Trop vite, elle fut rapetissée au rôle de vigie, de prophète ou, si l’on veut, de « Christophe Colomb du continent totalitaire », selon la judicieuse formule d’Alain Finkielkraut : Hannah Arendt est omni-célebrée et, pourtant, (encore) peu connue. C’est un signifiant dans la lumière, presque à l’égal des noms d’Einstein ou de Freud ; et, dans le même temps, une personne retranchée dans l’ombre, un « cœur intelligent » sur qui peu de ses nombreux lecteurs ont réellement posé leur stéthoscope. Quand ils ne l’ont pas réduite, purement et simplement, à la vestale énamourée, et « syndrome-de-stockholmisée » par son célèbre professeur de philosophie national-socialiste, Martin Heidegger.

Autour de son nom flotte un mélange d’aura et de méconnaissance. La preuve ? Il se trouve toujours un édile local, en France bien sûr, mais aussi, par exemple, en Allemagne ou aux États-Unis, pour lustrer ses lapalissades de fin de banquet d’une citation arrachée à son œuvre. Paradoxal terminal de l’iconisme.

Contre cette officialisation, l’époque nous offre deux recours salutaires : celui de la redécouvrir, d’abord, pas à pas, l’entremêlement d’une œuvre et d’une vie qui, par-delà la question du totalitarisme, interpelle et « déconstruit » toutes les formes de la violence moderne : violence de la majorité à l’égard des minorités, dont les deux premiers tomes des Origines du totalitarisme forment la méticuleuse investigation, avec la longue marche macabre de l’antisémitisme et du racisme ; violence de l’État total qu’avec des proches de l’École de Francfort, Borkenau et Neumann, Arendt a pensé, très tôt, comme un mixte d’idéologie et de terreur, d’abstraction meurtrière et de voyoucratie ; violence, enfin, de la domination technoscientifique dont la critique radicale, aux accents néo-romantiques, devait marquer la trajectoire intellectuelle de la plupart des élèves juifs de Heidegger : Hans Jonas, le théoricien du « principe responsabilité » et de l’« heuristique de la peur », le militant anti-atome Günther Anders, la philosophe Élisabeth Blochmann, et, bien sûr, leur amie commune, Arendt (1).

A la lumière de cette filiation, la méditation obstinée d’Arendt sur la catastrophe totalitaire apparaît elle-même comme le moment d’une interrogation plus globale, par la génération intellectuelle dont elle est issue, au sujet du triomphe progressif, dans l’histoire des Temps modernes, d’une conception instrumentale de la Raison : cette rationalité qui serait, selon Arendt, une machine à « dépeupler » le monde de sa pluralité et à fantasmer dangereusement une « solution » au problème humain. Finkielkraut justement, qui est, à sa façon, le principal héritier de ces heideggeriens juifs, et qui ne cesse de jouer la sagesse du roman contre la déraison de cette Raison-là, est hanté par ce devenir-acosmique de la Raison (2)

Deuxième recours : faire un « pas de côté » dans l’un de ces chemins qui ne mènent nulle part, et qui permettent d’illuminer d’autres aspects, vraiment négligés, de l’œuvre arendtienne. Rendons grâce à toute une génération de jeunes philosophes qui  frayent ce hors-piste herméneutique. En 2015, pour le quarantième anniversaire de sa mort, la mémoire d’Arendt, peut-être, commencera à respirer. En Israël, Annabel Herzog, de l’École de sciences politiques de l’Université de Haïfa, rassemblant, sous le titre Hannah Arendt. Totalitarisme et banalité du mal, des contributions des meilleurs spécialistes, laisse entrevoir des passerelles inexplorées de cette pensée avec celle de contemporains aussi différents que Levinas, Foucault ou, justement, notre « Francfortois » Borkenau (3)… En France, une autre philosophe, Bérénice Levet, collaboratrice régulière de Commentaire, aborde le sommet arendtien par son adret esthétique. Lire, sans tarder, son très original Musée imaginaire de Hannah Arendt (4). Jubilations artistiques d’une femme qui n’a pas écrit, par hasard, dans la Crise de la culture, que « la culture, mot et concept, est d’origine romaine ». Car voilà : on ne le sait pas, mais cette théoricienne ardue, figée pour l’éternité dans la moue mi-sévère, mi-songeuse de ses poses photographiques, pensait en lisant des romans, en admirant des tableaux, avançait en s’enivrant de cette « grosse Musik » qui berce le cours le plus intérieur de l’ethos allemand. A sa façon, cette dénonciatrice avant l’heure de la massification culturelle et de la disneylandisation du monde, fut l’une des très rares têtes chercheuses du vingtième siècle à oser transgresser la barrière d’espèce entre philosophie et littérature. Entre philosophie et harmonique… Qui, à part Levet, l’avait écrit ?  Où, sinon dans son enquête, trouver mention de ce voyage d’Arendt, sur les pas de son enfance allemande, en 1952, et du concert munichois auquel elle assiste, émerveillée, à Munich, avant de rendre compte, en ces termes, à son mari Heinrich Blücher, de ce que lui a fait ressentir une interprétation particulièrement sublime de L’Oratorio de Haendel : « Quelle œuvre ! L’Alléluia me résonne encore dans les oreilles et dans le corps. Pour la première fois j’ai compris combien c’était formidable : un enfant nous est né. » Ce que Levet ajoute, c’est que, « déposant les ferments d’une notion inédite dans le vocabulaire de la philosophie, la notion de natalité», Arendt, finalement, a dû, en fait, « à l’influence d’une œuvre musical », l’une de ces conceptualisations les plus fécondes.

Arendt, un cœur intelligent ? Arendt, capable d’aiguiser son imagination créatrice autant chez Haendel ou Bach que chez Kant ou Aristote ? Arendt, donc, pour qui l’usinage de philosophèmes n’était que la continuation de l’art par d’autres moyens ? Malgré tous ses défauts, malgré ses polémiques parfois stériles et douteuses (Gershom Scholem en sut quelque chose !), ce fut, sans doute, et à lettre, sa vérité intime. Hans Jonas, dans son éloge funèbre, juste après le Kaddish, l’a suggéré : « Sans toi, le monde s’est soudain glacé ».

(1)Souvenirs, Hans Jonas, Rivages.
(2) Nous autres, modernes. Folio
(3) PUF, 19 euros.
(4) Stock- Les Essais.

2 Commentaires

  1. A quand un seminaire autour de l oeuvre de Rene Girard , cher Alexis ?
    « Le judaisme est la premiere religion a ne plus diviniser les victimes et a ne plus victimiser les divinites » » R.Girard
    Je suis tres etonne du manque d interet des penseurs juifs pour son oeuvre dans ce qu elle dit du judaisme.

    Cela irait parfaitement a la regle du jeu . J ai hate ….