L’événement tunisien par Mehdi Belhaj Kacem.
Propos recueillis par la rédaction.

 

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Les Tunisiens ont apprécié la politique diplomatique d’Obama. Grâce à elle, ce sont des milliers de nos vies qui ont été épargnées. L’événement ne pouvait venir que de Tunisie parce nous avons la « chance » de ne pas avoir de richesses naturelles, de pétrole. Voyez l’Algérie. Voyez l’Irak. Nous ne vivons que de tourisme. Nous n’avons pas à subir la rapacité impitoyable des multinationales pétrolières, et leurs appoints gouvernementaux. Nous aurions eu du pétrole, Tunis serait Beyrouth ou Bagdad à l’heure actuelle. Et, pour le dire cyniquement : la bourgeoisie tunisienne préfère les investissements américains, qui sont relativement « cleans », que les chinois, ou les russes : sous Ben Ali, on fabriquait des hôtels cinq étoiles, des choses entre Disneyland et l’architecture stalinienne, pour blanchir l’argent de la mafia russe. Nous apprécions le « légalisme » américain, quelque féroce par ailleurs qu’ait été et que continue à être, au nom de la « guerre contre le communisme » puis de la « guerre contre le terrorisme », sa manière de fouler aux pieds tous les droits dès qu’on sort des frontières américaines. Un des acteurs principaux de la Renaissance tunisienne est le très grand intellectuel Ben Achour, moralement au-delà de tout soupçon, qui préside la commission chargée de bouleverser notre Constitution, notre appareil législatif et judiciaire, et même – pouah ! dirait le bon gauchiste bourgeois –, le système électoral. C’est un musulman pratiquant, et pourtant une bonne part de son travail théorique consiste à réfléchir, à établir la laïcité dans les pays arabes : séparation législative de l’État et de la Mosquée, comme la laïcité française a séparé il y a seulement un siècle l’Église et l’État. Les politiciens américains, eux, doivent toujours prêter serment sur la Bible ! L’Histoire n’est pas linéaire : elle est constituée, à la suite d’une cassation unique, celle de 1789 pour notre ère, de continuités et de discontinuités qui en quelque sorte « coulissent » les unes sur les autres. Si Badiou et Zizek se ridiculisent dans leurs considérations sur l’événement, c’est qu’ils n’ont pas compris qu’un événement crucial fait que la Tunisie, en 2011, est dans un état de conscience philosophico-politique, – et dans un état « tout court », si j’ose dire –, plus avancé que ne le sont aujourd’hui la Chine post-maoïste et la Russie post-stalinienne.

La Révolution tunisienne est un événement parce que l’ensemble du peuple tunisien, en tant que peuple, fait l’expérience de la liberté, ici et maintenant. La première chose que j’ai vue en arrivant en Tunisie, c’est une scène très « ranciériste » de femmes de ménage qui discutaient de leurs droits, de se syndicaliser, et avec lesquelles j’ai échangé quelques propos rigolos. Impensable il y a seulement deux mois, où elles étaient toujours tête baissée. Toutes les barrières sociales tombent, comme en 68. Toutes les bouches sont libres. Les peuples russes ou chinois, en 2011, en tant que peuples, n’ont historiquement toujours pas fait l’expérience de la liberté. Ils sont passés directement d’un système moyenâgeux à la dictature armée de l’égalité : ce qu’Adorno appelait donc, pensant au maoïsme : « fascisme de gauche ». C’est pour ça que l’événement tunisien est d’ores et déjà un événement historique : les Tunisiens font collectivement l’expérience de la liberté, et, dans la vérité de l’événement, on constate qu’un peuple qui fait l’expérience de la liberté fait aussi l’expérience de l’égalité. C’est ça la dure leçon qu’administre l’événement tunisien à nos Dinosaures universitaires staliniens.

Hegel se frotte les mains. Il n’a jamais dit que l’Histoire de la prise de conscience de la liberté s’écrirait en deux jours, ou même en deux siècles. Sans liberté universelle, inutile de parler d’égalité en dehors de colloques universitaires. Badiou est notre Hegel, mais il n’est que le Hegel du maoïsme. Hegel est le Hegel de tout le monde. Aujourd’hui, il est tunisien. C’est peut-être ça que je voulais dire dans mon mail… Vous verrez quelle vie culturelle – les artistes tunisiens parlent en ce moment de « Movida » tunisienne – et philosophique va venir d’ici. Il y a un nombre incroyable de philosophes surdoués qui ne pouvaient tout simplement rien faire à cause du régime. Dans deux ans, vous visiterez la Tunisie comme on visitait Cuba dans les années soixante.

Que la Tunisie s’achemine, dans un premier temps, vers une démocratie parlementaire « bourgeoise », pourquoi pas ? C’est un miracle auquel personne n’aurait cru il y a seulement deux mois. Mais même ça, ce n’est pas « gagné ». La Révolution tunisienne ira peut-être là où, justement, ni Mai 68 ni encore moins la GRCP n’ont réussi à aller : l’instauration de la toute première démocratie réellement populaire. Le système Ben Ali, par la politique de la succession « dynastique », aurait pu rester le même pendant vingt ans, cinquante ans, peut-être plus. C’est pour ça qu’il s’agit réellement d’un événement : le système était tel qu’il n’y avait rien d’« inéluctable » à ce que ce régime tombe ; des dictatures abominables, il y en a partout dans le monde, et la tunisienne, en plus, était beaucoup plus « rodée », orwélienne, que la plupart ; et pourtant c’est de là que c’est parti. Ça n’empêche pas, d’ores et déjà, la lutte des classes, bien au contraire. D’innombrables grèves agitent les travailleurs tunisiens en ce moment, et ils obtiennent gain de cause de la part du gouvernement, sinon la Tunisie ne se relancera pas. Ils rattrapent deux décennies de luttes sociales réprimées en trois semaines ! C’est la première chose qui m’a sauté aux yeux arrivé à Tunis : la grève partout ! La première des libertés prolétaires, que Ben Ali écrasait par les armes et la torture comme il écrasait le reste.

Kojève disait, assez drôlement : « on me prend pour un hégélien de gauche. Mais je suis un marxiste de droite ». Il disait que le fordisme était une politique marxiste ; et c’est lui qui a conçu le plan Marshall. Je préfère être un tel marxiste de droite, qu’un fasciste postmoderne de gauche.

3 Commentaires

  1. Je ne vois pas en quoi Badiou se ridiculise, il souligne avec force l’événement!
    Pour ce qui est du « Clean » américain, c’est vous qui vous ridiculisez! La position des USA est abominable en Afrique! Les chinois sont de loin les meilleurs (hopitaux infrastructures etc… contre guerre (cf Somalie/Congo) pour les américains!

  2. Bonjour,
    Une fois que l’expérience de la liberté est en marche, rien ne pourra l’arrêter même s’il y aura encore des obstacles. Cette révolte tunisienne nous montre que l’humanité n’est pas morte.
    Une pensée à ces tunisiens qui ont donné leur vie pour que leur rêve devienne réalité
    Amicalement
    Jacques

    • Merci pour votre gentil mot. Ce rêve est une conscience devenue nécessité Si un peuple veut survivre le destin ne fait qu’approuver