Yamini Lila Kumar, qu’est ce qui vous a décidé à écrire le scénario de Doutes ? Y a-t-il eu un point de départ clairement identifiable au processus d’écriture ?
Difficile à dire car cela s’est construit sur un temps long, ainsi que je le raconte dans le premier texte de Carnet de Doutes. Disons plutôt qu’il y a eu une série d’agacements, de révoltes successives. Cela, le Grand Cadavre à la Renverse de Bernard-Henri Lévy le révélait bien, particulièrement dans sa formalisation des images mentales fondatrices de l’identité de Gauche. S’appuyant sur cette réflexion, la mienne a cherché à incarner ces sensations en faisant évoluer des personnages avec leur époque. On ne peut réellement dire que la politique soit, en tant que telle, l’unique personnage de Doutes. Le propos du texte (et du film) est bien plus de constater à quel point l’intime et la politique se tissent. C’est d’ailleurs quelque chose d’assez français. La politique est ici constamment présente et mêlée à la vie très quotidienne de chacun.
Précisons les choses et revenons sur le titre de l’œuvre, « Doutes », qui mérite explication…
Les doutes se jouent à plusieurs niveaux. Il y a évidemment le doute sur la Gauche, le doute, plus largement, sur la politique. Je rajouterai qu’il y a le doute sur la France et quand vous verrez le film, vous vous rendrez compte que la fin l’évoque de façon beaucoup plus limpide que ce que le texte ne suggère. Il y a ensuite le doute sur soi, qui traverse chacun des personnages, même celui qui expose le plus de certitudes. Et il y a enfin un doute qui n’est pas si anecdotique : le doute au cœur des rapports humains. Le couple, l’amitié… Que fait cet ami qui vient semer la zizanie dans un couple ? Quelle est la nature exacte de sa relation à l’homme et à la femme ? Que dit ce geste de lui-même, Paul ? Que dit-il des Bailey, de ce que Chris et Judith sont prêts à accepter de sa part ? Comment s’articule une amitié masculine, et l’amitié entre un homme et une femme ? Un exemple parmi d’autres du questionnement qui nous traverse.
Ponctué de références littéraires, historiques et politiques (Duras et Althusser pour ne citer qu’eux), le scénario de Doutes se retrouvera-t-il prolongé dans son intégralité dans le film du même nom ?
Il y a certaines choses qui n’y seront pas, pour la simple et bonne raison que j’ai choisi de ne pas tourner certaines scènes. La perspective d’un film vous fait basculer soudainement dans une autre logique et vous vous préoccupez alors de la question de la durée. Doutes durera sensiblement 1h23, et c’est un temps où la parole est omniprésente. Pour l’heure, il n’y a pas de musique, pas d’ambiance. C’est quelque chose qui viendra peut-être. La musique, je l’entends dans les harmonies et les dissonances des voix des quatre comédiens, des voix particulières. Une autre musique s’écrit avec leurs regards.
Pour en venir aux références et rebondir sur Duras, disons qu’elle est un pont entre la littérature et le cinéma, l’Histoire de France et la trajectoire de la Gauche. Duras, c’est une exigence, des souvenirs, le lien avec Mitterrand aussi, des mots. Et puis cette immense figure de femme engagée.
Il y a dans Doutes quelque chose d’infiniment français : toutes ces scènes de table où les personnages se retrouvent autour d’un bon repas, d’un verre de vin, d’un café à la terrasse d’un bistrot parisien. Cela permet de situer l’action en France et par la même occasion de bien faire comprendre au lecteur, puis au spectateur, combien la France propose un contexte politique particulier…
C’est très juste. D’une part, le texte est construit de cette façon-là, dans une forme d’enfermement (le nôtre ?), autour, essentiellement, de scènes de table, ce qui est je crois éminemment français. La discussion au café, à table, entre amis… D’une manière sans doute différente dans le film, il s’agit d’un véritable questionnement sur la France, cette France de Gauche d’abord, puis cette France adossée à son histoire. Ainsi, je ne serais pas surprise si le film avait un écho à Droite. On pourrait presque écrire un Doutes sur la déliquescence de la Droite. Le film présente en fait la scène politique française confrontée aux non-dits et aux occultations de l’histoire, voilà. Cette question de la France traverse le texte. Notamment au travers du personnage de Judith, historienne, qui replace en permanence l’actualité dans un contexte, suggère ou expose sa théorie des mensonges français en cascade, du refoulé et de l’éternel retour qui a contaminé la Gauche mais également la Droite.
Derrière le personnage de Judith, il y a probablement certains des traits marquants de votre personnalité, notamment, cet intérêt pour l’histoire de la Shoah. Il en va de même pour le personnage de Chris, qui, s’il n’est pas identique à Christophe Barbier, lui ressemble tout de même fortement…
Jeu de masques, jeu de rôles. Juste le point de départ du scénario qui vient d’une réflexion assez ancienne sur l’autofiction à la française, un genre qui me laisse sur ma faim… Question d’écriture, de pensée, de mise en abîme. Je crois qu’en bien des domaines, je préfère le détour au chemin le plus évident. C’est ce qui m’intéresse dans la littérature et dans l’art de façon plus générale. L’exposition souvent crue de l’intime me lasse quand elle ne sert pas à dire autre chose, quand elle agit comme déversoir ou dégueuloir. La seule prouesse formelle (il en existe) me semble insuffisante, parce que le nombrilisme jusqu’à la scoliose ne suscite chez moi aucune émotion. Je décèle aussi dans ce genre littéraire une forme d’occultation à la française. Une occultation de la figure de l’autre. Lorsque Duras « travaille » sa vie, elle travaille aussi l’histoire et ne cesse de se coltiner le sujet de l’altérité. Dans Doutes, on ne trouve qu’un point de départ somme toute très basique, celui du personnage distancié, que son métier oblige : Christophe – Chris et ses attributs évidents avec lesquels je me suis amusée : l’écharpe rouge, le chapeau noir, la diction. Peut-être un écran, pour dire qu’il faut toujours y regarder de plus près. D’ailleurs, le personnage de Chris n’est pas journaliste. Le journaliste, c’est Paul. S’il s’agissait d’autofiction, j’aurais été plus frontale, et si j’avais voulu écrire un film à clefs, j’aurais complexifié les choses davantage !
A côté de cela, il y a le choix d’avoir dans le film deux noms très forts (Benjamin Biolay et Christophe Barbier)…
Ce n’est pas un choix. Evidemment, je rêvais de voir Christophe incarner le personnage de Chris, mais je ne croyais pas une seule seconde qu’il accepterait le rôle. Notre envie commune de jouer et les hasards du calendrier l’ont permis. Premier étonnement. Arrivée sensiblement à la moitié de l’écriture du scénario, j’ai intérieurement vu et entendu Benjamin Biolay interpréter Paul Adler. Je ne connaissais absolument pas Biolay, ne l’avais vu qu’une fois en concert. Par un concours de circonstances, j’ai pu lui transmettre le texte qu’il a lu rapidement et peu après, il s’est dit prêt à rejoindre le film. Second étonnement !
Pour le coup, le personnage interprété par Benjamin Biolay lui ressemble, non ?
Non. On retrouve souvent dans le film l’élégance et l’exigence de son attitude et de ses textes. Leur résonance dans ses précédents rôles et sur scène m’ont imposé son visage et donné la certitude que lui seul saurait porter le personnage de Paul et donner forme à sa mélancolie. Mais Benjamin Biolay n’est pas Paul Adler. Dans chaque personnage, il est important de comprendre qu’il y a un, voire plusieurs pas de côté. Il fallait cependant qu’ils puissent chacun restituer la force et les partis-pris de leurs divers engagements.
Je raconte aussi sur mon blog de quelle façon je suis tombée en admiration béate devant Suliane Brahim en la voyant jouer dans Peer Gynt. Je n’ai pas voulu réfléchir à un casting conventionnel des acteurs. Je voulais filmer les visages et les visages sont venus à moi.