine m’aura fait descendre un peu trop loin dans les institutions de Rome et leurs influences helléniques… Mais surtout. Lorsque je dis qu’«Aucun Palestinien n’abandonnera un autre Palestinien là où n’existeront que des Israéliens croyants, agnostiques ou athées», je ne dis pas qu’«Aucun Palestinien n’abandonnera un autre Palestinien là où n’existeront que des Israélites croyants, agnostiques ou athées». Je continue. Lorsque je dis que «je ne dis pas qu’«Aucun Palestinien n’abandonnera un autre Palestinien là où n’existeront que des Israélites croyants, agnostiques ou athées»», je dis que «je ne dis pas qu’«Aucun Palestinien n’abandonnera un autre Palestinien là où n’existeront que des enfants d’Israël (au sens propre du nom) croyants, agnostiques ou athées»». Le fait qu’il existe des citoyens Israéliens de toutes origines et de toutes confessions est un fait tellement acquis à mes yeux que le malentendement autour de mon propos m’est carrément passé au-dessus de la tête. Je vois les choses comme cela : un Israélien d’origine arabe est un Israélien au même titre qu’un Français d’origine arabe est un Français. Le fait que des Israéliens se perçoivent comme des Palestiniens de Jérusalem induit à leur non-reconnaissance de l’État démocratique dont ils sont les membres, et marque la volonté dont ils participent de chasser Israël (l’État hébreux) de la Palestine (la province romaine). En tant que défenseur du droit du peuple juif à disposer de lui-même, je suis forcé de m’inscrire en faut contre cette approche de la réalité géostratégique, laquelle prive celles des populations arabes de l’ancienne Palestine qui le souhaiteraient de se constituer en tant que peuple souverain respectueux de la souveraineté de ses voisins.