La viande, qui, de prime abord, peut ne pas sembler le plus esthétique et gracieux des thèmes artistiques, a constitué une source majeure d’inspiration pour les artistes, anciens comme modernes. Depuis les représentations de chasses qui peuplent les murs des grottes préhistoriques jusqu’aux œuvres de Soutine, Bacon et Picasso, en passant par les natures mortes de Goya et de Monet et les vues d’abattoirs ou d’étals de boucher de Carrache et de Corinth, la viande a été représentée sous de multiples aspects, prenant selon les époques des significations chaque fois singulières. D’où vient l’intérêt pictural pour cet aliment quotidien, dont l’aspect sanguinolent est parfois repoussant, et pour l’obtention duquel la mort doit être prodiguée ? Il provient, précisément, de cette diversité de significations et de symboles que concentre en soi la viande, et qui se retrouvent tout au long de sa représentation artistique. Elle peut renvoyer aussi bien à la cruauté, à une interrogation sur la mort et la violence du monde, qu’à l’exubérance, à la profusion de la nature et à la richesse sociale, à la vie elle-même, faite de chair et de sang, sans oublier l’aspect symbolique, voire religieux, qu’elle induit, central dans l’art ancien et moderne de l’Occident. La puissance expressive des morceaux de viande aux formes torturées et des animaux prêts à être dépecés, avec leurs couleurs crues, vives et contrastées, ont attiré les peintres modernes, pour qui les carcasses furent un moyen d’exprimer l’aliénation de la vie moderne.
Étonnamment, la représentation de la viande constitue souvent chez les artistes qui l’ont traitée l’un des aspects les plus intéressants de leur œuvre. Carrache, le peintre aux paysages assagis et ordonnés, aux nuées mythologiques peintes sur les voûtes du palais Farnèse, à Rome, ce père de la peinture classique au xviie siècle, produisit deux tableaux extraordinaires dépeignant des étals de bouchers regorgeant de viandes sanguinolentes, qui tranchent brutalement avec le reste de son œuvre, par la force expressive de la scène, la violence du coup de pinceau et des tons employés, rouges, bruns et noirs, d’une grande modernité. Monumentaux, avec leurs pièces de viande pendant aux crochets de l’échoppe, le cadrage serré adopté par le peintre et les garçons bouchers accomplissant leur tâche avec indifférence, ces tableaux signifient la cruauté et la violence de la vie quotidienne, loin des préoccupations éthérées de la religion du temps de Carrache.
La viande, sa quête immémoriale, est au commencement de l’art. Dans de nombreuses grottes préhistoriques, les cycles de peinture murale renvoient à des scènes de chasse. À Lascaux, Cosquer ou encore Altamira, des centaines d’animaux, bisons, aurochs et cerfs sont représentés sur les parois, parfois poursuivis par des chasseurs armés de lances. Ces battues peintes par les premiers artistes de l’Histoire revêtent une signification rituelle qui nous reste inconnue, étant établi qu’elles ne dépeignent pas des chasses réelles, car les hommes de la préhistoire chassaient essentiellement le renne, qui, lui, ne présentait aucun danger. Or, à Lascaux, il n’est représenté qu’une fois.
Passons au Moyen Âge européen. La profession de boucher s’organise dans les cités médiévales industrieuses, gagnées par la prospérité, où les corporations de métier se multiplient à l’ombre des cathédrales, de même que dans les républiques marchandes et les Villes libres. Les guildes de bouchers offrent des vitraux aux cathédrales pour célébrer leur profession et leur abondance matérielle en même temps que le nom de Dieu. À Bourges, on retrouve, dans le bas d’un vitrail représentant une scène biblique, l’image d’un homme abattant un bœuf à la hache. À Semur-en-Auxois, dans la riche Bourgogne du xve siècle, l’imposante collégiale gothique possède une « chapelle des bouchers », dédiée à saint Claude, dont un vitrail représente l’abattage et la découpe d’un bœuf.
Mais le vrai « Siècle de la viande » dans l’art est le xviie siècle. Avec le retour de la prospérité en Europe, les artistes flamands, hollandais et italiens s’emploient à représenter la vie courante à travers des scènes dites de « genre », des vues de villes et de campagnes. C’est aussi le grand siècle de la nature morte. La viande y trouve très logiquement sa place comme objet pictural d’élection, notamment dans les œuvres des peintres qui travaillent dans ces grandes cités marchandes que sont Anvers, Amsterdam, Delft, Bologne ou Venise. La sensibilité baroque, qui apprécie la profusion non moins que la représentation symbolique de la mort et de la vanité de la vie, trouve son acmé dans la figuration d’étals de bouchers croulant sous les amoncellements d’oiseaux, de pièces de bœuf, de saucisses et autres victuailles. Ces œuvres sont le prétexte pour dépeindre la richesse des tables des commanditaires bourgeois et aristocratiques, et sont pour le peintre l’occasion de démontrer sa virtuosité ainsi que son sens aigu de l’observation. C’est à qui rendra le mieux le plumage du paon ou des bécasses, l’aspect du lièvre fraîchement abattu et les pièces de bœufs empilées. Le gibier mort, immobile, permet au peintre de réaliser une étude quasi scientifique des animaux, ce dont s’enorgueillit un artiste comme Snyders, assistant de Rubens et Van Dyck, spécialisé dans les figures animalières, et dont les énormes compositions dépeignant des garde-manger débordant d’animaux les plus divers, tous plus fidèlement représentés les uns que les autres, sont de véritables inventaires du vivant. Dans ses tableaux, le lapin trône à côté du chevreuil éventré et de bouquets de perdrix, elles-mêmes dépeintes au-dessus d’un amoncellement de volailles prêtes à passer sous le couteau du cuisinier.
Véritable genre pictural en Flandre, ces peintures sont la spécialité de nombreux peintres, à commencer par Aersten, Beuckelaer et Snyders, dont les tableaux sont invariablement débordants de vie et de nourriture. Pour célébrer l’opulence des riches bourgeois flamands, ces peintres animaliers s’empressent d’ajouter à leurs scènes une boutiquière bien en chair et à l’œil aguicheur. Dans une veine plus sobre et intimiste, d’autres Flamands, comme Teniers, mais surtout des Hollandais, grands observateurs de la vie quotidienne, peignent dans de plus petits formats, fort appréciés des amateurs, des arrière-boutiques et des intérieurs de boucherie pittoresques pleins de détails minutieux, où l’on voit souvent des carcasses prêtes à être débitées. Mais dans ces œuvres, la viande ne vaut pas comme simple anecdote ; elle n’est pas non plus un signe de prospérité. Les bœufs écorchés de Teniers et les boucheries de Carrache signifient la cruauté du monde. La signification symbolique ou religieuse n’est jamais bien loin. Plus que tout autre aliment, la viande, pour laquelle on abat des êtres vivants, revêt un aspect symbolique et peut être, en peinture, pétrie d’un sens religieux, voire mystique, reprenant les prescriptions rituelles et les Mystères des grands monothéismes. Dans la très catholique Espagne du xviie siècle, Zurbarán peint un magnifique et frêle agneau sur fond noir, fraîchement tué mais qui ne porte aucune blessure et dont ne s’écoule aucun sang. C’est la figure du Christ, l’agneau de Dieu, sacrifié pour remettre l’humanité de ses péchés, et qui, sous cette forme innocente, immaculée, invite le spectateur à se repentir.
Dans les natures mortes et les vanités, ce genre si en vogue dans la peinture européenne du xviie siècle, la pièce de viande, au même titre que le crâne ou le sablier, suggère, cachée dans un coin du tableau, l’inéluctabilité de la mort, la futilité de la vie humaine. Sa représentation peut être une manière détournée de signifier la souffrance, la noirceur de la vie, de rappeler la passion du Christ, sans verser dans la peinture religieuse, qui, elle, répugne à figurer le sang. La représentation de la chair animale n’obéit à aucune codification, et le peintre est libre d’exprimer sa vision. Rembrandt, qui s’astreint à traiter des sujets inquiétants, énigmatiques, peint à grosses touches son célèbre et mystérieux Bœuf écorché, dont la masse macabre occupe toute la toile et se détache sur un fond sombre représentant un abattoir vide, lugubre, où l’on remarque la tête d’une femme contemplant la carcasse de l’animal depuis l’embrasure d’une porte dérobée. Le message de la passion du Christ est décuplé à travers la représentation de l’animal supplicié, l’accent porté sur la barbarie du martyre, d’autant plus inquiétant qu’il n’est pas explicite. Goya, auteur des fameuses Peintures noires, plutôt que de représenter l’Agnus Dei immaculé de Zurbaran, peint vers 1808 une nature morte aux morceaux de mouton, où la tête écorchée du pauvre animal trône tel un trophée funèbre à côté de ce qui devait être l’une de ses côtes.
À partir du xixe siècle, la division de la peinture en genres élevés, moins nobles ou carrément communs, devient obsolète, les natures mortes et les scènes de genre ne sont plus reléguées au bas de la hiérarchie des sujets, et les peintres s’émancipent des commanditaires aristocrates ou ecclésiastiques de l’époque classique. Les artistes s’essayent librement aux genres les plus divers, mais c’est le paysage qui gagne ses lettres de noblesse et ouvre la voie de la modernité avec l’impressionnisme, suivi par une myriade de courants artistiques s’éloignant toujours davantage d’une reproduction fidèle et lisse de la réalité, pour privilégier l’expression des sensations, des impressions, en un mot l’intériorité de l’artiste. Monet, dans toute son énorme production, n’a laissé qu’une seule œuvre figurant de la viande, au début de sa carrière, en 1864, près de dix ans avant les débuts de ce que l’on nommera l’impressionnisme. C’est un petit tableau représentant sobrement un quartier de viande posé sur une table, simple exercice technique pour le peintre, mais où l’on devine déjà sa touche caractéristique, rapide et empâtée, ainsi qu’une certaine influence japonisante dans la forme à peine brossée de la chair animale aux lignes élancées.
Après l’impressionnisme vient le temps de l’expressionnisme qui, dans la même optique, mais portée ici à l’incandescence, plus que de rendre sur la toile la vision personnelle de l’artiste, va s’attacher à traduire de façon violente et saisissante les affects et les passions humaines, les appréhensions de l’artiste face à une société moderne de plus en plus déshumanisée. La viande va alors retrouver sa place et sa signification symboliques. Le peintre allemand Lovis Corinth dépeint des abattoirs où des tâcherons sont à l’œuvre. Ce qu’il observe, ce sont la violence et le mouvement de la scène au moment où les hommes abattent les bêtes. Il le signifie en « grossissant le trait », s’exprimant par de larges touches verticales, qui scandent l’espace comme des coups de fouet et donnent l’impression de se trouver dans un flux tumultueux.
Chaïm Soutine, juif lithuanien arrivé à Paris en 1913, esprit torturé hanté par les souvenirs de sa jeunesse miséreuse, peint toute une série de bœufs écorchés où, à son tour, il torture la viande à plaisir, l’écartèle sous son pinceau, brise les os des bêtes mieux que n’aurait pu le faire le plus aguerri des équarisseurs. Enfin, s’il est un grand peintre moderne chez qui la viande tient une place capitale, c’est, bien sûr, Francis Bacon. Chez lui, la viande c’est l’homme. L’homme est réduit à sa chair. Il est devenu purement viande, chair humaine. À travers sa peinture, Bacon exprime le sentiment tragique de l’existence qui l’habite et son mal-être profond à l’égard de l’individu moderne, en leur donnant une réalité concrète. Les figures qui peuplent ses tableaux sont broyées, réduites à l’état de chairs difformes et sanguinolentes. L’homme se déshumanise, est écrasé. Dans l’œuvre de Bacon, ce n’est plus qu’un résidu d’humanité qui subsiste dans des personnages incarnant la violence des sentiments et un désespoir métaphysique, intemporel, sans issue. Il n’y a pas de rachat pour ces formes étranges et effrayantes, prisonnières de décors surréalistes, et si déformées, si écartelées qu’elles semblent immobilisées à jamais, comme dans l’incapacité de s’échapper, et contraintes de répandre sur la surface du tableau et aux yeux du spectateur la pourriture de leur corps en déréliction, condamnées à jouer l’éternel spectacle de bruit et de fureur qui est celui de l’existence humaine.
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Murielle Levy
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