J’ai eu comme tant d’autres la chance d’approcher et de connaître Jorge Semprún. Parler de lui au passé est quasi un non-sens tant il est, plus qu’un symbole, une mémoire à jamais vivante de la Shoah. Mémoire veut dire ici : fidélité à la communauté juive, fidélité non moins profonde à l’Europe.
Témoin cet article daté du 7 et 8 mars 2010, et qui fut sans doute le dernier qu’il donna au Monde, où Jorge Semprún explique la raison pour laquelle il tenait à être présent, une dernière fois, au Mémorial Buchenwald-Dora. « Dans cinq ans, en effet, à l’occasion du 70è anniversaire de la découverte et de la libération des camps, je ne serai plus là. Pour la dernière fois, donc, le 11 avril, ni résigné à mourir ni angoissé par la mort, mais furieux, extraordinairement agacé à l’idée de n’être bientôt plus là, dans la beauté du monde, ou bien, tout au contraire, dans sa fadeur grisâtre, – ça revient au même, dans ce cas précis -, pour la dernière fois je dirai ce que je pense avoir à dire. » A savoir ceci : « Quand tous les témoins, déportés résistants, auront disparu, bientôt, dans quelques années, il restera encore une mémoire vivante, personnelle, de l’expérience concentrationnaire, une mémoire qui nous survivra et c’est la mémoire juive. Le dernier homme à se souvenir, bien après notre mort, sera un de ces enfants juifs que nous avons vus arriver à Buchenwald, en février 1945, évacués d’Auschwitz, ayant miraculeusement survécu au froid, à la faim, à l’interminable voyage en wagons de marchandises, souvent découverts, pour témoigner au nom de tous les disparus, les juifs et les goys (les non-juifs), les femmes et les hommes. Longue vie à la mémoire juive de notre mort ! »
Témoin également son dernier livre Une tombe au creux des nuages (Climats/Flammarion, 2010) paru quelques mois plus tôt, qui reprenait la plupart de ses discours prononcés en Allemagne et en Autriche de 1985 à 2005.
Cet espagnol, si pétri de sa propre culture, n’en parle ici quasiment pas, mais rend volontiers hommage à la poésie au travers la figure de Paul Celan, à la philosophie allemande au travers celles de Kant, Husserl et Heidegger.
Résistant, déporté, communiste militant avant que d’être exclu du parti, écrivain, ministre de la culture (sous Felipe Gonzalès), membre de l’Académie Goncourt, scénariste, Jorge Semprún fut aussi de beaucoup de grandes causes politiques. D’abord et peut-être surtout un infatigable témoin de la double et sombre Mémoire européenne que sont le nazisme et le communisme. Il évoqua jusqu’à la fin de sa vie la célèbre conférence de Husserl de 1935 à Vienne, où le philosophe allemand en appelait à « un héroïsme de la raison » qui seul pouvait surmonter les dangers du fascisme.
Témoin, enfin, l’attachement à André Malraux qui fut sans aucun doute l’écrivain français dont Semprún se sentait le plus proche. J’ai dit ailleurs que Jorge Semprún avait été sur beaucoup de questions fondamentales plus loin que Malraux, notamment sur les camps – et pour cause – et qu’il avait en quelque sorte prolongé la parole de Malraux en lui ajoutant son vécu. Ainsi, Semprún aura fait avancer la lecture de Malraux enrichie de son propre souffle.
Lecteur, lisez ou relisez son Grand voyage, L’Écriture ou la vie[1], Quel beau dimanche[2] – des chefs-d’œuvre qui nous hantent dès la première page et vous inoculent à jamais l’intranquillité de l’âme, signe des très grands textes de l’humanité.
Longue vie à l’œuvre et à la mémoire de Jorge Semprún…
Michaël de Saint-Cheron
[1] Gallimard.
[2] Grasset.