Dans de nombreuses langues, parler de viande, c’est, très logiquement, évoquer la chair de certains animaux. En espagnol, on dit carne, et cela n’a rien de péjoratif. Mais la viande est, en français, depuis que le mot chair a pris d’autres valeurs, un symbole de vie, de maintien de la vie et de la santé humaines.

Le mot viande est parmi les plus anciens de la langue : on le trouve au XIe siècle ; il vient par tradition orale d’un mot latin altéré, vivanda, pour un dérivé du verbe vivere, « vivre ». Vivenda, pour les Romains, étaient les choses qui servent à conserver la vie ; les « viandes », au moyen âge, sont toutes les nourritures, les provisions. Encore au XVIIe siècle, Madame de Sévigné considérait comme des «viandes » à la fois « un ragoût, une salade de concombres, des cerneaux » (noix). Mais depuis longtemps, le mot viande s’employait de plus en plus à propos de la chair des animaux chassés, puis des animaux d’élevage, en distinguant les viandes rouges, boeuf, mouton, les viandes blanches, veau, porc, volailles, lapins, et – ce qui ne se dit plus – les viandes noires de gros et petit gibier.

Selon les époques, les civilisations, les sociétés, le mot viande et ses équivalents en d’autres langues correspondent à toute utilisation alimentaire de certaines parties, surtout musculaires, des animaux. Les tabous religieux (le porc pour les musulmans, par exemple), les interdits culturels (le chat, le chien pour les Européens, le lapin pour la plupart des Anglo-Saxons, la vache pour les hindouistes…) varient selon les cultures, et certaines, pour des raisons religieuses ou philosophiques, éliminent de leur régime toute viande. Cependant, dans l’histoire alimentaire de l’humanité, la viande est essentielle, quelles que soient les variantes : omniprésence du porc et du canard en Chine, du boeuf et du mouton en Angleterre, qui a exporté dans le monde entier la consommation des viandes grillées, alors que, jusqu’au XIXe siècle, la chair animale était conservée salée, fumée, ou longuement cuite. Les variations, les nuances de goût, les évolutions de la cuisine sont intenses, ce qui fait que le vocabulaire de la viande est immense. Ainsi, même en s’en tenant à la langue française, la terminologie de la découpe des gros animaux, très complexe, diffère selon qu’on parle cette langue en France ou au Québec : la guerre de l’entrecôte et du t-bone en est témoin.

Quelques notions-clés, cependant, sont (presque) universelles. Celle qui correspond au commerce de détail de la viande en fait partie. Interviennent alors le boucher et la bouchère, le masculin pour des raisons culturelles séculaires étant étroitement lié à la viande, à son choix, à sa préparation, à sa présentation. Et si le mot viande surprend par son rapport à la vie, boucher est encore plus étrange, plus inattendu : c’est un dérivé très ancien de bouc. Au moyen âge, on a parlé de viandier, mais le mot, qui venait du sens ancien de « nourriture », désignait une personne qui nourrissait bien ses hôtes, de même que le vivandier, puis la vivandière, chargés de nourrir les troupes, jusqu’à ce que la cantinière ne détrône la vivandière. Rien à voir avec ce spécialiste qu’est le boucher. De même que le boulanger ne fabrique pas des boules, sauf de pain, et n’est pas le panetier qu’il devrait être, le boucher n’a plus rien à voir avec le bouc, même s’il vend parfois de la viande caprine. En fait, le « boucier » du XIIIe siècle était celui qui abattait les bêtes pour les vendre. La référence au bouc était sans doute symbolique, et ce mot voulait dire « sacrificateur », donnant à l’élevage la valeur que cette notion a chez Homère, certaines bêtes étant réservées aux dieux. Or, l’animal sacrificiel par excellence fut dans notre moyen âge le bouc, chargé de pouvoirs surnaturels. Ces pouvoirs venaient d’un lointain passé. On peut rappeler que la fête du sacrifice du bouc, dans la Grèce antique, a donné naissance au spectacle « tragique », terme dérivé du mot tragos, « le bouc ». Le boucher d’aujourd’hui n’est sans doute plus le prêtre d’un sacrifice solennel. Mais son domaine s’est élargi : il est passé du bouc au mouton, au boeuf, parfois encore à la chèvre et au chevreau, laissant le porc au « cuiseur de chair », que dissimule notre charcutier familier, mais s’emparant parfois d’autres espèces. La boucherie appelée « hipophagique » fut naguère florissante, et continue à vivre dans le nord de la France.

Si les mots boucher et boucherie, employés au figuré, gardent des traces de leur origine, l’abattage, lorsqu’ils s’appliquent au métier, qui est plus qu’un commerce, ils supposent un savoir-faire traditionnel très élaboré. On dit que, si l’on peut devenir cuisinier, on naît rôtisseur, ce qui suppose un sens inné de cet art. On peut en dire autant du bon boucher, qui n’intervient qu’après l’abattage – il y a des professionnels pour cela – et qui doit choisir, préparer, découper, mûrir, parer la viande, enfin la présenter de manière alléchante.
Menacée, comme tout artisanat délicat, par l’industrialisation effrénée de « l’agroalimentaire » , la boucherie est un patrimoine de talent et d’habileté à conserver jalousement, pour que la viande conserve son sens originel : ce qui conserve la vie et la santé.

3 Commentaires

  1. Une succession d’articles sur la viande?!
    Et les végétariens dans tout ça?
    A quand un dossier sur le meurtre des bêtes dont vous savourez les entrailles?

  2. Bonjour,
    Tout d’abord, la viande ne conserve pas mieux la vie et la santé que les autres aliments (voir sa définition originelle). Petit rappel factuel.
    Il s’agit d’un aliment qui a rarement été « omniprésent » dans l’histoire de l’humanité, c’est l' »industrialisation effrénée de l’agoralimentaire » qui a permis cette omniprésence.
    L’industrialisation effrénée de l’agroalimentaire étant une abomination écologique, éthique et sanitaire (voir le livre « un eternel treblinka ») il ne reste que la viande « éthique » (celle dont l’auteur fait l’apologie, et contre laquelle je ne m’opposerai pas)…. simplement on ne nourrira pas 7 milliards de primates avec du boeuf et du cochon éthique.
    Cette situation laisse trés peu d’options.

  3. Patrimoine Vital?
    Avez-vous déjà entendu parler des végétariens?! Il ne sont pas des êtres vivants, je présume…