18. Appartement de Chris et Judith — 15 mai 2011 — 14 h 15

Un moment très tendre : Chris, les bras autour de Judith, son visage chiffonné sur son épaule. Leur cuisine.

CHRIS : Ce sont les dimanches matin que je préfère. Pouvoir éteindre le portable, dormir à loisir, paresser dans un air bien confiné.

JUDITH, alors que les yeux de Chris se ferment : Tu ne devais pas jeter un oeil au JDD pour ton sondage ?

CHRIS : Non, on l’a retardé. On a des céréales ?

Judith est calme, elle rayonne presque.

JUDITH : Je crois, oui. Laisse-moi regarder. Je te fais des œufs brouillés avec une petite huile de truffes ?

CHRIS : Vivement les truffes d’été !

JUDITH : Quel thé pour accompagner ? En fouillant le placard : Vert, noir ? Nature, parfumé ?

CHRIS, assis désormais à la table de la cuisine : Un thé noir, anglais, un vrai thé de petit déjeuner.

JUDITH : On a battu un record, tu sais. Deux heures de l’après-midi. Je crois que ça ne nous est jamais arrivé.

CHRIS : C’est aussi ça le miracle d’une mère dévouée. Tu vois, il n’y a pas que les mères juives ! Au fait, à quelle heure elle nous ramène les filles ?

JUDITH : Six heures, je crois…

La sonnerie de l’interphone les interrompt.

CHRIS, tandis que Judith est partie prestement déclencher l’ouverture de la porte de l’immeuble : Hum, tant pis, elle a dûcraquer.

JUDITH : Pas grave. On l’a eue notre grasse matinée, non ?

CHRIS : Je l’aurais bien prolongée, moi.

La sonnerie de la porte, cette fois.

PAUL : Albertine a disparu.

JUDITH : C’est tordant.

CHRIS : C’est vrai que c’est drôle. Plus fin que ton humour habituel, vieux.

PAUL, dont le front est trempé de sueur : Merde, c’est pas des conneries.

JUDITH : Viens, assieds-toi.

PAUL : J’ai pas envie de m’asseoir. J’ai reçu ce putain d’appel à trois heures du mat’. Le cataclysme, les gars. Elle m’a entendu chuchoter au téléphone. Elle s’est inquiétée. Putain, il a fallu que je lui dise tout. Je pouvais pas la laisser en dehors de ça.

CHRIS, s’avançant vers Paul et essayant de l’entraîner vers le salon : Vieux, calme-toi. Je ne comprends rien. On va reprendrepoint par point… Bon. Un coup de fil à trois heures du mat’. D’accord. Pour te dire quoi ?

PAUL : Tu te fous de moi. Hein, je suis ton sbire, ton factotum, l’ombre de ton ombre, l’ombre de ton chien, mais putain…

CHRIS, qui pousse Paul sur l’un des canapés : Arrête le délire… Je n’en peux plus de ton amertume de merde…

JUDITH, alors que Paul est assis près de la tache de vin sur le canapé, jambes écartées devant lui, corps rejeté en arrière : Bon,raconte, Paul… Le téléphone sonne…

PAUL : Je vis dans la quatrième dimension, merde… Vous croyez quoi ? DSK, JFK…

CHRIS : Tu es vraiment en plein délire, mon pote, si tu te mets à comparer DSK et Kennedy.

JUDITH : Un acronyme, aussi fort qu’on veuille y croire, ça ne fait pas un destin…

PAUL : Alors qu’une arrestation pour agression sexuelle, oui ?

CHRIS : Mais enfin, de quoi tu parles ?

PAUL, se levant et tournant sur lui-même : Vous étiez où, merde ? Vous faisiez quoi ?

CHRIS : Ah, ben, désolés, on dormait pour une fois.

JUDITH : Alors, dis-nous maintenant. On a raté quelque chose ?

PAUL, qui se tape sur le front : Si vous avez raté quelque chose ? Mais c’est un séisme. C’est plus fort que Fukushima… Alors, vous savez vraiment pas… ? Il se rassoit. Ils ont arrêté Dominique… D’après les infos, ce serait pour tentative de viol sur une femme de ménage du Sofitel de New York.

JUDITH : Ça lui pendait au nez, on en avait déjà parlé.

PAUL : Je t’explique que le candidat de la gauche s’est fait menotter par la police dans l’avion qui devait le ramener à Paris et tout ce que tu trouves à répondre, c’est je vous l’avais bien dit ? Et Albertine, merde, tu t’en fous d’Albertine ?

JUDITH, qui contourne le canapé et vient s’asseoir : Bien sûr que non. Mais je ne vois pas le rapport.

Elle jette un regard à Chris qui semble dire que Paul déraille. Chris prend un air contrit.

CHRIS : Comment a-t-elle réagi ?

PAUL : La prostration. Jusqu’au petit matin, elle est restée prostrée. J’étais en ligne, je suivais le fil AFP sur l’ordi du salon et j’ai entendu la porte claquer. Je l’ai cherchée partout, j’ai appelé son portable des millions de fois sans succès. Je suis allé au théâtre. Vous vous rendez compte, elle est même

pas venue à la répet’.

JUDITH : Bon sang, c’est à mon tour de ne plus rien comprendre.

CHRIS : Je t’expliquerai.

JUDITH : Mais non, tu vas me dire tout de suite. Un temps.

CHRIS, la tête baissée, gêné, regardant Paul de biais : Albertine a eu une histoire avec Strauss-Kahn.

JUDITH : Maintenant, ça suffit les blagues. Votre truc, on dirait la caméra cachée.

PAUL : Écoute, franchement, j’ai pas envie de plaisanter. Dominique est au poste, tout le PS au trente-sixième dessous et Albertine au fond du trou.

JUDITH : Attends, attends, redis-moi ça… Ce malade s’est tapé ta nana, il a agressé une femme, et toi, tu transpires la compassion ?

CHRIS : Judith, arrête, tu vois bien que Paul est mort d’inquiétude.

JUDITH : Et toi, là, tu savais et tu ne m’as rien dit ?

PAUL : Il s’est pas tapé ma nana, c’était une vraie histoire… Merde, quoi, il l’avait fait venir à Washington en janvier…

JUDITH, à Chris : Tu savais ?

CHRIS : Oui et non. Elle m’a lancé ça à la figure une fois, comme une provocation.

JUDITH : C’est insensé… Je n’arrive pas à imaginer… C’est mon amie, c’est une fille sensible, fine, quoi, délicate…

PAUL : Non, tu vois, c’est logique…

CHRIS : On va la chercher…

PAUL, sur sa lancée : C’est logique… Vous voyez, Dominique, c’est que du charisme, une vraie intelligence en mouvement, une force qui va…

JUDITH : Oh, non Paul, pas Hernani ! Tu vas en sortir de ton fichu syndrome de Stockholm ?

CHRIS : Judith, par pitié, appelle-la. Laisse-lui un message, si jamais elle ne répond pas. Essaye de lui donner rendez-vous ici, et dis-lui bien surtout que Paul n’y sera pas.

PAUL : Si t’as coupé ton téléphone, tu ferais mieux de le rallumer, vieux, et jette vite un oeil sur la télé.

CHRIS : Putain, j’aurais dû y penser. Putain, je vais avoir des milliers de messages.

PAUL : Et peut-être un signe d’Albertine.

19. Une brasserie parisienne — 5 juillet 2011 — 11 h 27

Judith et Albertine sont assises à une table ronde, tout au fond de la salle de restaurant.

ALBERTINE : C’est sympa d’être venue.

JUDITH : Tu sais, Albertine, je ne voulais vraiment pas.

ALBERTINE : Je sais. Mais tu es venue et je vais tout te raconter.

JUDITH : Laisse-moi te parler franchement, Albertine, ce mec, Albertine…

ALBERTINE : Je sais ce que tu penses, et pourtant, je te jure, c’est pas du tout ça.

JUDITH : On t’a cherchée partout. On a eu peur pour toi. Je t’ai laissé quinze mille messages.

ALBERTINE : Écoute, il me fallait du temps à l’écart pour réfléchir.

JUDITH : Mais à quoi ? C’est avant que tu aurais dû cogiter un peu. Tiens, par exemple pendant tes huit heures de trajet en janvier quand tu es allée à Washington…

ALBERTINE : Oui…

JUDITH : Mince, mais tu avais de la bouillie dans le crâne ?… Je pouvais pas penser que tu étais une fille comme ça. DSK, qu’est-ce qu’il aurait pu faire pour toi ? Et puis tu as pas besoin de ça. Tu es bourrée de talent, bourrée de talent. Je t’ai vue sur scène dire ce texte. C’est un texte à la limite. Et toi, tu es restée sur la crête. Tu n’es jamais tombée. Alors là, pourquoi ?

ALBERTINE : Non, c’est pas ça.

JUDITH : Ah oui, tu te disais le jour où il sera président… Mais ce mec, Albertine, ce mec… Une femme qui le rencontre, avec un peu d’intuition, elle sait.

ALBERTINE : Je savais pas.

JUDITH : Si toi tu ne savais pas, Paul, lui au moins, il avait une idée.

ALBERTINE : Parce que tu crois que je lui aurais demandé la permission ?…

JUDITH : Non, je suis crétine… évidemment non.

ALBERTINE : Et si ça s’était pas passé de cette façon ?

JUDITH : Comment ça ?

ALBERTINE : Écoute-moi. Tu veux bien m’écouter ? J’ai besoin de toi, mais tu dois me faire confiance.

JUDITH : Je suppose que tu as vu qu’ils l’ont libéré sous caution.

ALBERTINE : Non… j’ai pas très envie de suivre tous les développements et les rebondissements de cette histoire.

JUDITH : Je comprends. Mais il faut que tu saches. Ils l’ont donc libéré à la condition expresse qu’il ne quitte pas le territoire américain.

ALBERTINE : Tu sais, je m’en fous un peu…

JUDITH : Apparemment, il y aurait eu des contradictions entre les différentes déclarations de cette Nafissatou.

ALBERTINE : Ça m’intéresse pas.

JUDITH : Donc, il n’est plus confiné à Franklin Street. La prochaine date devant la justice est fixée à début août.

ALBERTINE : Ouais…

JUDITH : Oh, tu n’imagines pas, c’est génial : les types avaient commencé à le lâcher, à rejoindre les autres écuries, celles d’Aubry, de Valls, de Hollande. Et puis là, à peine croyable, certains se disent, il peut revenir, il peut se remettre dans la course, pourquoi pas changer les règles de la primaire pour le lui permettre…

ALBERTINE : Faut vraiment que je t’explique…

JUDITH : Revenir dans la course, le meilleur d’entre eux, celui à qui ça ne ressemble tellement pas, celui qui aime juste séduire, celui qui a tellement de respect pour les femmes, celui qu’on a sûrement voulu piéger parce qu’il était le seul capable de gagner…

ALBERTINE : On parle pas de ça…

JUDITH : Tu vois, même après les images de ses poignets attachés, même après Rikers Island, même après le récit heure par heure de sa nuit, de son sandwich, et pourquoi pas de son petit pipi aussi…. Un temps… Même après les langues qui ont commencé à se délier sur ses manières un peu pressantes — hein, comme dirait l’autre : y’a pas mort d’homme —, eh bien après tout ça, malgré tout ça, ils arrivent à imaginer qu’il pourrait se présenter. Les sondages de Chris leur donnent d’ailleurs des raisons d’espérer.

ALBERTINE : Putain, merde, tu veux bien m’écouter ? C’est comme ça tu vois, tout a commencé comme ça. Paul, dans son coin, à regarder par la baie vitrée. Silencieux quand je lui adressais la parole. Tout en lui-même, incapable de me regarder. Des mois et des mois comme ça, entre l’ordinateur pour ses articles, le fauteuil gris pour l’abattement, et la putain de vitre.

JUDITH : Un grand classique, la fille délaissée. Mais tu avais plein d’autres possibilités.

ALBERTINE : C’est pas ce que je te raconte. Je te raconte que personne voulait m’écouter, ni Paul, ni Chris, ni même toi. Oui, d’accord, je me sentais esseulée. J’avais plus de prise sur rien, tout semblait filer.

JUDITH : Strauss-Kahn, il était tout ouïe, hein, patelin, disponible, rassurant… Il t’a fait monter dans la Porsche de son copain… Il est même venu te voir sur scène… Au fait, ça a commencé avant ou après ?

ALBERTINE : Ni l’un ni l’autre. Arrête de délirer. J’ai besoin de toi, je te dis, besoin d’avoir confiance en toi et besoin que tu me croies. Il s’est rien passé. Rien, tu m’entends. C’était un truc de gamine. Je cherchais le moyen de faire réagir Paul, de le sortir de sa léthargie. Et puis parfois aussi je pensais, c’est peut-être moi, juste moi, la vie avec moi qui le rend comme ça. Je pensais, il sait pas comment le dire. Pour ne pas avoir à le dire, il dit rien. Alors j’ai donné rendez-vous à Chris pour lui en parler. J’ai imaginé : il connaît tellement bien Paul il saura ce que c’est, il trouvera le moyen de le convaincre d’aller voir quelqu’un pour échapper à cette torpeur, ou il convaincra Paul de ne plus prendre de pincettes avec moi et de me lâcher la vérité. Mais Chris, il ne m’écoutait pas non plus. J’ai pensé tiens, il n’y aurait pas un truc, après 40 ans, qui rend les hommes aussi fermés sur eux-mêmes ? Et puis, j’ai explosé, ils en avaient rien à foutre de ce que j’essayais misérablement d’exprimer. Alors DSK, c’est venu comme ça. Je me suis dit ça, au moins, ça atteindra leur cerveau. Hein, là leurs oreilles elles vont se déboucher, là ils vont m’entendre et ils vont même m’écouter. Dominique le héros de mon mec, Strauss-Kahn le client du tien…

JUDITH : C’est absurde.

ALBERTINE : Oui et non, parce que ça a marché, et mieux que je n’aurais jamais pu espérer.

JUDITH : C’est-à-dire ?

ALBERTINE : Ben, quand je lui ai raconté à Paul cette histoire débile de voyage à Washington, au lieu de s’effondrer, de me maudire, il s’est ranimé. Son visage a repris des couleurs, on aurait dit qu’il sortait d’une longue hibernation.

JUDITH : Tu plaisantes ?

ALBERTINE : Pas du tout. Il avait le feu aux joues, mais d’aise, tu vois, pas de colère.

JUDITH : En gros, tu as fait naître le désir triangulaire.

ALBERTINE : Écoute, je sais pas bien ce que c’est ton truc géométrique, mais j’ai constaté qu’au lieu de me rejeter, il a mis vachement plus d’ardeur à m’aimer… Malheureusement pour moi, ça n’a pas duré…

JUDITH : Pourquoi ?

ALBERTINE : Cette histoire de New York…

JUDITH : Mmmm…

ALBERTINE : J’étais morte de honte, pétrifiée, sidérée.

JUDITH : On était tous sidérés.

ALBERTINE : Je savais pas comment affronter le regard de Paul, comment lui dire que j’avais tout inventé, que j’avais juste tenté de le récupérer, que je l’avais mystifié. Alors je me suis levée, j’ai enfilé un jeans et j’ai décampé.

JUDITH : Tu te rends compte ? On y a cru, tu as disparu, et on a tous pensé que tu étais totalement et sincèrement

bouleversée.

ALBERTINE : Oui, j’étais bouleversée. Je ne voulais surtout pas que Paul puisse imaginer des trucs comme ça entre moi et DSK. Et plus on en savait sur cette affaire, plus c’était sordide. Tu vois, je sais pas comment l’expliquer, mais je me suis sentie salie par un bobard que j’avais totalement tricoté. Je me suis sentie humiliée comme si ça s’était vraiment passé.

JUDITH : C’est ce qu’on appelle la licence poétique ! Le pouvoir des mots, quoi !

ALBERTINE : Alors, depuis, je suis restée terrée. Totalement

prise au piège d’une imagination déréglée.

JUDITH : Tu sais, il s’inquiète pour toi, parce qu’il pense que tu es inquiète pour DSK.

ALBERTINE : J’ai peur qu’il soit encore plus inquiet pour DSK.

JUDITH : C’est vrai que c’est incroyable, cette façon de continuer à le défendre, de lui trouver toutes les circonstances atténuantes et encore plus si on pense qu’il est toujours dupe de ta pseudo aventure avec Strauss-Kahn… Mais en même temps, ça s’inscrit tellement dans l’histoire du pays. Pense à ces courtisans qui se flattaient que leur épouse soit la maîtresse du roi. On a encore la plupart des réflexes de la monarchie.

ALBERTINE : Je voudrais tout oublier, tout effacer. J’aimerais tout lui avouer, mais lui, est-ce qu’il voudra m’entendre ?

JUDITH : Écoute, je ne sais pas, mais il ne faut pas t’inquiéter.

ALBERTINE : Je suis contente de t’avoir tout dit, mais je tremble encore, j’arrête pas de trembler.

JUDITH, la prenant dans ses bras : Viens-là, rassure-toi. L’essentiel est là : rien ne s’est passé avec DSK ! Mais il ne vaut mieux pas encore le dire à Paul, d’accord ? On attend la condamnation, ça donnera du temps à ton mec pour revenir à la raison.

20. Appartement de Paul — 18 septembre 2011 — 20 h 29

Les dernières images de l’échange entre la présentatrice du journal de TF1 et Strauss-Kahn. Paul a invité Chris et Judith à assister avec lui à cette interview télévisée.

PAUL : Vous voyez, ils l’ont libéré puis ils l’ont disculpé, et l’ont laissé partir. Pour fêter ça, les amis, je vous ai fait sa spécialité préférée : des pâtes aux truffes… Il leur fait humer l’air. Vous voyez, là, avec Chazal, il a enfin pu raconter sa vérité.

CHRIS : Sa vérité, c’est qu’il a failli planter toute la gauche.

PAUL : Tu es injuste.

JUDITH : Enfin, Paul, quelle vérité ? Il a eu un non-lieu, il a énuméré tout ce qui ne s’était pas passé, mais à aucun moment il n’a dit comment ça s’était déroulé. Et Chazal, elle n’a pas eu la présence d’esprit de le lui faire remarquer.

CHRIS : Oui, toi le journaliste, tu trouves ça normal qu’elle ne le lui ait pas demandé ? Tu l’aurais menée comme ça, l’interview ? Tu ne l’aurais pas accroché un peu plus?

PAUL : Écoute, il a reconnu la faute. C’est fort, ça, il a reconnu la faute morale.

JUDITH : Eh bien on saura maintenant que ça s’appelle comme ça. Le libertin assumé reconnaît la faute morale. Les bras m’en tombent.

CHRIS, à Judith : Oups, chérie, fais-moi une petite faute morale, s’il te plaît.

JUDITH : Gracieux…

PAUL : Ouais, tu deviens graveleux, mon pote.

CHRIS : Ah ben c’est moi qui suis graveleux, maintenant.

PAUL : Tu te souviens : « On a jeté aux chiens l’honneur d’un homme. » Oui, si tu as une écharpe rouge comme ça, c’est que tu te souviens. Putain, contrairement à Bérégovoy, c’était sa vie privée. Elle avait pas à être exposée devant la terre entière.

CHRIS : Je ne serai jamais d’accord avec toi sur ce point. Quand on prétend devenir président, on ne saute pas sur une femme de chambre dans un hôtel, consentement ou pas. On a le devoir de maîtriser ses nerfs.

JUDITH : Et pas seulement ses nerfs.

PAUL : Giscard, Mitterrand, Chirac, tu ne crois pas, toi, qu’ils avaient une vie érotique un peu indépendante de leur vie matrimoniale ?

JUDITH : Parce que sept minutes, tu appelles ça de l’érotisme ?

PAUL : Chacun ses pratiques, celles de Dominique ne nous regardent pas : c’est pas le sujet de la présidentielle.

JUDITH : Vous imaginez si ça s’était passé après la primaire ?

CHRIS : Clair : Sarkozy gagnait sans avoir besoin de faire campagne.

PAUL : Ça t’aurait fait plaisir, ça.

JUDITH : Et s’il s’était fait pincer après son élection ?

CHRIS : Pas envie d’imaginer, on passe déjà suffisamment pour des cons. Quelle imposture !

JUDITH : Ce qui défie l’entendement, ce sont tous ces gens : ils ont cru sérieusement que ce mec était le candidat idéal. Ils le connaissaient très bien, ils savaient pour sa maladie. Et vous, vous les aviez forcément entendues, dans vos milieux, les histoires qui circulaient.

PAUL : Merde, encore une fois, ça relève de la vie privée !

CHRIS : Non, vieux, désolé, pas quand c’est jugé au pénal.

PAUL : Mais c’est un coup monté, vous avez bien vu, l’accusation s’est totalement effondrée.

CHRIS : Pas exactement, lis bien les conclusions, un doute s’est infiltré, mais qui ne remet pas en question l’entièreté des faits et, notamment, les premières constatations de la médecine légale.

PAUL : Il a été piégé.

JUDITH : Le type se laisse misérablement piéger, alors même qu’il semblait en avoir anticipé l’éventualité, et tu penses qu’il était en capacité de présider le pays ?

PAUL : Regarde comme il est puissant quand il parle d’économie. On a vraiment besoin de ça en ce moment.

JUDITH : On a surtout besoin d’une personnalité éthique, placide, et dont l’ampleur intellectuelle lui permette d’aborder le monde nouveau qui se compose sous nos yeux.

CHRIS : La donne est claire maintenant, il y a six postulants à la primaire et le candidat socialiste sera choisi parmi eux.

PAUL : Ils ont vite fait de l’évacuer, vous trouvez pas ? Le bruit court d’ailleurs qu’Hollande est le seul qui ne l’ait pas appelé après le 14 mai.

JUDITH : Parce que tu y crois, Paul, à la fidélité en politique ?

PAUL : Je veux pas me résoudre à ce qu’il y en ait pas.

CHRIS : En politique, je ne sais pas, mais en amitié, on a la preuve que la fidélité n’est pas un vain mot.

JUDITH : À qui tu fais allusion ?

CHRIS : C’est clair, non ? Regarde BHL, son soutien sans faille à DSK. Ce n’est pas de l’opportunisme. C’est de la simple constance.

PAUL : Encore ton BHL, merde. Ils ont pas été nombreux à le suivre.

CHRIS : Oui, mais il est habitué à cette solitude, et il sait tirer de l’adversité une force singulière. En Libye, il a poursuivi son combat et il s’est obstiné pour défendre le parti de l’Homme et celui de la Raison.

JUDITH : Enfin, Chris, je ne t’ai jamais connu si plein de passion… Qu’est-ce qu’elle va devenir, cette révolution ? Les Libyennes surtout, qu’est-ce qui va leur arriver ? On va imposer la charia ? Pour moi, on ne peut pas parler de peuple libre si une moitié ne l’est pas.

PAUL : La charia, c’est chiant pour toi, Chris, mais elle a déjà été proclamée.

CHRIS : Et si on voyait ça comme le moindre mal, un petit gage à donner aux islamistes pour laisser le CNT gouverner ?

JUDITH : Un petit gage ? Un risque énorme, oui, un risque insensé.

CHRIS : Mais voilà, le droit d’un peuple a pu s’affirmer. Il y aura des élections.

PAUL : Et des sondages, hein ? Tu prêches en fait pour ta paroisse.

CHRIS : Si ma paroisse, c’est la démocratie, alors oui. Tu n’es pas démocrate, toi ? Pour la liberté d’expression et celle de la presse ?

JUDITH : Vous n’allez pas recommencer… Au fait, Paul, des nouvelles d’Albertine ?

PAUL : Je crois qu’elle a besoin de temps, besoin que toute cette histoire se tasse. Faut la laisser respirer. Maintenant, je suis moins inquiet. Mais les gars, vous m’avez pas dit : elles sont comment mes pâtes ?

21. Appartement de Chris et Judith — 17 octobre 2011 — 21 h 08

Les papiers de Chris en vrac sur la table de repas. Judith fait claquer les portes des placards de la cuisine. Chris, à son petit bureau, qui referme l’ordinateur portable.

JUDITH, depuis la cuisine : Tu veux quoi pour le dîner ? Je pensais nous faire une petite assiette de cabécou avec de la salade pour célébrer la Corrèze et son candidat à la présidentielle fraîchement désigné, mais je peux encore changer, tu sais, je peux cuisiner un truc un peu plus raffiné.

CHRIS, qui rassemble les papiers sur la table pour les mettre dans sa sacoche : Écoute, je ne vais pas pouvoir rester ce soir. Je repasse au bureau et après, ils m’ont demandé de venir sur le plateau de Mots croisés pour décrypter le premier sondage del’après-primaire.

JUDITH, faisant irruption dans le salon : Mince, ça va s’arrêter quand ?

CHRIS : De toute évidence pas cette année. Jusqu’en juin, mon coeur, je risque d’être pas mal sollicité, ce n’est pas une surprise.

JUDITH, s’asseyant à la table : Oui, je sais. Mais j’aurais besoin de me poser un instant, pour te parler. Je croyais que ce dîner serait l’occasion…

CHRIS : D’accord, mais pas maintenant.

JUDITH : Ce n’est jamais le moment.

CHRIS : Là, je pense que tu peux comprendre : Hollande a gagné hier, et on dispose à peu près de tous les ingrédients de la compétition. Les choses sérieuses commencent.

JUDITH : Parce qu’avant, c’était du vent ?

CHRIS : Je n’ai pas dit ça.

Un temps. Chris achève de mettre de l’ordre dans ses affaires, vérifie les stylos dans ses poches, s’assure de la présence de son téléphone et de son Blackberry.

JUDITH, comme pour le retenir, avec cette discussion sur son territoire de prédilection à lui : Tu vois, j’ai cru un moment que çaallait devenir intéressant et en plus je ne m’y attendais vraimentpas. Avec ce premier débat de la primaire, on avait enfin un petitpeu de fond, et des points de vue tranchés qui s’affrontaient…Même si tout ça restait vraiment à la surface…

CHRIS, s’approchant de la table : Les 17 % de Montebourg au premier tour, ça, c’était vraiment quelque chose !

JUDITH : En tout cas, ça prouve un truc : la constance peut parfois payer. Je n’y crois pas une seule seconde à sa démondialisation, c’est juste une voie de différenciation mais il les a mis au pied du mur dans cette histoire Guérini.

CHRIS, qui finit par s’asseoir en face d’elle au bout de la table : Finie, la lâcheté. Finies, les magouilles et les compromissions, tu crois vraiment ?

JUDITH : Tu me prends pour une débile ?

CHRIS : Tu n’aurais pas préféré que ce soit Aubry qui l’emporte, une femme qui se retrouve en situation de gagner face à Sarkozy ?

JUDITH : Non, justement, à cause de cette histoire de Guérini, d’une certaine réunion à Lille où elle a salué la présence d’islamistes, et des 35 heures aussi.

CHRIS : Alors tu voteras Hollande, ma chérie ? Vous n’avez pas un peu vite oublié qu’il avait dirigé le parti pendant dix ans ?

JUDITH : Ben non, justement, et du coup, j’ai bien peur que ce ne soit pas Hollande qui réussisse à réenchanter la gauche et encore moins le monde.

CHRIS : Hum, hum.

JUDITH : Mais, tu vois, s’il gagne, je me réjouirai, et surtout, je serai soulagée de ne plus voir certaines têtes : Lefèvre, Morano, Mariani, Besson, Bachelot. Putain, bon débarras.

CHRIS : Surprenant !

JUDITH : Oui, tu as raison, je ressasse un peu mon aigreur. Mais je reste de gauche… Côté blanc ou abstention. En tout cas, pas Mélenchon.

CHRIS : Vous avez pourtant de sacrés points communs : ronchons et de gauche.

JUDITH : Très drôle. En attendant, Mélenchon va gagner avec Hollande, et ils se diront voilà, la France est à gauche et ils ne se poseront pas de question sur ce qu’on attend d’eux.

CHRIS : Je suis moins certain de leur victoire que toi. Tu verras, en période d’incertitude, les gens veulent du connu.

JUDITH : La victoire de Hollande, c’est pourtant ce qu’ils annoncent, tes chiffres.

CHRIS : Mais l’avenir dure longtemps.

JUDITH : Tu cites Althusser, maintenant ?

CHRIS : Je suis plein de surprises.

JUDITH : En parlant de surprises, l’histoire du Carlton de Lille, tu as eu des infos ?

CHRIS : Pas plus que toi. En tout cas, avec DSK, on aura eu un beau panorama de ce qu’on pouvait faire dans une chambre d’hôtel et on se dit qu’on est mieux chez soi.

JUDITH : Dodo la saumure, c’est génial !

CHRIS : C’est Anne Sinclair la plus géniale. Comment fait-elle ? Autant de détermination, d’abnégation.

JUDITH : Le vrai mystère, c’est Paul. Il n’a jamais cessé de le soutenir et pourtant il croit toujours qu’Albertine et Strauss-Kahn ont eu une liaison.

CHRIS : Elle a eu une liaison avec lui, et alors ? Elle n’est pas la seule. Paul en est conscient et je crois juste qu’il est capable de passer par-dessus cet épisode malheureux et qu’il l’aime, sincèrement.

JUDITH : Mais il ne s’est rien passé, rien du tout. Avec cette nouvelle révélation de Lille, il est vraiment temps de le dire à Paul, on ne peut pas lui laisser croire qu’Albertine a approché ce système sordide.

CHRIS : Tu es en train de me dire que tout cela était faux et que tu le savais.

JUDITH : Je t’explique qu’elle a d’abord fait ça pour créer une tension avec Paul, obtenir une réaction, et puis, il y a eu le Sofitel…

CHRIS : Hum…

JUDITH : Et il est entré dans cet état de transe, dans cette dévotion aveugle. On a voulu attendre qu’il en sorte, pour tout lui raconter. Avant, ça peut paraître dingue, mais on prenait presque le risque de le décevoir.

CHRIS : C’est monstrueux… c’est dégueulasse… putain, j’ai trouvé mon maître dans l’art du double jeu et de la dissimulation.

JUDITH : Tu es bluffé, hein ?

CHRIS : Je dois avouer.

JUDITH : Moi, ce qui me sidère, c’est que tu te sois si peu préoccupé d’elle, en dépit de ce que tu pensais savoir. Comme si chez toi, une part d’humanité s’était envolée.

CHRIS : Tu exagères, j’étais pris par toutes ces histoires, leur implication dans l’opinion.

JUDITH : De deux choses l’une : ou tu croyais Albertine, et tu pouvais lui en vouloir de sa pathétique trahison, la rayer de la carte, aider Paul à passer à autre chose, mais tu n’as jamais évoqué cette éventualité, ou tu ne la croyais pas, et ça aurait dû t’inciter à y regarder d’un peu plus près, à comprendre les raisons d’une provocation aussi énorme.

CHRIS : Enfin, Judith, je suis sous l’eau, moi, avec tout ça. Je ne décortique pas à longueur de temps les états d’âme.

JUDITH, qui s’est saisie de cartes à jouer et les mélange nerveusement : Faux. C’est ton métier, les états d’âme. Pourmon plus grand malheur, exclusivement les états d’âme deceux que tu ne connais pas.

CHRIS : Tu es injuste.

JUDITH : Si, si, ces millions de Français dont tu scrutes les humeurs, les inclinations, les intermittences du coeur et de la raison… Mais nous, tes proches, tu nous regardes, bon sang ?

CHRIS : Je suis attentif.

JUDITH : Plus du tout, depuis trop longtemps. Et tu vois, ce qui me gêne le plus maintenant, ce n’est plus ce que tu penses, que ta sensibilité, elle soit à droite ou à gauche. Je m’en fous. Parce que je me rends compte que le fond de l’affaire, c’est que tu n’as pas de sensibilité du tout.

CHRIS : Je suis là.

JUDITH : Non, tu es dans tes chiffres, tes courbes, tes extrapolations, tes lissages. Alors reste avec eux, d’accord.

CHRIS : Non, Judith, non.

JUDITH : Voilà, Chris, fin de partie.

Judith jette les cartes sur la table et se lève.


22. Appartement de Chris et Judith — 29 décembre 2011 — 21 h 20

Chris, à la porte de la cuisine.

CHRIS : Une dernière chance ? Tu ne veux pas me donner une dernière chance ?

JUDITH : On en a déjà parlé… Tiens, j’ai préparé un couscous pour Paul. Il adore ça.

CHRIS : J’étais d’accord pour cette soirée. Essaye de mettre ça à mon crédit.

JUDITH, se retournant vers lui : Ce sont tes amis, Chris. 25 ans avec Paul.

CHRIS : Oui, et ce sont tes amis aussi.

JUDITH : Pas le même lien, un lien bien sûr, mais pas le même. Mon histoire avec Paul, elle est liée à toi, à votre chemin ensemble.

CHRIS : Mais tout se transforme.

JUDITH : Précisément, c’est ce que je me tue à t’expliquer.

CHRIS : Tu n’as pas besoin d’y mettre autant de cruauté.

JUDITH : Je voudrais juste qu’on essaye de les aider à remettre tout ça à plat.

CHRIS : C’est allé un peu trop loin, non ?

JUDITH : J’ai l’impression que tout va beaucoup trop loin. Plus loin que ce à quoi on était préparé. Ça sonne comme un grand lieu commun, une immense platitude, mais la réalité donne le sentiment de dépasser largement la fiction. Regarde… Rien que les textos…

CHRIS, qui remet son téléphone dans sa poche : De quels textos tu parles ?

JUDITH : Rassure-toi. Pas des tiens. Ceux de DSK.

CHRIS : Ah oui ! Les trucs du genre : « J’emmène une petite faire les boîtes. Un temps. Ça te dit de venir avec une demoiselle ? À nouveau un temps. Tu viens découvrir une boîte coquine avec moi ? »

JUDITH : « Une petite, une demoiselle, une boîte coquine. ». Des mots comme ça, tout ce registre bien minable, bien dégradant. Quand on parle de cette façon, on ne peut pas penser correctement, on ne peut pas devenir président. C’est de l’ordre de l’attentat. Esthétique, intellectuel et moral.

CHRIS : Tu y vas un peu fort, mais c’est vrai que c’est Hénaurme.

JUDITH : Alors du coup, rétrospectivement, l’Hénaurme connerie d’Albertine, elle devient dérisoire. Et tu te dis que si on avait connu le contenu de ces sms plus tôt, si on avait eu une vague idée du vocabulaire de Strauss-Kahn, Albertine n’aurait jamais conçu un scénario aussi crétin.

CHRIS : Avec tout ce qu’on sait, Paul devra se résoudre à tirer un trait sur DSK et à reprendre lui aussi le cours normal d’une vie.

JUDITH, qui s’assoit et se tient le front avec sa main droite : Je suis sûre qu’il finira par faire une croix…

CHRIS : Donc, selon toi, ils peuvent renouer… Une pause… Puis, faussement ingénu, et relevant le voile de cheveux de Judith : Et nous, Judith ?

On entend la sonnerie de l’interphone. Judith se lève abruptement et se dirige vers le combiné.

JUDITH : Oui ?… Je t’ouvre.

CHRIS : C’est Paul ?

JUDITH : Non, Albertine.

Chris passe devant Judith et part s’asseoir sur le canapé, visiblement gêné. On entend un petit tapotement sur la porte. Là, Judith serre la poignée quelques secondes avant d’ouvrir.

JUDITH : Rentre vite. Il fait un froid de canard.

ALBERTINE : Je suis la première ?

JUDITH, à Albertine, qui s’avance vers le salon : Oui, oui. Mais

ne t’en fais pas. Tout va bien se passer.

CHRIS : Bonsoir, Albertine. Un petit verre de rouge pour se réchauffer et se détendre ?

ALBERTINE : Bonsoir, Chris… Écoute, oui, très volontiers.

JUDITH : Tiens, débarrasse-toi et assieds-toi.

ALBERTINE, à Chris : Je suis affreusement gênée, tu sais.

CHRIS : Tu es un peu grande pour Pierre et le Loup, non ?

ALBERTINE : Très juste, ce que tu dis, et de bonne guerre. J’ai eu un comportement d’enfant, je sentais Paul m’échapper. Et cette idée débile m’a dépassée.

CHRIS : Pourquoi ne pas l’avoir détrompé très vite, pourquoi t’être enfoncée comme ça.

JUDITH : C’est compliqué, Chris. Paul n’était pas très rationnel, tu sais.

CHRIS : Parce que délirer sur une prétendue aventure avec le futur candidat de la gauche, ça semblait rationnel comme façon de rattraper Paul ?

JUDITH : Bon, Albertine n’est pas là pour passer devant ton tribunal.

ALBERTINE : Non, Judith, ça va. Je me sens hyper merdeuse, mais ça va. Faut bien que je puisse répondre, faire face. Elle allume une cigarette. Parfois, on se laisse submerger par les émotions, on se laisse dépasser par les événements. Elle aspire une longue bouffée de sa cigarette. À Chris : Toi, évidemment, tu es tellement placide… Tu ne comprends pas… La sonnerie de l’interphone retentit.

JUDITH : Voilà Paul, enfin. Judith déverrouille la porte d’entrée de l’immeuble au moyen du combiné de l’interphone, caché dans un placard puis se dirige vers l’entrée de l’appartement. Quelques secondes passent. La sonnerie de l’interphone retentit à nouveau.

JUDITH : Ça ne marche jamais, cette connerie.

Elle actionne à nouveau l’appareil. Mais la sonnerie retentit encore une fois. Elle prend alors le combiné.

JUDITH : Oui, tu pousses bien la porte quand tu m’entends presser sur le bouton. Pause. Pardon ? Qui ? Oui, oui, vous êtes chez les Bailey… Un temps… Ah, oui, bien sûr… Écoutez, c’est au cinquième… à gauche évidemment.

CHRIS : Qu’est-ce qu’il se passe ?

JUDITH : C’est juste un coursier.

ALBERTINE, qui rejoint Judith à la porte et lui parle presque en confidence : Tu crois que Paul va venir, vraiment ?

CHRIS : Il est très en retard.

JUDITH, à Albertine : Il viendra, il me l’a promis. La sonnerie de la porte. Judith ouvre, saisit le pli. Elle referme derrière elle, une enveloppe à la main. Elle déchire l’enveloppe.

CHRIS : C’est quoi ?

JUDITH, qui s’assoit près de Chris : Un petit bristol.

CHRIS : Qui l’envoie ?

JUDITH : C’est Paul. Il nous demande de prendre l’ordinateur, de nous asseoir tous les trois sur le canapé, et… de suivre un lien sur internet. On les voit se lever tous les deux et se retourner vers Albertine. Les trois s’observent un temps, surprise et inquiétude mêlées dans le regard. Puis Judith, sans un mot, se dirige vers l’ordinateur.

23. Appartement de Paul — 29 décembre 2011 — 21 h 13

Les mains de Paul enserrent la figurine du Big Lebowski, puis Paul assoit le petit personnage près de lui sur le fauteuil gris. À trois mètres de lui, son ordinateur avec l’écran qu’il regarde fixement.

Salut, les enfants. Juste pour vous dire que moi, je retourne à Levallois. Quand vous verrez ces images, vous pourrez vous réjouir pour moi et vous dire c’est bien, c’est très bien pour lui, il va rejoindre ses ombres et le cimetière où repose sa frêle grand-mère qui a tellement compté pour lui. Sans fleurs ni couronnes, les gars, hein ? C’est bien comme ça qu’on dit ? Paul Adler, un gars honnête, un bon copain, mais un type un peu à part qui n’a pas supporté que son monde ait changé à ce point. Levallois, vous voyez, c’était l’amorce de tout ça, ce monde qui balaie tout sans considération pour le passé, ce monde qui raye de la carte ses ouvriers, sa vie de quartier. Je parie que vous m’attendez pour le couscous. Judith, elle n’en donne jamais l’impression, pourtant elle me connaît comme personne. Mais bon, même le couscous, je n’en ai plus envie. Tout se délite, tout s’effrite. Et voilà mon petit précis de décomposition. Alors, ce que je vais faire, là, c’est rien d’autre que ce que Strauss-Kahn aurait dû faire depuis des mois. On est à fronts renversés, lui et moi. Ses masques sont tombés un à un pendant que les miens s’épaississaient. Plus lui voulait sortir de ses prisons successives et plus moi je m’enfermais. Au fond, mon Albertine, mon ange, ton mensonge était une bien belle parabole. On a tous eu envie de se taper DSK. Et moi plus que tous les autres. DSK comme président, c’était ma gauche de rêve au firmament. J’y ai cru, merde. J’y ai cru trop longtemps, alors qu’Albertine, dans un geste ultime, elle essayait de me faire ouvrir les yeux et que plus elle essayait plus je les fermais. Alors mon ange, ce que je vais faire là, je le fais pour toi d’abord, pour te libérer de moi et de ma cécité. Il a fallu une grosse goutte d’eau, ça a été Dodo, le Carlton, Fabrice machin chose, le Murano. Longtemps j’étais tombé dans le panneau de la théorie du complot, mais là, je vous dis, c’était vraiment trop. Oui ma chérie, j’adore les allitérations et les assonances, c’est stylé. Non ? C’est nul ? À toi de décider. Tu as plus de jugement. Moi, j’ai été complice de son système mafieux. Je me suis dit merde, vous tous, ses copains qui saviez, pourquoi vous l’avez pas envoyé au Mont Athos, pas de gonzesses, même pas d’animaux, ça aurait fait putain de présidentiel la retraite en Grèce, en pleine crise de l’Europe et de l’euro. Et je me suis dit vous autres, pas les copains, mais les socialistes tout autour qui saviez aussi, comment vous avez pu imaginer une seule seconde que Dominique pourrait vous représenter et passer durablement pour une alternative crédible à Sarko ? Enfoirés. Vous nous avez tous floués. Votre projet était pas de gauche, il était pas socialiste. Il était perso. Juste perso. Alors faut que vous sachiez aussi, que ce que je vais faire là, je le fais aussi pour toi, Judith, pour que tu le fasses pas, toi. Parce qu’il vaut mieux que ce soit moi. Judith, toi, tu n’y croyais pas, déjà, depuis longtemps, pas vrai ? Et je sais comme c’est douloureux de ne pas y croire. Chaque jour qui passait tu perdais la foi, alors que moi je perdais la tête. Il ne me reste qu’à la perdre tout à fait. C’est bien que je parte, je n’aurai pas le coeur de toute façon à voter en avril et en mai. Enfin, ce que je vais faire là, c’est aussi pour toi, vieille branche, ma planche pourrie. Pour Chris, eh oui, les filles. Toute ma vie, j’ai été de gauche pour lui. Parce qu’il n’avait pas, parce qu’il se donnait pas le droit de le penser. Ouais, vieux, Kagemusha, c’était pas moi. Je t’ai laissé le croire, mais le vrai guerrier, ce n’était pas toi. Maintenant que la gauche n’est plus, de toute manière, je n’ai plus de combat et plus d’autre choix que de partir. Bonne nuit, mes amis. Au revoir, les enfants. Hasta la vista. On se revoit à Levallois. Paul se dirige vers l’ordinateur qui le filme, et effectue quelques manipulations lentement. Puis il prend ses jumelles et se dirige vers la fenêtre. Et vous, vous tous, foutez-moi la paix, je vous vois, depuis des mois, des années, je sais qui vous êtes, continuez à vous barricader, continuez à les tirer vos putains de rideaux. Il revient vers le fauteuil gris, s’assoit face à l’ordinateur, sort de la poche de son sweat un revolver. Il le pose sur sa tempe. Moi, je n’en ai jamais eu de rideaux. Je n’aurais jamais dû regarder Vertigo. Merde, allez, rideau ! Il tire.

24. Appartement de Chris et Judith — 6 mai 2012 — 18 h 38

Chris, de dos, à la fenêtre du salon.

CHRIS : Ce seront, quoi qu’il arrive, les secondes funérailles de l’année. Il n’y aura pas de temps retrouvé et pas plus de gauche retrouvée. Les êtres que tu as aimés et perdus ne reviendront pas davantage que les images du 10 mai 1981… Nous nous tenons chaud depuis décembre… Il faut continuer, Judith. Nous sommes en mai, et c’est la glaciation, et quel que soit le résultat, ce soir… Regarde, j’ai quatre jours d’avance, mais pour ton anniversaire, je t’ai apporté les Combattants de l’ombre : des heures et des heures de nazisme, de guerre, de résistance, de bombardements. Du 39-45 comme tu l’aimes. On peut tenir toute la semaine avec ça. Il se dirige vers les étagères couvertes de DVD et en sort quelques-uns. Après, on pourra se faire Pétain version colorisée, Apocalypse Hitler, Vichy aussi, en technicolor, et figure-toi qu’il existe même un DVD sur l’amour et le sexe dans la France occupée. De quoi tenir une semaine de plus, de quoi hiberner, mon amour, sous le doux soleil de mai.

JUDITH, allongée sur l’un des canapés : Comment se résoudre à son absence, quoi faire de cette culpabilité ?

CHRIS : Tu n’as aucune culpabilité à éprouver. Depuis des mois, je te le répète.

JUDITH : J’aurais dû la laisser lui dire tout de suite, dès juillet.

CHRIS : Albertine te l’a expliqué, et d’autres depuis. Paul était déjà parti, sa cervelle avait explosé bien avant.

JUDITH : Tu crois… tu crois, vraiment.

CHRIS : Je ne crois pas, je sais.

JUDITH : J’avais oublié, tu n’es pas dans la croyance…

CHRIS, qui vient près d’elle sur le canapé : Je me souviens, tu m’avais demandé une fois, si j’avais des croyances. Et en effet, je t’avais répondu que non, contrairement à toi, je n’avais pas besoin de croire : je suis celui qui se contente de voir. Il la regarde fixement.

JUDITH, qui baisse les yeux : Même à l’amitié, tu ne croyais pas…

CHRIS : Je n’avais pas besoin d’y croire. Il me suffisait de la vivre. Toi, c’est cela : vivre ne te suffit pas. Il te faut le doute. Il prend la tête de Judith dans ses mains. Et c’était tellement

absurde, quand tu faisais mine de penser que je pouvais te quitter. Car je n’aurais jamais pu te quitter pour cela même qui m’attache à toi. Ce doute dont on ne voit plus la trace nulle part.

JUDITH : C’est moi qui allais te quitter.

CHRIS : Es-tu certaine que tu doutais de moi à ce point ?

JUDITH : Oui, j’ai douté de ta capacité à aimer, à t’intéresser à autre chose qu’à toi. Progressivement, je me suis mis en tête que je vivais aux côtés d’un cynique, d’un mec de droite qui se masquait, puis c’est devenu secondaire. Il n’y avait plus que ta distance sarcastique, ton Blackberry et ton téléphone.

CHRIS, qui pose sa tête sur le buste de Judith : Non, je suis un athée de la politique, mais je suis un passionné. Je m’épargne juste la souffrance. C’est très sciemment que j’ai fait le choix de me maintenir à distance, de ne pas croire. Droite et gauche sont pour moi deux névroses. Deux névroses que j’étudie comme un forcené. Et à travers toi, c’est évident, je penche d’un côté plus que de l’autre.

Un temps, serein, doux. Une étreinte.

JUDITH : C’est vraiment Hollande qui va passer ? On va encore y croire puis déchanter ?

CHRIS, qui relève la tête : Je m’en fous maintenant. Tu as bien vu, depuis vendredi, j’ai coupé le téléphone. J’ai joué avec les filles toute la journée sans me préoccuper de tous ces putains de sondages à la sortie des urnes. Il se rassoit à côté de Judith. Elle aussi se remet en position assise. Et je me suis amusé à cette idée qui ne m’avait jamais frappé avant aujourd’hui : la seule chose de droite, chez toi, c’est ta tentation de Venise. Comme Juppé, comme d’Ormesson…

JUDITH : Comme Mitterrand aussi…

CHRIS : Ben tu vois, c’est exactement ce que je te dis…

JUDITH : Berlusconi est parti. Je suis assez fière de m’être trouvée en Italie avec toi à ce moment-là.

CHRIS : Alors on peut s’y installer maintenant. On se trouvera un endroit près du Campo Santa Margherita. Les filles auront tout loisir de s’y ébrouer. Je t’emmènerai à Cannareggio pour aller au Ghetto, évidemment. Nous irons à la Giudecca et nous déjeunerons à l’Altanella. Nous marcherons là-bas avec tous tes fantômes. Mitterrand, justement, Music, Byron, Vivaldi, Alida Valli et Farley Granger, tous droits sortis de Senso, Tadzio, sur la plage du Lido, ton ami Daniel, dont nous rejoindrons le souvenir dans l’androne de son Palazzo Barbaro, nous croiserons Franca, l’amante d’Althusser, (j’adore que ce soit elle qui t’ait initiée aux beignets de mozzarella chez Vini Da Gigio), George Sand aussi, Lorenzaccio mort sur le Campo San Polo, et puis Rezvani, et puis Sami Frey et Delphine Seyrig à la fin de sa vie, et puis ton Marcel… Oui, comme lui, nous buterons sur un pavé de la place Saint-Marc, pour nous rappeler que le temps passé ne revient pas, que des bribes de nous sont projetées dans l’avenir, mais que notre incomplétude seule est durable. Et puis nous irons à San Michele comme pour adresser à Paul un petit pied de nez. Tu sais, j’aurais préféré l’enterrer là plutôt qu’à Levallois. À San Michele, nous lui aurions rendu visite toutes les semaines avant d’aller manger à Murano la pasta al nero di seppie, chez Lele. Bon, ça aurait été plus compliqué pour Albertine, mais elle serait venue le voir et passer du temps avec nous, souvent. Et puis San Michele, cela nous aurait fait penser à son Michele Apicella, son double, souviens-toi. Alors, comme il ne sera pas là, nous regarderons tous les films de Moretti en mémoire de lui, notre Paul. En hommage à Paul et au Michele de Moretti, nous dévorerons des Sacher torte, des strudels achetés chez un pâtissier trotskyste et nous ouvrirons des pots de Nutella géants avec les filles. Nous irons boire le cappuccino le matin au bar des Artisti, et le Spritz, le soir, sur les Zattere chez Da Nico. Nous passerons de longues heures avec ta chère Francesca et sa petite Vera. Nous écrirons des livres sur l’histoire secrète de Venise. Tous les week-ends, nous nous installerons deux bonnes heures devant les Tintoret de la Scuola San Rocco. Nous ne dirons plus merde, on criera merda. Et la seule droite et la seule gauche, Judith, dont nous aurons à nous préoccuper, seront celles de part et d’autre du Grand Canal. Viens, ma Judith, mon amour, viens. Appelle Salomé et Lorca, allons-y, allons-y vite, et n’attendons pas le résultat.

JUDITH : Tu laisses tomber cette maudite écharpe rouge, mon coeur, tu oublies le chapeau noir, tu ne parles plus jamais des forces de l’esprit, et je viens avec toi.

Paris – Venise

Décembre 2011