La réalité n’est qu’un brouillon pour le romancier dont le génie, quand il peut se le permettre, est de lui faire perpétuellement concurrence. Je ne sais pas qui, du jardin des Champs-Elysées de Proust ou du jardin des Champs-Élysées dits « réels » est le plus vrai. Vrai, réel, cela ne veut rien dire : d’un côté, il y a la réalité des gens qui vont, se mouchent, marchent et s’insurgent, s’engoncent dans le métropolitain (et cette réalité est légitime) ; de l’autre, jamais supérieure mais toujours parallèle, il y a la réalité des artistes. Si Napoléon ne se fait pas sacrer Empereur, David ne sert à rien ; son génie est sans emploi. La réalité est un faramineux prétexte à l’œuvre d’art. L’écrivain, le peintre, s’appuie dessus et, en retour, le monde réel s’appuie sur l’art. Un art sans réalité est une bouse, une flaque, ou un joli poème parnassien. Une réalité sans art, inversement, ne pourra jamais se regarder totalement en face, s’apprendre elle-même, se comprendre en profondeur ; et puis, elle ne serait pas vivable : nous appelons cela un cauchemar. Même ceux qui méprisent la littérature en ont besoin (ils ne le savent pas) pour respirer, et surtout pour ne pas mourir ; il ne faut jamais oublier que la plupart des écrivains, sans la littérature, sans la possibilité d’écrire, seraient des assassins – Régis Jauffret, Jauffret Régis est évidemment de ceux-là. Et puis, il ne faut pas oublier que, sans les livres (en particulier sans les livres de Régis Jauffret, sans les livres de Jauffret Régis) nombre de lecteurs eux-mêmes deviendraient méchants, peut-être commettraient des meurtres, étrangleraient des femmes, feraient des bêtises.
La justice, toujours elle, adore bloquer, freiner, arraisonner les artistes : elle l’a montré dans le passé, avec Guyotat, Genet, mais aussi Flaubert, mais aussi Baudelaire. Dès qu’elle peut choisir un camp, quitte à se couvrir de ridicule (et admettre trois siècles plus tard qu’elle n’avait plus sa tête), elle le choisit. Et la société civile le sait bien : puisqu’elle s’en remet à la justice pour défaire le romancier de cette réalité réelle qui est le ferment de son œuvre, la matière de son art. Ce que les tribunaux ne comprennent pas toujours, ceux qui s’adressent aux juges ne comprendront jamais, c’est qu’une fois la réalité enfermée dans un livre de Régis Jauffret, elle en devient sa maîtresse, sa propriété, son fruit ; elle quitte un univers, se soulage de quelques scories, pour pénétrer dans un autre, où elle s’enrichit d’une autre façon : quand un écrivain de seconde zone s’en empare, elle gagne en exactitude mais perd en vérité ; quand un écrivain de (tout) premier ordre se l’accapare, elle perd en exactitude mais gagne en vérité. Pas en véracité, notez-le bien : la véracité est un problème de journaliste. Mais en vérité : et c’est parce que la vérité a besoin d’un contour, d’une forme, d’une figure, d’un visage, autrement dit d’un style, que seul l’artiste (le vrai, le grand) peut paradoxalement la restituer.
Cela, en revanche, la famille Stern, il est vrai concernée par le roman « Sévère », l’a parfaitement compris. En se jauffretisant, la réalité s’est délestée de journalitude, de journalistitude, elle a quitté (très heureuse, d’ailleurs) la colonne des faits divers et des histoires de flics pour vivre sa vie dans la fiction, ou plutôt : sous la forme, inédite pour elle, de la fiction. Et, une fois débarrassée de ses complications subsidiaires, elle s’est éclairée d’elle-même, dans une pureté radieuse : parce que soudain les personnes sont devenus des personnages, et que les personnages, dans un roman de Régis Jauffret, ont une psychologie, une profondeur, une complexité qu’ils n’ont (je suis désolé) pas dans la « vraie » vie. Dans la vraie vie, les gens sont compliqués : dans un roman, ils sont complexes. Dans la vraie vie, les gens sont brillants : dans un roman, ils sont profonds. Dans la vraie vie, les gens font plein de choses hors sujet : dans un roman, ils sont eux essentiellement ; ils sont eux avant tout. Dans la vraie vie, ils ne méritent même pas ce qu’ils font, ce qu’ils sont, ils sont au-dessous de ce qu’ils représentent, ils ne sont pas à la hauteur de ce qu’ils déclenchent : dans un roman, et qui plus est un roman de Régis Jauffret (de Jauffret Régis), les gens, devenus personnages, et devenus qui plus est personnages de Régis Jauffret, sont enfermés dans ce qu’ils sont, sont circonscrits à ce qu’ils font : ils sont cernés, ils ne peuvent plus s’échapper, ils sont prisonniers d’eux-mêmes ; ils sont faits comme des rats. Ils ne sont pas libres d’être libres autrement que par la liberté que leur octroie la folie, l’imagination (l’art) de Régis Jauffret. C’est ce que ne supportent pas leur famille – qui n’est leur famille que dans la réalité réelle, c’est-à-dire dans une partie seulement du monde. Régis Jauffret doit être défendu, avec énergie, jusqu’au bout : s’il a des ennuis, cela marquerait l’intrusion d’une réalité dans une autre ; et nous savons bien laquelle finirait par l’emporter. Ce n’est pas seulement un livre qui est menacé : mais une vision de l’humanité, une manière de regarder l’univers, un style, l’avenir d’un écrivain, de tous les (vrais) écrivains. Les autres ? Ils n’ont rien à craindre ; ils n’existent pas – pas par ici.
[…] Virginie Despentes, Philippe Djian, Michel Houellebecq, Bernard-Henri Lévy, Jonathan Littell, Yann Moix et Philippe Sollers), cet appel dénonce « un acte de censure en bonne et due forme » ainsi […]
C’est vrai que l’histoire d’origine on s’en fiche. La question c’est plutôt : est-ce que Jauffret Régis a écrit un bon livre ? Et là, gros doute.
Who’s There ? Hamlet comme les personnages de Jauffret, connaissent les frontières de la folie, savent que tuer équivaut à mourir et laisser vivre ne pas vivre soi-même. Alors ils nous montrent comment on peut exister et la Justice n’y peut rien.
Qu’est-ce que j’aimerais bien, cher Yann, que ma vie soit un roman, que je devienne un personnage, un vrai personnage, mon propre personnage !
Mais qu’est-ce que je dois faire pour ça ? Ma banquière est une femme charmante, sauf que je me vois mal lui faire subir d’autre ultime outrage que de l’obliger à m’encaisser un chèque en bois. Ecrire moi-même ma vie rêvée ? Ca risque de tourner au mauvais rêve, au cauchemar, même. Demander à mon analyste de le faire pour moi ? Au tarif où je le paie, un peu d’écriture de sa part serait la moindre des choses. Et puis, il doit savoir bien des trucs sur moi, et des bien gras, des bien salaces, que je ne sais pas, ou feins de ne pas savoir. Mais cela ferait-il un vrai roman ? Et puis les analystes ne savent pas écrire (cf Liliane Bettencourt qui a raté son deuxième roman sur François-Marie Banier, après, pourtant, dix ans de divan chez elle !)
Trêve de plaisanterie : le roman est une affaire trop sérieuse pour être laissé à des gens comme vous et moi. Quel romancier voudrait bien, s’il vous plait, faire de ma vie un roman ? Je suis prêt à lui raconter plein d’histoires qui ne me sont jamais arrivées, inventer des situations qui me sont parfaitement inconnues, me faire passer pour une femme, un renne, un hiboux ou l’équateur, quatre sujets que je maîtrise à peu près (quoique non-diplomé). Je suis même prêt à me faire passer pour un autre, pour Jean-Paul Enthoven, Régis Jauffret, la femme à barbe, la cousine de ma concierge, le lampadaire en face du Flore. Là encore, au choix du romancier.
N’importe quoi, plutôt que de ne pas devenir un roman. S’il vous plait, au secours, faites de ma vie un roman ! Pas compliqué : il vous suffit de l’écrire. Après, je m’occupe de tout. La vivre, pas la vivre, être ou non le personnage que vous aurez crée, ce ne sera plus votre affaire. Mais ma vie aura été un roman. Merci d’avance.
(Envoyer les manuscrits Poste restante ; le retour des manuscrits refusés est à la charge des auteurs).
Gilles Hertzog
P.S. : Je précise à l’attention de Messieurs les romanciers que je peux avoir plusieurs vies. Allez, les gars, au boulot !
P.S. bis : J’ajoute encore à l’attention de Messieurs les Romanciers qu’il ne saurait être question d’argent entre nous. L’art, c’est l’art, nom de Dieu ! Bref, je mets la matière de ma vie gracieusement à leur disposition. Qu’ils en disposent comme ils l’entendent, selon leur bon plaisir. Il ne leur en coutera rien. Pas un centime. On ne peut pas être plus cool, non ?
Gilles Hertzog