L’expression “journaliste engagé” est en soi pléonastique, ou vous êtes journaliste et par conséquent engagé ou vous n’êtes pas journaliste, c’est aussi simple que ça. Reste à savoir pour quoi est-il engagé ? C’est la question préalable à se poser au moment d’entamer la lecture de n’importe quel article. Pour quoi, dans quel but, au nom de quel engagement, le journaliste dont je lis le papier l’a-t-il écrit ? La réponse semble évidente a priori. Qu’il s’agisse d’analyser ou de collecter des informations, d’investiguer sur des sujets d’intérêt général, de décrire les faits avec exactitude, l’engagement journalistique peut se résumer comme suit : rechercher la vérité, dans les limites déontologiques requises. C’est là l’engagement le moins innocent qui soit. Vous savez qu’une vérité factuelle peut s’avérer une arme redoutable, capable de renverser des montagnes – goodbye Nixon. Il n’est donc pas étonnant que le journalisme suscite autant d’admiration que de colère, de fascination que de scepticisme (scepticisme quant à son indépendance réelle, nous verrons cela plus loin).
A l’évidence, les enjeux du journalisme sont considérables et débordent de loin le cadre strict du journalisme. Rechercher et/ou diffuser une vérité factuelle suppose ipso facto l’application stricte de la liberté d’expression qui, en principe, devrait valoir pour tous. Remarquez que nous usons de ce droit comme s’il nous était naturel, alors qu’au contraire il demeura longtemps et demeure encore pour une bonne part l’exception démocratique qui confirme, si j’ose dire, la règle totalitaire. La règle totalitaire consiste à réprimer sans relâche tout ce qui fait mine de ressembler au début du commencement d’une opinion libre susceptible de la compromettre. On comprend aisément pourquoi : d’une part l’impunité des despotes décline à mesure que croît la liberté d’expression, d’autre part la fragilité des régimes totalitaires s’accroît à mesure que le droit s’internationalise. En d’autres termes, si des exactions commises dans quelques pays peuvent se traduire, une fois révélées au grand jour, par l’inculpation de ses instigateurs devant un tribunal international, on ne s’étonnera guère que les journalistes représentent plus que jamais des cibles de choix. C’est donc par la liberté d’expression que l’on jugera le degré de démocratie d’un pays, d’un Etat. C’est par elle que les peuples gagnent et gagneront chaque jour un peu plus d’ascendant sur leur destin. Dès lors où le pas-vu-pas-pris n’est tout simplement plus possible. Mais où, à l’inverse, dénoncer les crimes et les mensonges d’Etat, la corruption, la manipulation, les conflits d’intérêts, le vol à grande échelle, le pillage des deniers publics, devient non plus simplement un droit mais un devoir.
Si donc le droit de savoir est le droit le plus élémentaire de tout régime qui se respecte, il n’en demeure pas moins extrêmement fragile pour la raison que nous venons d’évoquer. Je le considère, personnellement, comme un assez bon baromètre démocratique. Il suffit, comme je viens de le faire, de passer en revue le rapport de Reporters sans frontières pour la liberté de l’information. Ce rapport prend en compte une période qui s’étend du 1er décembre 2010 au 30 novembre 2011. Le questionnaire à partir duquel fut établi le rapport a été soumis à 18 associations de défense de la liberté d’expression dispersées sur les cinq continents, au réseau de 150 correspondants de Reporters sans frontières ainsi qu’à de nombreux autres journalistes, chercheurs, juristes ou militants des droits de l’homme. Enfin, on ne peut reprocher aux critères sur lesquels repose ce rapport de manquer d’exhaustivité : violences et exactions commises à l’encontre des journalistes : détentions, exécutions, interpellations, agressions, pressions diverses ; responsabilité des Etats dans les exactions commises à l’encontre de la presse ; action des Etats pour la lutte contre l’impunité vis-à-vis des auteurs de violences et exactions ; censure et autocensure ; contrôle des Etats sur les médias ; existence ou non d’un cadre légal protégeant le métier de journaliste ; pressions administratives, judiciaires et économiques sur les journalistes ; volonté des Etats de développer internet et les nouveaux médias, contrôle direct ou indirect sur les fournisseurs d’accès, filtrage, etc. etc. Bref, un questionnaire qui se veut le plus complet et le plus significatif possible. Sans surprise, ce sont les régimes totalitaires qui remportent une fois de plus la palme du contrôle de l’information et de la répression de la presse sous toutes ses formes : Chine, Corée du Nord, Iran, Syrie, Nord Soudan, Yémen, Birmanie, Cuba, Viêt-nam. Au palmarès des pays les plus meurtriers pour les journalistes, l’on trouve, tenez-vous bien, ni la France, ni les Etats-Unis, mais le Pakistan. Là où l’impunité demeure la règle pour les assassins et agresseurs de journalistes : la Russie (assassinée le 7 octobre 2006, la journaliste d’investigation Anna Politkovkaïa était la 21ème journaliste supprimée en Russie depuis l’élection de Poutine, ce qui laisse quelque peu rêveur).
Il est évident qu’au regard de ce rapport, l’argument selon lequel la liberté de la presse dans nos contrées capitalistes ne serait qu’un leurre vole littéralement en éclat. De fait, nous aurions tort de minimiser la suspicion de nos pays démocratiques vis-à-vis d’eux-mêmes. Là où règne l’information règne aussi en maître la paranoïa. Votre canard appartient-il à quelque groupe financier ? Vos prises de position doivent nécessairement être guidées par quelque intérêt occulte. Pour connaître la vérité sur quelque évènement que ce soit, il vous suffira donc de dire le contraire de ce qu’avancent les médias officiels. Tout se passe en fait comme s’il suffisait d’être financièrement indépendant pour être exempt de parti pris. Il suffit de consulter le site de Médiapart pour se rendre compte qu’il n’en est rien. On peut fort bien prétendre à l’indépendance financière tout en oubliant que la vérité est sans parti. Sans doute est-il nécessaire de s’interroger sur les modes de financements à l’heure de la gratuité du net. Et sur la manière de produire de l’information libre et de qualité quand la majorité des journalistes puisent aux mêmes sources et restent confinés derrière leur PC. Il me semble, cependant, qu’une autre question se doit d’être soulevée et que l’on évoque peu fréquemment : que nous soyons journalistes, internautes ou lecteurs, cherchons-nous encore la vérité ? Est-il encore économiquement rentable de dispenser une vérité factuelle, une mise en perspective neuve ou éclairante, un commentaire de qualité, grâce auxquels le lecteur pourra par la suite se faire un avis en toute liberté ? Ou bien n’est-il pas plus commode de lui offrir sur un plateau d’argent ce qu’il désire entendre, en vertu du fait (ou de l’hypothèse) que l’internaute cherche désormais moins à se faire une opinion que des opinions qui confirmeront la sienne propre ? Dans quelle mesure donc l’engagement journalistique, en tant qu’il est engagement pour la vérité et rien d’autre, a-t-il encore un sens dans un monde où la vérité importe moins que la confirmation de ce que l’on croit savoir ?
Je reviens à ma proposition de départ : L’expression “journaliste engagé” est en soi pléonastique. Ou vous êtes journaliste et par conséquent engagé ou vous n’êtes pas journaliste. Idéalement, votre job consiste à dénicher une information inédite, d’intérêt général donc politique, et de l’essaimer autant que possible. De mauvaises langues prétendent, à tort, que vous n’êtes, pour la plupart, que des écrivains ratés. Fausse question ou question mal posée. Là encore : ou vous êtes écrivain et donc journaliste, ou préposé à l’astiquage des chiottes. Zola ou Balzac étaient-ils plus ou moins écrivains ou plus ou moins journalistes ? Là-dessus, un Tom Wolfe a définitivement tranché : La vérité est plus importante que l’imagination. Zappons un instant le buzz, les journalistes-engagés-encore-que, les médias-mensonges (!), et plongeons-nous dans l’univers mental de journalistes réellement indépendants, écrivains dans l’âme, dans la vie et sur le papier, des hommes dont la solitude est à la fois définitive et sublime : Albert Londres, Grover Lewis, Tom Wolfe, Hunter Thompson, William Vollmann, Christopher Hitchens, et d’autres encore…
Puisque la question du financement des journaux ne compte pas pour le rédacteur de cet article, c’est à se demander pourquoi les banquiers, les marchands d’armes et les gros industriels financent des titres de presse, vu que ce n’est pas ce qui rapporte le plus (quand ça ne perd pas de l’argent). Bouygues, Lagardère, Dassault… des philanthropes ?
J’aime ton article mais voudrais y apporter quelques bémols… Je crois que le jugement porté sur les médias « indépendants » où pour reprendre ton expression « il suffirait de dire le contraire de ce qu’avancent les médias officiels » relève d’un point de vue réducteur. Plus que par l’idée du contraire, ces médias, et notamment « médiapart » me semblent plutôt obnubilés par la recherche d’informations peu ou pas diffusées. En cela les médias dits indépendants font un travail complémentaire et nécessaire. Ils ne sont certes pas exempts des griefs que l’on peut faire aux presses officielles quant à leur partialité et parfois même leur ronronnement. Mais comme tu te plais à répéter journalisme et engagement vont de paire et quoiqu’il en soit on trouve par ces chemins de traverses des informations d’intérêts publiques passant à la trappe des infos-phares des colonnes officielles.
Depuis toujours j’ai le goût de regarder en dehors des cadres de grandes audiences, de chercher a voir ce qui se passe dans la main gauche du prestidigitateur pendant qu’il attire mon attention sur la droite, et inversement… Car effectivement je pense que les faits sont toujours manipulés et qu’il n’y pas lieu pour la cause de hurler au complot : cette manipulation est inhérente à la fonction même du journalisme et de ses outils (choix des mots, des titres, mise en page, contextualisation…), dès leur transcription les faits passent par des filtres idéologiques, éthiques, philosophiques… Conscients ou inconscients.
Inconscients tant il vrai qu’un journalistes peut avoir intégré une forme d’auto-censure lui permettant de préserver sa place de gardien du temple pour lequel il œuvre et qui, souvent et parfois même en dépit d’une couleur annoncée, se targue d’une objectivité à laquelle je ne crois pas, parce que je la pense impossible même si l’on peut s’en rapprocher. Tout simplement parce que ce que le journaliste le plus honnête analyse d’un fait passe nécessairement par le champs limité de sa perception, de ses capacités à voir, trier, sélectionner toutes les circonstances qui encadrent l’événement ; parce que les urgences du temps et les conditions techniques de parution (limitation d’espace, de nombres de caractères…) souvent l’empêchent de donner une vision suffisamment étoffée de son sujet ; ainsi une information partielle ne tronque-t-elle pas des éléments indispensables aux ambitions d’objectivité ? Parce qu’un journaliste s’inscrit dans une ligne éditoriale, ses orientations, ses présupposés, ses limites, il m’est difficile de croire en son objectivité et cela me gène moins que d’éteindre ma circonspection.
En outre, le temps et le lieu dans lesquels un article s’inscrit va colorer son contenu. Un article « objectif » sur les taux de criminalité dans un pays X, par exemple, change de sens en fonction des contextes politiques et géographiques dans lesquels il est diffusé, ajoutant des peurs ou les éliminant, c’est selon… Et si les chiffres cités sont bel et bien objectifs, même indépendamment de tout commentaire, leur sortie à un moment précis de l’histoire d’un pays peut avoir une vocation politique sous-jacente (dégradation de l ‘image du pays en question, réhabilitation de la peine de mort, création d’un nouveau secteur d’aide aux victimes…). D’autre part, le ton de l’objectivité par rapport aux événements et leurs implications ne finit-il pas par modeler un rapport désinvesti quant aux affaires publiques ? Cette valeur d’objectivité, dont on nous fait la propagande depuis près de 30 ans, n’a-t-elle pas concouru à discréditer le lyrisme échevelé du journalisme engagé, ne donnant plus aux peuples assoupis que des formules dignes d’un prompteur dans une salle de bourse?
Par ailleurs, est-ce vraiment de la paranoia (pour reprendre ton vocable) que de chercher à savoir à quel groupe financier, à quel parti ou à quelle autorité appartient un canard officiel ou prétendu indépendant ? Quels sont ses filiations, ses vocations, ses objectifs, ses intérêts ? N’est-ce pas là le travail d’un lecteur qui lui aussi prétend à la recherche de vérité (s) ? Bien sur l’indépendance financière ne suffit à donner de la probité à un journaliste, néanmoins on pourrait saluer cette volonté. N’avoir de compte à rendre à aucun producteur ou actionnaire pour tenter de se ménager un maximum de liberté de choix de contenu et mener son travail sans devoir se soumettre aux injonctions de la rentabilité ou de l’audimat à séduire, relève d’un vrai courage et d’une perspective des plus enviables pour qui cherche à fournir des informations et des points de vue singuliers.
Quoiqu’il en soit je te remercie pour ton article et ce chemin de réflexion que propose l’ensemble des textes repris dans ta chronique. A chaque fois, un vrai plaisir de te lire.