Je ne sais pas qui il est. Il est posé au milieu de cette photo noir et blanc, debout, droit dans ses bottes de SS ; il est de trois-quarts et son membre supérieur droit montre la baraque en bois derrière lui. Il regarde un groupe d’hommes, au dos courbé, au chapeau dans les mains par une politesse de terreur, les bras rentrés sur eux comme en position de défense. Ils ont le crâne rasé et sont soumis aux ordres. La violence est ainsi photographiée par un photographe nazi en 1943. Des soldats nazis sont au coin du cadre de la photo, autour de la scène, et regardent, comme impassibles à la terreur, sans aucune empathie, tuer est leur métier. Il fait beau sur la photo, l’ombre de ce salaud de nazi est visible, lui qui oriente les prisonniers vers la mort ou une lente agonie. Je regarde cette photo disposée au même endroit où elle a été prise ; je suis là et le soleil est aussi sur moi et j’ai fait froid dans mon être. Là où ils étaient, il y a 70 ans, je suis de passage, dans ce camps d’Auschwitz-Birkenau.
Je regarde cette photo retrouvée par Lili Jacob et intelligemment disposée dans ce camp afin de s’imprégner de la terreur, de mesurer l’ampleur du drame, de confondre passé et présent. Je suis au milieu du camp de Birkenau et je me sens au milieu de l’enfer malgré le calme. Cette photo parle et le formidable guide polonais me dit que sur cette photo le nazi est médecin. Ce sont les médecins nazis qui faisaient le tri à l’arrivée des convois sur la rampe, et tout était organisé par les médecins. Ces nazis regardent les êtres humains partir à la mort avec la désinvolture des psychopathes. Ces fous évaluaient, sélectionnaient, orientaient dans des pôles, en fonction des besoins, les détenus dans une sordide mise en scène où les vieux et les enfants étaient séparés des autres sous couvert de ne pas les faire travailler. Ils étaient alors transportés parfois en fausse ambulance de la Croix-Rouge vers la forêt pour être exterminés. Des milliers, des centaines de milliers, des millions se sont arrêtés devant cette baraque de triage et leur funeste et triste destin était décidé par ce médecin nazi. Tout est dans cette photo qui porte à jamais notre devoir de mémoire.
Les femmes étaient dirigées vers le camp des femmes, identique, en tortures et humiliations à celui des hommes. Elles allaient toutes mourir, gazées, ou de faim, ou du typhus, ou de la tuberculose, ou du choléra, ou pendues, ou abattues… tout était fait pour tuer.
Des photos j’entends les cris des enfants et des mères séparées. Sur la plaine les baraques renvoient l’écho de ces cris. A la photographie s’ajoute la vue du présent pour ne faire plus qu’un. Les deux se confondent et engendrent une tempête sous le crâne de révolte comme disait Victor Hugo. Le désespoir s’écrit au présent lorsque vous marchez sur la terre de Birkenau.
Le vent souffle sans bruit à travers les arbres qui poussent sur les cendres et cadavres de toutes ces victimes de la barbarie. Le gazon a reverdi de partout et le silence de mort a envahi l’espace. Le présent est en couleur et le soleil de ce printemps brille mais je vois tout en noir et blanc. Je marche dans ce lieu et je sens la mort plus que tout. Je suis médecin et je ne suis pas comme ceux qui ont participé à ces crimes. Nous ne sommes pas comme eux et nous devons nous battre pour ne pas que tout cet enfer recommence où que ce soit dans le monde.
Il y a 70 ans le premier convoi partait de Drancy pour Auschwitz-Birkenau. Ce temps est ridicule dans l’Histoire de l’humanité et, pourtant, il n’a fallu que quelques années aux nazis, aux théories d’extrême droite pour tenter de mettre fin à l’Humanité. Ces photos sont un discours de mobilisation et d’appel à être intransigeant et à mobiliser contre toutes les formes d’intolérance. Les autres photos témoignent de tous ces fous, psychopathes, racistes, antisémites qui ont tenté d’exterminer l’Humanité. Regardez ces photos et le visage terrifié des victimes qui semblent nous signifier, sans nul doute, qu’il faut faire plus de politique, plus de mobilisation, ne rien lâcher de l humanisme, de protéger la liberté, la paix… c’est ce qu’ils nous disent : ne pas renoncer au progrès de l’humanité et protéger la Vie.
Je ne sais qui a été cette ordure de médecin nazi mais je ne suis pas comme lui et, grâce à ces photos, je ferai tout pour qu’il n’en existe jamais. Plus jamais.
Oui ne rien lâcher !!! Et que l on continue à vous entendre et à vous lire, et à être à vos côtés. Je persiste à croire qu il y a plus d hommes qui croient en l humanité que d hommes qui la massacrent. En tous cas je m accroche à cette idee.
Votre article le prouve.
L’horreur est toujours à portée de main – ou tellement loin de nos regards qui se détournent. Et cette photo, et votre texte, et l’air du temps me donnent envie d’une petite contribution à cet édifice que nous appelons humanité: si fragile, si incertain, si nécessaire….
Car la bête immonde est partout!
Partout où règne une haine hallucinée de ses peurs.
Partout où s’entretiennent les blessures et les humiliations.
Partout la majuscule découpe à la hache (à coups de « H ») la concrétude sensible et diverse de notre humanité -où l’abstrait collectif ou idéologique déchire le concret individuel ou existentiel.
Partout où l’espace de variance (eu égard aux codes, habitudes, traditions, modèles, normes,…,etc.) se réduit en peau de chagrin.
Partout où le force de reliance (aux racines communes de l’aventure anthropique, à un projet humanité, à un substrat social – et les uns aux autres) se délite en replis solipsistes.
Partout où règnent l’utilitarisme, l’efficience et la normatie (c-à-d une Norme devenue prescriptive, Totalitaire et sans espace de variance – espace pourtant nécessaire où peuvent s’exprimer les personnes et naitre les noveautés).
Car l’attachement ‘pur et dur’ aux Principes (aux Idées) et l’alignement sur un conséquentialisme à extensions utilitaires sont l’un et l’autre insuffisants à la réalité humaine. Car le premier tend à sacrifier le concret à l’abstrait. Car le second tend à accepter le sacrifice de quelques-uns au bénéfice du plus grand nombre (selon un calcul coût/bénéfice aux limites incertaines dès lors qu’il s’agit de somme totale de bonheur ou de souffrances) -ou encore mésestimer l’influence des constructions symboliques et des projections trans-chronologiques ou identitaires.
Car donc la considération prévalente d’une collectivité abstraite nie ou anéantit un individu jugé inessentiel -nie les singularités dans un magma souvent sanglant pour vénérer l’abstrait sans chair de son Idéal ou de son conservatisme (cette abstraction pouvant être une structure sociale, une coutume ancestrale, un projet utopique, une supposée race pure ou encore l’espèce…)
La bête immonde, donc; qui renaît de nos peurs, de nos ignorances et de nos rigidités.
Qui se repaît de nos fantasmes et du sang versé. Profitant des ruptures et des solitudes et des insécurités diverses… Se nourrissant de la misère. Se vautrant dans les déserts d’égoîsmes multiples. Et cherchant dans les cendres jamais éteintes de l’histoire, cherchant finalement dans la folie toujours certaine de notre si fragile humanité, de quoi rallumer ses bûchers….
La bête immonde qui n’est finalement que la somme grandissante des yeux qui se détournent, des pages qui se tournent, des coeurs qui se blindent…. Et des « Plus jamais ça ! » qui se perdent dans la déferlante du quotidien -ou se diluent sur le papier glacé des clichés floutés. Quand les violences s’enchaînent et nous enchaînent… Quand les vengeurs perdent la tête dans leurs bras armés en quête de victimes nouvelles…. Et que victimes et bourreaux dansent ici et là une danse macabre où s’inversent parfois les rôles…
La bête immonde, qui rôde éternellement – revenue des enfers pour incendier le réel.
A coup de mépris violents et de craintes hallucinées savamment entretenues.
A grand renfort de détournement ou d’estompement d’histoire….
Sachant qu’il est des presque frères oubliant ce qui les unit sous d’autres noms, d’autres inflexions. Et qui se déchirent à coups de pierres (jetées ou posées en rempart): » Mais les armes sont inégales et les combats iniques qui opposent aux fils les fautes des pères…. » . Et cela quand seuls les coupables peuvent s’excuser ou « payer »… – en contre-donne, seules les victimes peuvent pardonner et c’est les enterrer une fois de plus, une fois de trop, que de pardonner pour elles… De fait, les morts ne pardonnent pas, leur calvaire reste à jamais comme une tâche sur le bleu du ciel, comme un doigt invisible pointé vers leur bourreau, un trou béant au cœur de l’humanité ou au fonds de nos mémoires. Une larme au creux de nos rires… Pour eux c’est trop tard -pour les vivants, tout reste à faire….
– Oublier les vengeances en chaînes, enchaînées, enchaînantes…
– Garder la mémoire vive du passer pour en tirer (enfin) leçcon et construire un avenir…
– Réinventer un projet « humanité »: où l’unité nourrit le pluriel des singularités; où le pluriel s’articule en harmonie -où le Tout se reconnaît en ses parties, sa richesse….
Sans perdre de vue qu’ il fut, qu’il est, qu’il sera … … des coupables de leur seul nom, seul accent, seule couleur, seule prière » -et des bourreaux très ordinaires…
Eternel problème de la reconnaissance de l’autre comme semblable. Eternelle difficulté de l’acceptation d’autrui en ses différences.
Et difficulté d’autant plus cuisante qu’elle se présente dans un contexte d’insécurités mutliples -« mondaines » ou planétaires, culturelles, sociales, physiques, familiales…
D’autant plus cuisante qu’il est des « responsables » politiques pour désigner les coupables ou les vecteurs ou les facilitateurs de tous les désatres qu’ils ne purent empêcher : l’autre, évidemment -le plus fragile, le plus souffrant, le plus vulnérable (demandeur d’asile ou demandeur d’emploi, sans papiers ou sans utilité….).
Jacqueline Wautier, docteure en philosophie Bioéthique