Dans quatre ans, mille quatre cent quarante jours, Xavier Dolan va mourir. Il aura vingt-sept ans, ce sera une overdose, un suicide, ou un accident de voiture, et je ne sais combien de films il aura eu le temps de nous léguer avant de partir, mais il restera à jamais l’icône de notre génération, nous les enfants du Mur de Berlin par terre et du 11 Septembre dans l’air, une image éternelle de beauté étrange, de fougue, de souffrance, que d’autres avant nous ont chéri, dans les yeux de Rimbaud, de James Dean, de Jim Morrison ou de Kurt Cobain.
Xavier Dolan va mourir à vingt-sept ans, comme tous les génies jeunes, sublimes et suintants la haine de soi et l’amertume des amours imbéciles et du monde en costume trois pièces. Xavier Dolan fait régulièrement des films ; il y a trente ans, nul ne doute qu’il aurait monté un groupe de rock, et il y a cinquante ou cent, écrit des poèmes secs et fous. Il y a trois ans, nous qui n’avions vu aucune péninsule démarrée, pas de Floride et de panthères à peaux, qui croupissions entre deux saisons de Star Academy, nous reçûmes ce crachat magnifique, J’ai tué ma mère, et déjà, nous sûmes que c’était lui. Lui, ce canadien à l’accent couleur érable froid, Xavier Dolan, donc, vingt ans, un visage botticellien, une hargne d’adolescent corn-flakes, posters et journal intime plein de larmes, et un talent odieux. Un Apollon égotique qui pleure sous sa couette au rythme des feuilles mortes de Montréal, et qui fait avec sa caméra un bateau ivre de rage. Ce n’est pas que Xavier Dolan parle spécialement de nous, cette vague génération qui vote pour Obama, et Julie, de la Nouvelle Star, au contraire, ce poète en pellicules se pourlèche ses plaies, (l’homosexualité, la relation parent-enfant, la marginalité) avec une évidente obstination à ne pas vouloir « faire » jeune. Pour être franc, le spectacle de trentenaires bisexuels en cachemire orange citrouille, sur les rives engourdies de sirop du Saint Laurent, a priori, laisse froid n’importe quel Facebooker, de Paris, Bruxelles ou Londres. Les amours en dialecte bas-gascon du XVIIème mâtiné d’anglicismes crus, qui forme ce beau parler-Huron, au premier abord, agressent l’oreille et assèchent le cœur. Et pourtant, Xavier Dolan est notre frère à tous, notre éternelle idole, celle dont les Pères, un jour, ressortent les trente-trois tours, les tickets de concert, les bouquins jaunis dans une maison de campagne, un bureau encombré, une malle aux trésors pour les montrer, un peu gênés, un peu effrayés du passage du temps, à leur progéniture, si différente, et si pareille à eux, à la même époque, ah, si tu savais, j’étais comme toi, à ton âge. Ce pour quoi Xavier Dolan est sans doute aucun ce rebelle en jean qui s’échappe de chaque cohorte de la pop-culture, pour crier son désespoir d’être là et son irrépressible envie de remplacer les vieilles gloires injustes et les valeurs si tièdes, c’est que ce Rimbaud délicat pense, comme nous tous désormais, en images. Avant, le médium évident de toute forme de création, ce moyen de subvertir le réel et de faire advenir le rêve dans son époque, c’était l’écrit, écrit cristallisé dans le poème, puis transformé plus tard en chanson, chanson dont on ne retint bientôt plus que le cri, et cri devenu image. C’est à la fois un effroi et une joie : la pensée, les mots, toutes ces vieilles choses de la bibliothèque ont pris si peu d’importance dans notre monde, désormais, que les rêveurs, les fous, les Voyants et les voleurs de feu, savent désormais que pour se rebeller, l’ordre, les aveugles, ne comprennent que l’image, que cette normalité, en 2012, est photo-culturelle. La télévision, l’apparence, le zapping modèlent à ce point notre civilisation que désormais, la poésie se fait avec des pixels.
Ainsi, Xavier Dolan retrouve cette alchimie unique, celle de quelques strophes turquoises et argentines, mélodies whisky et chansons café froid, l’alliance entre les sentiments récurrents chez les rejetons du siècle (besoin furieux et impossibilité tragique de la reconnaissance et de l’amour pour nous, uniques et extraordinaires, de la part de nos parents, de nos amours, du monde social) et la forme dominante, la structure schématique des cerveaux du temps, le tout sublimé, par une grâce, une élégance, une sincérité, ardente et tapageuse. La magie, dans une nuit pleine d’étoiles, sur l’épaule d’un ami, au fond d’un lit-terrier, de lire Kerouac, écouter Dylan ou fredonner la sempiternelle ritournelle des explorateurs des abîmes. Une évidence, soudain : c’est donc de moi, que cet étranger parle.
Le dernier film de Xavier Dolan, Laurence Anyways, est sans doute le plus réussi, le plus abouti, ce qui, chez un cinéaste de vingt-trois ans peut paraître une jolie litote mais chez un jeune artiste dont les deux premiers films ont été sélectionnés et multi-récompensés à Cannes, est un vrai compliment. Le héros, joué par Melvil Poupaud, est un homme, heureux, membre accompli d’une jeunesse de Montréal branchée, qui savoure de tendres moments de folie douce avec Fred, sa compagne, Suzanne Clément, très justement récompensée à Cannes, tant sa performance est simplement hors-du-commun. Cette actrice a une vérité renfrognée, une virilité douce, un abandon de chaque image qui semble l’écorcher vive, à chaque plan. Or, donc, Laurence veut, tout à coup, et on ne saura jamais très bien pourquoi, devenir une femme. Pendant dix ans, on le suit, dans sa démence, son absurdité destructrice de son couple, de sa famille. Dit comme ça, le projet est intéressant, mais quelque peu étranger ; or, ce que personne ne semble avoir remarqué, c’est que Laurence Anyways est le plus fiévreux, le plus pestiféré, arrogant, taré, bouleversant, frappadingue autoportrait de cinéma qui n’ait peut être jamais été donné à voir. Confessions d’un enfant du siècle, et portrait de Dorian Gay, Laurence, c’est moi, pourrait dire Xavier Dolan. Je la refais, à présent que vous avez compris : Laurence Anyways raconte l’histoire d’un homme assez fou et orgueilleux pour imposer son image aux autres, pour briser la norme photo-culturelle en vigueur, un homme qui va toujours trop loin dans l’apparence, le cliché, emprunté parfois dans ses singeries de femme, mais à chialer, tellement sa sincérité, sa brûlure sont profondes, sublime dans son courage, sa révolte, écoutant sa voix intérieure, refusant de se mentir plus, en continuant cette pantomime des codes établis, et qui voudrait, plus que tout au monde, l’entière, la gigantesque acceptation de ce qu’il est, qui voudrait de l’admiration, et un regard normal, pour que cesse cette haine de soi, cette détestation autocentrée. Laurence Anyways raconte l’histoire de Xavier Dolan, ce jeune fou de vingt-trois ans, qui se plaint de ne pas être en compétition à Cannes, car il lui faudrait au moins la Palme d’or, et encore, pour apaiser ses écorchures, comme Laurence nécessiterait tout l’amour de Fred, et un peu plus, pour aller bien. La quête est impossible. Laurence Anyways raconte l’histoire de Xavier Dolan, ce n’est pas un film, c’est une œuvre d’art, un poème : deux heures quarante de folie visuelle, de ces scènes extraordinaires, entre Rohmer et une pub Armani, ralentis à la Won-Kar Wai, ambiance gay Gilbert et Georges, merveilles d’automnes et baisers infinis, deux heures quarante éprouvantes, a-normales, à prendre ou à laisser, de toutes les façons, anyways, comme Laurence, comme Xavier Dolan. Quand la forme sert le fond, le dédouble. Le film, avec cette grille de lecture, s’éclaire, comme les plus belles pages de Rimbaud, et quand le conseil disciplinaire de l’université chasse Laurence, avec un regard désolé, on ne peut penser qu’à Dolan, poète maudit, et ignoré d’une compétition cannoise où l’on vit Nicole Kidman se soulager sur Zac Efron. Oui, il faut voir ce film, cette œuvre à l’ambiance Baudelairienne, car Dolan, qui se hait et veut être regardé à la mesure du talent qu’il sent être le sien, entre dégoût de soi même (je ne suis rien, à trente ans je serai fini, dit-il en substance) et orgueil monstrueux, a du coup cette acuité, cette distance à soi et au monde qui lui permet d’être vrai, quand il filme une voiture dans la neige, un dialogue de couple, un bailleur véreux.
« Quand même, c’est spécial ». Ainsi, raconte dans le film Laurence, les passants commentent cette folie visuelle constitutive du changement de sexe. Comme lui, Dolan, qui se travestit souvent dans des styles et des ambiances empruntés et re-digérés, ne suscite nombre de propos, qui, en l’expédiant dans l’étrangeté, croit régler son compte à ce génie sans pareils. Non retenu dans la voie royale, à Cannes, pour la Palme d’Or, s’épuisant à prouver au monde des officiels et des établis qui il est vraiment sous peine de s’infecter jusqu’au trépas du poison de sa folie, il est probable que Xavier Dolan, déçu, gangrené, camisole-forcé en ses hallucinations, prenne le chemin d’une Ethiopie quelconque. Profitons donc de ces quelques derniers moments de grâce, de vie et d’espoir d’un ange noir, monstrueux et fascinant.
Bravo pour ce beau texte, j’ai vu le film à Cannes, c’est un film majeur, qui deviendra mythique, il y a des scènes somptueuses, un léger manque d’efficacité parfois pour ne pas avoir su couper comme on dit… mais c’est sûrement dur de couper de belles scènes, mais voilà le spectateur d’aujourd’hui est impatient… alors qu’il devrait savoir goûter et apprécier la bande-son somptueuse par exemple… ça fourmille de belles idées, de beaux enchaînements… l’image est souvent très belle et les acteurs magnifiques… vous voulez quoi de plus?
Allez-y putain!
T.
Merci infiniment Baptiste pour ce somptueux billet.
Je plussoie, souscris à tout ce qui est dit. Bravo.
J’ai eu la chance de participer modestement à l’aventure Laurence Anyways en ayant soutenu le film via le site touscoprod (http://www.touscoprod.com/project/produce?id=116), et j’ai eu le privilège d’observer pendant 2 jours de figuration la passion qui animait ce talentueux cinéaste.
Je lui souhaite malgré tout de surpasser le cap des 27 ans 😉 car il a encore beaucoup à nous offrir.