Montparnasse, je me suis retrouvé désemparé, comme abandonné. Il était mon boucher depuis vingt ans, son foie de veau était d’anthologie (une minute à peine de cuisson de chaque côté), et mes petits-enfants lui doivent une bonne part de leur belle santé.

Sa Boucherie Normande était ce qu’on appelait jadis une maison de confiance. Retrouver dans mon quartier une boucherie où la première marchandise serait cette confiance était capital. Je n’imagine pas acheter la viande au vu de l’étiquette, de l’emballage, aussi subtil et engageant soit-il. Je pousse l’exigence, la manie ou l’amour de la viande jusqu’à dédaigner l’étal du boucher, y régnerait-il une immense profusion, car la viande n’est pas offerte comme un produit déjà là, à prendre ou pas.

La viande de boucherie, c’est, avant tout, de la parole. C’est un produit, oui, du langage, un produit, en quelque sorte, langagier. On parle avec son boucher. Cela s’appelle le commerce de la parole.

Photographie (c) Petra Lindbergh
Photographie (c) Petra Lindbergh

Quand Monsieur Poisson (sic) a fermé sa boucherie à

« Monsieur Poisson, vous avez de l’araignée aujourd’hui ? » « Non. Mais, si cela vous dit, j’ai de la poire premier choix, ou encore un filet mignon de veau. Madame Toubon devrait aimer. » « Vous me recommandez lequel ? » « Le filet. Vous m’en donnerez des nouvelles. » Le boucher s’absente, va dans ses frigos, vous présente la pièce, vous admirez, vous acquiescez, il la travaille devant vous. Vous, le client, avez un rôle essentiel. Le produit n’est pas fini. Même chez un autre artisan de bouche non moins
incontournable et tout aussi familier, votre boulanger, la relation n’est pas la même, votre pain quotidien est déjà là à vous attendre, tout fait, fin prêt.

Chaque été, à Ré, il y avait un boucher lui-même d’été, chevillard en Charente le reste de l’année. Nous lui commandions des queues et des joues de bœuf pour un pot-au-feu rituel où tous nos amis de vacances étaient conviés. Il en avait ou pas. Cette année-là, par exemple, il n’en avait pas ! Impossible d’en trouver. Si. Non. « Vous ne pouvez pas nous faire ça ! Vous en trouverez, c’est sûr. » « Impossible, je vous dis ! » Évidemment, il finissait par en trouver.

La boucherie de Monsieur Poisson a été remplacée par une épicerie russe (et non, ô miracle, par une énième boutique de fringues. J’ai tout de même perdu au change ; je bois moins de vodka que je ne mange de bonne viande). Le successeur que nous avons trouvé à Monsieur Poisson s’appelle Monsieur Picard (non, pas les surgelés), sis rue Bréa. C’est, là encore, une maison de confiance. Nous avons eu une belle chance. Et c’est, tout autant, une maison de paroles. Comme avec son prédécesseur, nous parlons viande avec Monsieur Picard. J’ai même appris de lui ce que c’est que le fameux « morceau du boucher ».
C’est d’autant plus délicieux que c’est celui que préfère, entre tous, le boucher en personne. Sauf que l’on n’arrive jamais à savoir de lui quel est ce morceau, d’où il provient vraiment sur l’animal ! Une fois, Monsieur Picard me vend une viande longue, une autre fois un morceau rond et épais, une troisième fois la viande est très rouge, la fois d’après plus pâle, sans qu’il me dise jamais ce que c’est. Bref, le morceau du boucher garde, à dessein, son mystère. C’est l’une des coquetteries de ce métier qui en compte bien d’autres, propres à la caste des bouchers. Car les bouchers, bel et bien, sont une caste.

À telle enseigne que leur langage de métier est l’un des plus riches qui soient, et je ne parle pas seulement des termes techniques, d’anatomie, de découpe, de cuisson, etc. Pierre Perret, dans son Dictionnaire du français des métiers, a établi que la contribution des bouchers à la langue française était majeure. Quantité de mots touchant à l’art de la viande sont passés dans notre langage courant.

Enfin, ce métier a quelque chose de tout à fait unique : la femme. Il n’y a pas de boucher sans bouchère. Impossible. C’est un commerce qui se fait à deux. Un commerce de couple. L’homme et la femme, unis, soudés, solidaires, indestructibles. Souvent, les bouchères sont belles. Le jour où une belle bouchère s’en va, quitte sa caisse, le lendemain, la viande ne sera plus la même. C’est arrivé une fois, à ma connaissance. J’en connais une qui séduisit et épousa le poissonnier d’en face.

Mais la fidélité est essentielle. Car le boucher, tout au long du commerce que vous entretenez avec lui, sait, chaque fois que vous quittez sa boutique, un peu mieux qui vous êtes. Il connaît par le menu ou presque ce que vous faites, les aléas heureux ou pas de votre vie (« Alors, ce mariage de votre fille ? » « Ça fait un bail qu’on ne vous a pas vu ! »), il sait, par définition, combien de convives ont dîné chez vous hier, au dernier Noël, et presque qui ils sont. Pour nous, ses clients, nous les fous de viande, tout est affaire de reconnaissance, dans tous les sens du mot.

Nous sommes les obligés de notre bouche.

Un commentaire

  1. Félicitation,écrire un article de cette qualité sur de la « viande » aux USA relèverait de la science fiction, en deux mots, c’est ca la France, un savoir vivre épicurien unique au Monde. Ici, le stoïcisme mercantile a depuis longtemps tuer la poésie hédoniste.