Les années précédentes, les terroristes, principalement des djihadistes, ont frappé la Tunisie durablement, semant la désolation et la mort et effrayant les touristes, alors que le tourisme est le poumon de l’économie tunisienne. Ces attentats surviennent dans un contexte politique national plus que hasardeux, presque chaotique et dans un pays où les inégalités, les difficultés économiques, la pauvreté, les souffrances sociales sont une réalité. Pour rappel, citons l’attentat suicide au camion-citerne de 2002, 21 morts dans la Synagogue de la Ghriba, à Djerba ; en mars 2015, l’attentat au musée du Bardo, à Tunis, 22 morts ; en juin 2015, l’attentat perpétré contre un hôtel de Sousse, 38 touristes étrangers tués ; le double attentat suicide perpétré en juin 2019, dans les rues de Tunis. Or, ce 9 mai 2023, une attaque est perpétrée par un gendarme contre la synagogue de l’île de Djerba. L’attaque suscite la panique des fidèles qui assistent au pèlerinage de la Ghriba et cause la mort de quatre personnes, dont un Français. L’homme tue deux fidèles ainsi que deux autres gendarmes avant d’être abattu, dans une attaque antisémite.

Je me souviens et mon émotion est immense

Quatre fois de suite, j’ai été transporté en ce lieu d’une rare beauté, la Synagogue de la Ghriba. Alors que la Tunisie s’est vidée de ses juifs – ils étaient encore 100.000 en 1956, ils ne sont plus que 1.300 aujourd’hui –, la communauté juive demeure à Djerba (1.000 personnes, environ) et s’accroche à ses si belles traditions.

La synagogue de la Ghriba a un caractère sacré et elle est un joyau de la Tunisie. La Ghriba abrite l’une des plus vieilles Torah du monde, la Torah ou Thora est, selon la tradition du judaïsme, l’enseignement divin transmis par Moïse au travers de ses cinq livres ainsi que l’ensemble des enseignements qui en découlent. Chaque année, le 33ème jour après la Pâque juive, les rouleaux du Livre saint sont sortis du sanctuaire, au cours d’une fête merveilleuse, qui attire les pèlerins du monde entier. Mais, il n’est pas qu’une procession religieuse, il n’est pas qu’un lieu de prière, il n’est pas que des mosaïques merveilleuses de toutes les teintes et formes du bleu, en cette synagogue de la Ghriba. Il n’est pas que l’émanation d’une foi profonde, de prières qui montent vers Dieu ou Allah ou Yahvé, de sourires gracieux, du scintillement des bougies, il n’est pas que des gens qui vont et viennent et déambulent ensuite en cette procession. Lors du pèlerinage, la musique fait son œuvre, les femmes font des youyous, de longs cris aigus ou modulés par les juives et les musulmanes d’Afrique du Nord. Des hommes dansent et cela continue de partout de venir et d’aller. Plus loin, des femmes et des hommes allument des bougies, sentent la chaleur des flammes, prient, des femmes pleurent. Des jeunes filles et femmes sont assises sur les marches de la Synagogue. Elles sont très belles, certaines sont musulmanes, d’autres juives. A côté, des enfants recouverts d’une kippa, parlent entre eux. C’est que, en ce lieu, les juifs et musulmans s’embrassent et se touchent. La magie est ici, en la rencontre rarissime et forte des cultures, je puis en témoigner. Elle opère aussi lorsque la sacralité est protégée et lorsque la prière devient le point de rencontre par excellence.

Toute de magnificence vêtue, la synagogue se dresse isolée en rase campagne, à un kilomètre du village d’Erriadh, l’une des deux bourgades juives que compte l’île de Djerba. Djerba, cette île merveilleuse que j’appelle l’enchanteresse. Avec toutes ses voûtes et ses colonnes et d’arabesques ou d’inscriptions en hébreu, ce sont surtout les belles faïences de toutes les teintes du bleu (ciel, azur, marine, gris bleu) que l’on admire ici. Je ne connais peut-être pas de plus belle synagogue que celle-ci. Peut-être parce que, là, je sens la présence de ma mère, cette juive de Tunisie.

Parce que je me rappelle des paroles à l’enfant que j’étais, lorsqu’elle me parlait de son pays natal et de cet amour incroyable que les Juifs de Tunisie ont pour ce pays. Voyez-vous mes amis tunisiens, la Tunisie, ils l’ont aimé avec tendresse, avec beauté. Ils continuent de la chanter et la tunisianité bat en eux, en leur cœur. Pourquoi en douteriez-vous ? Comment vous dire ? Peut-être sont-ils vos bons ambassadeurs dans les pays où ils se sont installés, au loin. D’ailleurs comment pourraient-ils oublier mère Tunisie ?

Pour autant, une autre réalité m’inquiète

En 2017, l’artiste Michel Boujenah fait l’objet, en Tunisie, d’une campagne d’intimidation, de boycott et d’insultes parce qu’il voulait se produire au festival international de Carthage, près de Tunis. Sous le fallacieux prétexte qu’il serait un ami d’Israël, des meutes déchaînées s’en prennent à l’artiste sur les réseaux sociaux et le ton est particulièrement véhément. Pourtant, qui mieux que Michel Boujenah – qui, finalement, se produira à Carthage – avait chanté et célébré ce peuple ?

Plus récemment, en avril 2023, les membres du conseil scientifique de la faculté des lettres, des arts et des humanités de la Manouba, à Tunis, décident de retirer le titre de « professeur émérite » à l’ancien doyen de la faculté Habib Kazdaghli, en raison de sa participation prévue à Paris à une conférence organisée par la Société d’histoire des Juifs de Tunisie sur « Les Juifs et le droit en Tunisie – du protectorat à l’indépendance (1881-1956) », à laquelle participent également des universitaires israéliens. Une campagne féroce est organisée contre Habib Kazdaghli, des pétitions circulent, des accusations gravissimes et diffamatoires sont lancées contre lui[1]. Selon le Professeur Abdelhamid Larguèche, « une vague violente marquée du sceau de haine, de l’intimidation et de la calomnie s’abat sur l’université tunisienne »[2].

Ceux-là mêmes qui s’égosillent en Tunisie, ici ou là, oublient-ils que la Tunisie s’est battue lors de sa révolution pour que chacun puisse s’exprimer en toute liberté, dans un processus qui serait démocratique ? Dans une démocratie, le débat n’est pas éludé, la rage folle ne se substitue pas au débat et les tenants du débat -quelque fusse par ailleurs le sujet – ont et doivent avoir le droit d’exprimer leur point de vue, sans craindre d’être insulté et/ou boycotté. Par ailleurs, que serait une démocratie, s’il fallait systématiquement boycotter et jeter l’anathème sur… sous le prétexte que l’on n’aimerait pas une politique, un pays (Israël), une idée, un genre, une loi, un mouvement, une forme… ?

Et, c’est là que le bât blesse. Car, en Tunisie, l’israélophobie est une triste et terrifiante réalité. On ne cite pas le nom d’Israël, on parle « d’entité sioniste », avec un vocabulaire qui est souvent outrancier et agressif[3]. L’israélophobie est presque devenue là-bas comme une sorte de religion, avec ses rites et ses mots, ses contemplations hasardeuses et qui ne font rien pour que la paix devienne enfin une réalité entre Israéliens et Palestiniens. Une paix que j’espère de tout mon cœur.

La Tunisie à un tournant de son histoire

Droits des femmes et des minorités – à un moment où le président Kaïs Saïed s’en prend violemment aux migrants subsahariens –, liberté d’expression, voilà les atouts de la réussite d’un pays éclairé qui accorderait les droits auquel chaque tunisien a le droit, minorités et femmes comprises. Bien évidemment, ce débat vous appartient. Vous le trancherez d’une manière ou d’une autre. Mais l’égalité et la dignité donnent tout leur sens aux revendications de liberté et d’égalité de la révolution de 2011.La Tunisie pourrait être dans le monde arabo-musulman un modèle de tolérance. A cette condition, elle serait un phare de lumière en Afrique du Nord. Reste que pour être un phare, il faut avoir une image pacifiée et la préserver. Et, en l’état actuel, la Tunisie se fourvoie et se perd et moi, qui aime si passionnément ce pays, le pays de ma mère, je suis triste, infiniment triste aujourd’hui, triste pour vous.Marc Knobel est historien, il a publié en 2012, l’Internet de la haine (Berg International, 184 pages). Il publie chez Hermann 


[1] https://www.lepoint.fr/monde/pour-la-liberte-scientifique-en-tunisie-tout-notre-soutien-a-notre-collegue-le-professeur-habib-kazdaghli-15-04-2023-2516489_24.php#11

[2] https://kapitalis.com/tunisie/2023/04/14/tempete-sur-les-libertes-academiques-en-tunisie/

[3] Voir par exemple : https://www.businessnews.com.tn/une-petition-contre-la-normalisation-avec-le-sionisme-sous-couvert-de-reere-academique,520,128587,3

Un commentaire

  1. Ciel, azur, marine, gris bleu …
    un lieu merveilleux,
    un témoignage touchant et puis
    ce tragique,
    la douleur, la tristesse