Faute de savoir nager, quid de l’idée de se baigner ?
Faut-il ne pas s’aventurer, faut-il apprendre la nage avant, dans un manuel, « au tableau noir », afin, une fois dans l’eau, de ne pas risquer la tasse ou la noyade ? Ou faut-il s’y essayer sans préalable – c’est en nageant qu’on devient forgeron – serait-ce au prix de quelques tasses salées ? Bref, entrer dans l’eau une fois qu’on sait nager. Ou bien avant, en vue de savoir nager, un jour, comme vous et moi.
Telle est posée – et le trait est à peine forcé – la question du passage à la démocratie dans les pays arabo-musulmans, à la suite du Printemps arabe. Partout, on ne le sait que trop, les premières élections libres ont donné le pouvoir aux mouvements islamistes, rien moins que démocratiques, quelles que soient leurs dénégations et leurs engagements pour l’avenir.
Appliquons le dilemme natatoire à la question démocratique.
Faut-il que les peuples soient suffisamment « mûrs », suffisamment « prêts », suffisamment éduqués, et les classes moyennes urbanisées suffisamment étoffées, pour ne pas, à peine libres, que les masses déshéritées des mégapoles et les campagnes « arriérées » votent, par ignorance, soumission ancestrale, revanche ou crainte de l’inconnu, en faveur de nouveaux maîtres valant largement les anciens et prêts à refermer la parenthèse démocratique derrière eux ?
Ou bien la démocratie est-elle un patient apprentissage, l’esprit et les moeurs démocratique s’acquièrent-il « à l’usage », sur le tas, à travers les inévitables balbutiements, les inévitables soubresauts, les régressions et les luttes politiques, culturelles, sociétales de longue durée que les instituteurs de la démocratie doivent livrer contre ses adversaires successifs (qui lui doivent droit de cité et d’expression) ?
Réponse : la démocratie comme pratique et institution, loin de sortir de la cuisse de l’Histoire comme une épiphanie, un couronnement en majesté d’un processus parvenu à maturation, est à elle-même sa propre École, sa propre fabrique. Son avènement est toujours improbable, ses premiers pas généralement chaotiques, son cours aléatoire. Elle façonne tout au long d’un chemin intranquille ses protocoles, suscite pas après pas ses très variés défenseurs : elle est, par nature, construction dans le temps, « work in progress ». Étrangère à toute transcendance, elle se reconnait instrumentale et faillible. Crime suprême aux yeux de tous les intégrismes dans leur fantasme de guérison du corps social des miasmes de l’Histoire, l’idée démocratique, loin de tout messianisme, de toute refonte de la condition humaine, est basée sur la relativité des choses, la liberté des individus, la pluralité des intérêts. Le dissensus y va de pair avec le compromis. Autrement dit, comme la qualifiait Churchill, la démocratie est le pire des régimes après tous les autres.
Ainsi qu’au Maroc, les milieux libéraux, urbains, occidentalisés, qui, au Caire, à Tunis, à Benghazi, furent les artisans majeurs du renversement des dictatures égyptienne, libyenne, tunisienne, yéménite, ont perdu les premières élections libres (et, selon toutes probabilités, ils les perdront, demain en Libye, au Yemen, après-demain en Syrie). Ils auront, à leur corps défendant, tiré les marrons électoraux du feu pour leurs adversaires islamistes sortis enfin au grand jour (les Frères musulmans) ou surgis du bois sans crier gare (les Salafistes), qui, à eux deux, ont raflé la mise. Tels les « idiots utiles », ces belles âmes de gauche qui faisaient jadis le jeu des staliniens par naïveté et auto-aveuglement, les libéraux arabes ont troqué des demi-dictatures finissantes contre un nouvel oppresseur idéologico-religieux, bien plus radical et résolu à régir la société en profondeur, que les maîtres vermoulus et pro-occidentaux d’hier, qui s’arrogeaient la sphère politico-militaire et quelques pans économiques juteux, mais, laissaient peu ou prou la bride sur le cou à la société civile, y toléraient dans une certaine mesure les vents de la modernité, dont ils jouissaient en propre.
Face à ce tsunami islamiste d’automne, la blogosphère sur les bords de la Seine et ailleurs retentit des « On vous l’avez bien dit », « Vous avez joué avec le feu », « L’islam n’est pas soluble dans la démocratie », « L’islamisme est la pire des dictatures » et autres déplorations plus ou moins affectées.
Contre les prophètes de malheur et les doctes de tous bords, attachés à jeter le bébé Démocratie avec l’eau du bain des élections, il importe, en ces temps de basses eaux géopolitiques, où le Printemps, place Tahrir, est accusé d’avoir accouché de cet Automne arabe, de s’inscrire en faux contre l’idée que la démocratie ne serait décidément pas faite pour les peuples du sud de la Méditerranée et que l’avenir arabe s’écrirait avec la seule encre du Coran.
Pour commencer, rappelons avec humilité que les premières élections libres au suffrage universel en France et en Europe ont presque partout vu le triomphe des conservateurs et des tenants de l’ordre ancien. Sous la Seconde République, les élections à la Constituante d’avril 1848, l’élection présidentielle de 1852, puis, de nouveau, à la chute du second Empire, les élections législatives de 1871 virent, à chaque fois, les anti-républicains l’emporter haut la main sur les Républicains et Paris.
Les peuples issus d’une longue histoire, confrontés à une donne politique inédite venue d’ailleurs, leur condition de dominés n’ayant jamais changé quels qu’aient été les changements au sommet d’États toujours lointains et toujours oppressifs, font, sollicités, preuve d’une saine circonspection face aux incertitudes d’un avenir dans les limbes, doutent de promesses trop belles ou trop abstraites pour être crues, et se raccrochent, lors des premiers scrutins libres, aux valeurs éprouvées – la religion en tête –, se tournant, pour désigner leurs représentants, vers les figures morales depuis toujours familières.
Le passé n’est pas encore mort, le futur n’est pas encore là. Dans les années 30, Gramsci, depuis sa geôle mussolinienne, écrivait : « Le monde ancien a déjà disparu, le nouveau monde n’est pas encore là. C’est dans cet entre-deux que les monstres apparaissent. »
L’islamisme serait un de ces « monstres », prédits et analysés par Gramsci.
Ce « monstre » que serait l’islamisme est-il, comme le fut en Europe le fascisme, un entre-deux, une forme historique transitoire, le passage obligé entre les dictatures d’hier et la démocratie de demain ?
Tout mouvement religieux qui se transporte dans la sphère politique en vue de dupliquer l’ordre du spirituel sur l’ordre du réel, inscrire dans la Cité son Credo, tout clergé qui s’emploie à changer l’ordre séculier des choses, moraliser la société et épurer le cœur des hommes non plus par la lettre sacrée et le prosélytisme mais par la loi et la coercition, tout parti spirituel qui s’avise de régenter hic et nunc la société, serait-ce avec son agrément et dans l’illusion lyrique des aubes nouvelles, peu ou prou se désacralise, corrompt sa posture de départ, altère ses belles mains immaculées dès lors qu’il s’ingénie à pétrir la pâte humaine dans ses compartiments publics et privés. Pâte humaine d’abord consentante, puis, devant la contrainte morale croissante, les restrictions et les privations de liberté, de moins en moins docile, de plus en plus dissidente et finalement rebelle.
Trois cas de figure. La Turquie, l’Iran, l’Afghanistan.
Premier cas de figure, la Turquie. Le fiasco iranien ayant valeur de leçon, face au réel qui résiste, face aux impératifs de la gestion politique, économique, sociale, du pays, face aux intérêts antagonistes des diverses catégories et couches sociales que ne suffit pas à transcender l’unanimisme religieux officiel, face aux contradictions entre le dogme et la modernité (tourisme occidental et marginalisation des femmes ; capitalisme et interdiction du prêt à intérêt), le pouvoir politique, dont la religiosité et le rigorisme affichés s’opposent à priori au libertarisme et à l’esprit d’innovation tous azimuts qu’implique une société ouverte (économie de l’information, éducation supérieure, féminisation générale des métiers), va très vite composer avec les élites techniciennes de la société civile et se « laïciser » sans équivoque. A telle enseigne que l’AKP d’Erdogan est passé en dix ans sans coup férir, de l’islam militant à un islamisme « light » et un économisme sans fard.
Deuxième cas de figure, l’Iran. Le pouvoir, là quasi-exclusivement religieux, rétif à toute alliance externe et s’avérant très tôt impuissant à accoucher de l’ordre meilleur et juste qu’il avait annoncé, ses clercs se sont figés peu à peu sur leurs positions de pouvoir et ne tiennent plus aujourd’hui que par la répression et la fraude électorale. Il suffit de comparer l’espérance qu’avait soulevé Khomeiny, il y a trente-cinq ans, et l’hostilité générale, aujourd’hui, des Iraniens, bourgeoisies en tête, à l’encontre du régime des Mollahs et leurs suppôts Pasdarans.
Troisième cas de figure, l’Afghanistan hier des Talibans. L’application littérale des lois coraniques et de la charia, mise en œuvre avec toute l’intransigeance et l’inhumanité dont ont fait preuve les Fous de Dieu, la déroute ne s’est faite pas attendre.
L’idéologie radicale, mise aux postes de commandement du politique, conduit à l’asphyxie de la société et, à court terme, à la confrontation avec le monde extérieur. Sans parler de Cuba ou de la Corée du Nord, l’Afghanistan et l’Iran sont là pour rappeler aux masses arabes tentées par l’islamisme politique, la faillite programmée de leurs attentes d’un changement de leur condition de dominés.
Les mêmes causes produisant les mêmes effets, l’islamisme n’est en rien « la solution » dans l’ordre politique et social qu’il se targue d’être dans l’ordre spirituel. Les masses arabes d’Egypte et ailleurs, en feraient-elles demain l’expérience, ne manqueraient pas d’en payer le prix. Conscients de l’appréhension intérieure et extérieure qu’ils suscitent, les Frères musulmans ne cessent d’invoquer l’AKP turque comme le modèle à suivre.
Ce pas en arrière qu’est l’islamisme politique parvenu désormais au pouvoir est-il, dans les conditions socio-culturelles actuelles du monde arabo-musulman, une étape obligée sur le chemin difficile de la démocratie ?
Admettons le théorème de Gramsci, sa théorie de l’entre-deux et du « monstre » intermédiaire.
Qu’est-ce qui pourrait, cependant, borner la « monstruosité » du monstre islamiste, le travailler de l’intérieur dans le sens d’une germination à rebours de la démocratie ? Quels vers démocratiques dans le fruit islamiste ? Quelle « gangrène » salutaire ?
Sans parler des réalités économiques qui invitent au réalisme aux dépens de l’idéologie, sans parler des noyaux libéraux occidentalisés déjà en résistance et des minorités religieuses sur la défensive (tentées par l’exil, comme les Coptes d’Egypte ou les chrétiens d’Irak), sans parler de l’ouverture minimale incompressible sur l’extérieur et à la mondialisation, sans parler des castes militaires qui ne se laisseront pas déposséder de leurs privilèges et de leur pouvoir d’Etat, les sociétés arabes sont, plus encore que d’autres, en attente d’un progrès matériel et humain qu’elles savent, en effet, à portée de main, en raison de la manne pétrolière dont elles exigent en vain depuis cinquante ans la dé-confiscation et la redistribution collective. La religion n’est plus la grande affaire, la question sociale oui. Le bien-être, la société d’affluence et de consommation, un mode de vie plus libre, telles sont les grandes aspirations collectives, les rêves réalistes de citoyens télévisuels qui vivent de plus en plus à l‘heure d’Al Jezirah et d’Internet, n’ignorent plus rien de leur infériorisation politique, économique et sociale. L’ordre sociétal n’est plus vécu comme une fatalité mais comme un déni. Les grèves, en marge du Printemps arabe, se sont multipliées. L’islam, au niveau populaire, agit moins comme support de l’ordre établi que comme ferment protestataire, et fait obligation de justice sociale. A cet égard, Frères musulmans et salafistes n’ont qu’à bien se tenir ; leur idéologie de la charité comme remède aux inégalités et à la précarité de masse ne fera pas longtemps illusion. Il est attendu d’eux non pas plus de religion, comme on serait tenté le croire, mais rien moins que la fin de la misère, plus de travail, plus de justice, plus de droits et de protection. Rien n’est moins sûr qu’ils procèdent beaucoup mieux dans ces domaines sans appel que les oligarchies prédatrices qui les ont précédé.
Enfin, la forêt islamiste cachant l’arbre laïque, on n’a guère perçu un phénomène qui, quoiqu’extrêmement minoritaire et souterrain, gagne du terrain, du Maghreb aux abords du Nil : l’athéisme. De même que nos sociétés occidentales ont connu une lente déchristianisation qui, aujourd’hui, semble quasi-consommée, les sociétés arabo-musulmanes au sud de la Méditerranée connaissent les premiers frémissements de ce « mal » séculier. Il est beaucoup trop tôt pour parler de dé-islamisation, mais laïcs et séculiers vous confient souvent, en privé, leur peu de foi.
Le vent de la liberté qui a soufflé à Tunis, Benghazi et au Caire, ne rentrera pas aisément dans sa boîte. Les masses ont découvert l’arme de la rébellion, la force du nombre. Les islamistes qui ont récupéré cette lame de fond populaire, le jour où leur politique forcément déceptive, car sectaire et contraignante, fera se retourner contre eux, pourraient bien essuyer un second Printemps arabe, de seconde génération.
Pour l’heure, libéraux, démocrates, laïcs, séculiers ont à tenir bon, résister pied à pied, à l’Université, dans la presse et ailleurs, sur les réseaux sociaux, sur le front des libertés et de la culture.
Ils ont perdu une bataille, mais pas perdu la guerre.
Je ne comprends pas cet auteur.
Des textes d’apologie à Joe Starr puis ceci…
Est-ce l’actualité ou la conviction qui l’inspire?