17 juin 1998. Lettre de Jean-Luc Godard à Bernard-Henri Lévy. Précédée d’une lettre de Bernard-Henri Lévy à Alain Sarde.
Près de quinze ans ont passé. J’ai tourné le Jour et la Nuit. Jean-Luc Godard, que je n’ai finalement plus revu depuis l’époque du projet-Joseph, m’a fait porter, au plus fort de la bataille, et par le truchement de mon ami Alain Sarde qui est aussi son ami en même temps que son producteur, un étrange et beau poème, tapé à la machine (la même, me semble-t-il, où seront tapées toutes les lettres qui vont suivre), mais signé de sa main (encre noire, grosse écriture ronde et appliquée, « à BHL, JLG, amicalement). Ce poème s’intitule Eloge de l’amour. J’en ai publié, à la page 55 de mon livre, Comédie, la première et la dernière strophe. La première : « Une trinité d’histoires. Le début. L’accomplissement. La fin. Le renouveau. De l’amour ». La dernière : « Modifications par l’âge. Les conditions sociales. De l’amour. Passe le temps. Ne bouge pas. Restent les humains. ». Et cet envoi marque le début d’une étrange relation, intermittente mais cordiale, au début sans objet, juste le plaisir de la conversation et de la rencontre, entre le cinéaste et moi.
Parfois en compagnie de Sarde, parfois sans lui, généralement à l’improviste et sur un simple coup de téléphone s’assurant que je suis bien là, disponible « pour un café », Jean-Luc Godard passe, chez moi, boulevard Saint-Germain. Il reste de longs moments, silencieux, comme perdu dans la contemplation de la moquette, d’une couverture de magazine posée sur la table basse entre nous, ou d’un détail du plafond. Parfois, il tripote les guêtres blanches, peut-être des bas de contention, qu’il porte en guise de chaussettes. Et puis, tout à coup, un peu à la façon de mon vieux compagnon Lucien Bodard, il se met à parler, mais d’abondance, très vite, véritable torrent de mots où il passe systématiquement du coq à l’âne et où disparaissent, bizarrement, les lenteurs du célèbre « accent suisse » – le tout sans me regarder et sans quitter des yeux ses bas de contention ou le magazine.
Nous parlons littérature, cinéma, choses de la vie, politique, sa carrière, la mienne, un de mes bloc-notes, un autre article de journal, n’importe lequel, car le spectre de ses curiosités semble infini. Et un jour, donc, arrive dans la conversation un projet de film que j’ai commencé d’écrire ; qui est évidemment, dans mon esprit, ma « revanche » sur l’échec du Jour et la Nuit ; que le Système, non moins évidemment, entend de la même oreille et est en train de bloquer, en amont, dès les recherches de financement ; mais dont j’ai le temps, tout de même, de proposer à Godard le rôle principal.
De cet épisode peu connu, j’ai conservé une ébauche de scénario construit comme une sorte de Au cœur des ténèbres dont le Kurtz serait un grand architecte juif, mélancolique, à bout de souffle, et vouant ce qui lui reste de vie à tenter de reconstruire une ville en ruines dont le modèle me venait de l’expérience, toute fraîche, de Sarajevo dévastée. Me reste également une lettre de moi à Sarde, datée du 11 juin 1998, où je formalise ma proposition et que je reproduis ici (document 1). Puis la réponse de Godard, à moi directement adressée, où il n’en refuse pas le principe mais où il évoque (document 2) un « échange échangé » dans le ton d’une conversation sur Claudel que nous avons eue quelques semaines plus tôt.
Cet « échange » – il disait aussi, lors de notre conversation, ce « troc » et répétait sans cesse le mot avec une jubilation étrange et puérile – désigne, en regard de sa participation au film, la participation de ma société de production, les Films du lendemain, dans le film qu’Anne-Marie Miéville, son épouse, a alors en projet, dans lequel il doit également jouer et qu’elle compte intituler (qui s’intitule déjà ?) Après la réconciliation. Le film de Miéville se fera – mais sans les Films du lendemain. Le mien ne se fera pas – malgré Godard et son prestige. Mais reste cet autre échange, de mots celui-là, qui me plaît bien – autour d’un fantôme de film.
Préliminaires, toujours. Deuxième prologue, si l’on veut. Avec, tout de même, ce point que je m’en voudrais de ne pas souligner : j’ai eu, pendant ces semaines, maintes occasions de sonder Godard ; nous avons parlé librement, c’est-à-dire de tout et de rien et donc, entre autres choses, de politique nationale, de politique mondiale et forcément, au passage, d’Israël, du mystère de l’être-juif dont doit, en principe, témoigner mon personnage d’architecte et, une fois au moins, si j’en crois mes notes, de l’antisémitisme qui recommence de monter tant en France que dans le monde ; et aussi vive que fût déjà mon admiration pour le cinéaste, aussi convaincu que je fusse de la nécessaire distinction des deux ordres (politique, esthétique), on peut me croire sur parole si j’affirme qu’il y avait, en ce temps-là, bien assez d’acteurs, et même de bons acteurs, à Paris pour que je n’aille pas proposer le premier rôle de mon deuxième film à un homme qui me serait apparu comme l’affreux antisémite que l’on dénonce aujourd’hui. C’est ainsi.
Lettre de Bernard-Henri Lévy à Alain Sarde
Le 11 juin 1998
Cher Alain.
Je suis très joyeux de ce que tu me dis et de l’acceptation de principe de Godard. Je suis sûr qu’il sera magnifique dans ce rôle bizarre, un peu fou, mais qui, je crois, lui ressemble. Quant à moi, je vais essayer de faire tout le contraire de mes folies suicidaires du Jour et la Nuit. Modestie. Petits moyens. Equipe réduite. Tournage quasi clandestin. Pas un journaliste évidemment. A peine un photographe de plateau. Mais un scénario en béton armé (celui du Jour et la Nuit, soit dit en passant, l’était déjà). Et, pour lui, JL, le cachet qu’il veut : ce que tu m’annonces n’est pas rien, c’est le moins que l’on puisse dire ; mais je me débrouillerai car s’il y a bien un poste où il n’est pas question de mégoter, c’est celui-là. Quant au lieu, il existe, oui, bien sûr. C’est un village où je suis passé, il y a vingt cinq ans, dans la région de Calcutta et qui est, à mon avis, resté en l’état. Dès qu’on aura un minimum de certitudes de production, j’y retournerai – histoire de vérifier, repérer, voir ce qu’il faudra construire, ajouter, etc. Je n’ose te proposer de m’accompagner !!!! Mais je suis sûr que la base existe. Tu verras. Ce sera très beau. Et j’adore cette idée de Godard acteur. Merci pour tout.
Lettre de Jean-Luc Godard à Bernard-Henri Lévy
Le 17 juin 1998
Cher BHL, Alain Sarde m’a parlé de votre projet de film aux Indes où vous souhaiteriez que je joue un rôle. Il a pris sur lui, à ce qu’il m’en a dit, de dire un chiffre relativement élevé en échange d’un éventuel accord. Je tiens à vous préciser que ce chiffre incluait une part de coproducteur de votre société dans nos prochains films. Ainsi « l’échange serait échangé » disait le « connaisseur de l’est ». Amicalement à vous.