« La Libye n’est pas l’Egypte ou la Tunisie(…) Mouammar Kadhafi n’est pas Zine El-Abidine Ben Ali. Il n’est pas Moubarak ».
Sur un ton mêlant provocation et arrogance, emprunté à son père, Saïf Al-Islam, le fils de président libyen Mouammar Kadhafi avait prévenu dimanche soir, à la télévision d’État: « soit nous nous entendons aujourd’hui sur des réformes, soit nous ne pleurerons pas quatre-vingt-quatre morts mais des milliers, et il y aura des rivières de sang dans toute la Libye. »
Pure provocation, pensait-on alors, pour un Régime aux abois, considérablement affaibli par huit jours d’une révolte populaire sans précédent, qui venait tout à tour de s’emparer de plusieurs villes du pays. Or dès le lendemain, son père a tenu parole, et a rappelé à quiconque en doutait encore qu’un dictateur ne peut se transformer du jour au lendemain en démocrate, n’en déplaise aux Occidentaux. Pour accentuer la répression de la contestation qui a déjà fait de 300 à 400 morts, selon la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH), Mouammar Kadhafi a employé dès hier les très gros moyens.
Ainsi, aussi fou que cela puisse paraître (même si cette qualité lui était déjà connue), ce sont tout bonnement des avions de chasse mirages F1 de l’armée de l’air que le colonel libyen a chargé de tirer à bout portant sur la foule, sur son propre peuple. Seuls deux pilotes, devenus des héros, ont refusé d’obéir et se sont posés sur l’ile de Malte, où l’un d’entre eux a réclamé l’asile politique. Ils étaient chargés d’anéantir la ville de Benghazi. Les photos des deux appareils posés sur la piste parlent d’elles-mêmes. Les deux avions étaient armés jusqu’aux dents.
Toute la nuit, les bombardements se sont multipliés sur Tripoli, prenant pour cible, en plus des manifestants, les principaux sites de la capitale, comme si le dictateur déchu et humilié souhaitait offrir un dernier cadeau à son peuple, ultime signature de ses quarante-deux ans de règne sans partage. La Révolution du jasmin avait amené Ben Ali à fuir le pays, celle de la place Tahrir avait forcé Moubarak à s’exiler à Sharm El Sheikh. À Tripoli, la place verte est devenue rouge sang. Mouamar Khadafi, a décidé de mettre son pays à feu, sa population à terre et démontre à nouveau ce qu’il a toujours été: un dictateur sanguinaire sans pitié. Car après un tel massacre, le dirigeant libyen se condamne lui-même à un avenir des plus sombres, hors de ses frontières.
Car le colonel ne s’est pas contenté des avions de chasse. Au sol, afin que ses soldats n’aient aucun état d’âme à abattre le peuple libyen, il aurait engagé des mercenaires africains venant d’Afrique sub-sahariennes (Tchad, Nigéria mais aussi Soudan) pour accomplir la sale besogne et s’assurer une répression radicale, d’autant plus que de nombreuses défections en faveur du peuple auraient eu lieu dans l’armée.
Comble de la provocation, cette apparition télévisée surréaliste de quelques secondes, digne du légendaire « singing in the Rain » avec Grace Kelly, que l’on devrait rebaptiser ici « killing in the rain », dans laquelle le Guide suprême de la Révolution grogne sous son parapluie grisâtre, avec son traditionnel air goguenard : « Je suis ici pour montrer que je suis à Tripoli et pas au Venezuela. Ne croyez pas ces chiens qui mentent ». Le ministre britannique des Affaires étrangères, William Hague, qui avait évoqué la possibilité du départ de Kadhafi, appréciera.
Heureusement, les « chiens » ne se trouvent pas uniquement à l’étranger, mais aussi au sein même du pouvoir libyen.
Hier, le ministre libyen de la Justice, Moustapha Abdel Jalil, a annoncé hier sa démission « pour protester contre l’usage excessif de la force » contre les manifestants. Et ce n’est pas tout. Le représentant de la mission libyenne aux Nations Unies a pour sa part dénoncé un « véritable génocide contre le régime libyen ». « Le colonel Khadafi a fait tirer sur son propre peuple, personne ne peut rester silencieux, nous ne sommes absolument pas d’accord, nous sommes au service du peuple, pas au service du régime, c’est la fin de la partie », a-t-il déclaré sur Europe1. De nombreux diplomates libyens ont également fait défection à travers le monde. À Kuala Lumpur, Bubaker al-Mansori, l’ambassadeur de Libye en Malaisie, a condamné « le massacre barbare, criminel » de civils . Au Maroc, un diplomate libyen en poste est même allé encore plus loin en parlant d’ « extermination quotidienne du peuple » libyen.
Génocide, massacre, extermination, les mots appartiennent à un autre siècle, mais sont enfin lâchés, et témoignent d’une situation gravissime. Mais n’est-il pas trop tard? C’est dans cette urgence que le vice-représentant permanent libyen auprès des Nations Unies a appelé le Conseil de sécurité des Nations Unies « à imposer une interdiction de survol » du territoire libyen et à « couper tous les approvisionnements à Tripoli. » Ibrahim Dabbashi a en outre exhorté le Conseil des droits de l’Homme à «commencer immédiatement à étudier la situation en Libye et à trouver un moyen de protéger le peuple libyen ».
Et les réactions internationales vont finalement affluer, prenant enfin la juste mesure des événements. La Haut Commissaire de l’ONU aux droits de l’homme, Navi Pillay, a demandé aujourd’hui à la communauté internationale de s’unir pour condamner des attaques systématiques contre les civils qui équivalent à des « crimes contre l’humanité ». Elle a exigé l’ouverture d’une « enquête internationale indépendante » sur les violences en Libye et demandé l’ »arrêt immédiat des graves violations des droits de l’Homme commises par les autorités libyennes ».
Une réaction de poids — le Conseil de Sécurité se réunissant actuellement à New York — mais une réaction plus que tardive. Et il en va de même pour la France, qui hier condamnait un usage « inacceptable » de la violence, et qui s’est mise aujourd’hui au diapason en s’estimant « scandalisée par l’usage éhonté de la force » en Libye, par la voix du ministre des affaires européennes, Laurent Wauquiez, présent à Tunis.
Décidément, l’exemple tunisien n’aura pas servi de leçon. Souvenons-nous encore une fois de ce véritable tapis rouge dressé au Colonel Kadhafi, en viste en France en décembre 2007, dont le président Sarkozy s’était déclaré « très heureux » (il faut dire qu’elle avait permis la signature de 10 milliards d’euros de contrats nucléaires et militaires — justement). Une visite durant laquelle le Guide suprême libyen n’avait pas hésité à affirmer que la « démocratie était arrivée à un stade plus avancé en Libye qu’en France », en pleine journée internationale des droits de l’homme. Cela n’avait pas manqué de faire jaser au pays des droits de l’Homme, y compris au sein du gouvernement. Rappelons-nous donc les propos de Rama Yade, à l’époque secrétaire d’État aux droits de l’Homme, qui avait affirmé que la France « n’était pas un paillasson sur lequel un dirigeant, terroriste ou non, peut venir s’essuyer les pieds du sang de ses forfaits. La France ne doit pas recevoir ce baiser de la mort », s’était-elle insurgée.
Des déclarations qui avaient contribué à la suppression de ce secrétariat, puis à l’exclusion de la jeune Rama du gouvernement trois ans plus tard. Mais des déclarations qui sonnent terriblement justes aujourd’hui. D’ailleurs, l’Élysée l’a bien compris. Aucune photo de cette visite n’est désormais disponibles sur leur site.
Le Guide de la Révolution vient d’achever son discours à la télévision d’État. C’est un véritable voyou enfermé dans sa folie qui s’adresse au peuple libyen ainsi qu’à la communauté internationale, parlant de lui à la troisième personne, proposant de vagues projets de réformes, mais agitant avec insistance la menace de la guerre civile. « Mouammar Kadhafi n’est pas un président et n’est pas un être normal contre qui on peut mener des manifestations », a-t-il insisté. Le Guide suprême, qui a qualifié les manifestants de « rebelles », appelle ses fidèles à descendre dans la rue pour les contrer et est même allé jusqu’à les menacer de ripostes similaires à « Tienanmen » et de « Fallouja », deux mots lourds de sens, annonciateurs de drames à venir. Brandissant le risque de « boucheries », le colonel a menacé de « purger la Libye maison par maison » pour mater la révolte. Les coups de feu pleuvent à Tripoli. L’heure est grave. Le personnage est dangereux. La réponse internationale doit être radicale, le pétrole libyen doit être oublié, ou c’est le pire qui nous attend. Mais comment a-t-on pu réhabiliter dans le concert des nations un tel homme?