J’aime beaucoup François-Marie Banier. Il apparaît assez souvent dans le journal intime de Paul Morand publié après sa mort. Je parle de la mort de Morand, pas de celle de Banier, puisque Banier est tellement riche qu’il a peu de chance de mourir un jour. Il y a une « Affaire Banier » parce que les gens sont jaloux de Banier. Nous sommes dans un pays où le pire des crimes est de pouvoir payer son loyer sans avoir à en emprunter le montant à sa banque ou à ses amis. Banier a, par conséquent, commis pire que l’expulsion des Roms ou que le viol de quelques gamines dans une villa à l’eau scintillante et bleue. Mais vous vous trompez sur Banier.  Tout ce qu’a obtenu Banier, c’est par son travail. C’est un labeur terrible que de savoir plaire, plusieurs heures par jour, et ce depuis des décennies, à des vieilles gens milliardaires. Banier a su y réussir et c’est là son mérite, et c’est là son œuvre ; et c’est même là son chef-d’œuvre.

Car qu’est-ce après tout qu’un chef-d’œuvre ? C’est la montée en sauce, en pus, en mal blanc, d’une névrose cuite et recuite, c’est le résultat, têtu et aveugle, d’une question de vie ou de mort. La question de la vie ou de la mort, lorsque par exemple on s’intitule Marcel Proust, c’est de fermer la porte aux choses, à la vie réelle, aux secousses du dehors, et de s’enfermer dans une prison de liège pour faire son œuvre, allonger sur des milliers de pages la sensation du monde, l’effroi de vivre et la passion de mourir. Stravinsky aura voulu montrer à l’univers de quel bois il se chauffait, tandis que Shakespeare, que Miles Davis, que Rembrandt (que Roberto Rossellini) proposaient une réalité parallèle à la réalité quotidienne.

Banier, comme eux, a fait son œuvre. S’il est si riche, riche en milliards, en milliards d’euros, c’est qu’une épine est plantée dedans son cœur. Il est devenu riche comme les génies de l’art ont fini par devenir pauvres. Il s’est enrichi là où il eût fallu faire vœu de pauvreté, c’est-à-dire de profondeur : c’est qu’il a amassé tout cet argent pour s’offrir quelque chose que nul, à ce jour, n’a voulu, n’a daigné lui donner. Cette chose, c’est une phrase. Une simple phrase. Elle vaut tout l’or du monde et c’est le rêve de Banier de la posséder demain. Cette phrase, la voici : « François-Marie Banier est un grand écrivain. »

Tant que ce Graal sera inassouvi, et je crois bien qu’il le restera jusqu’à la fin de tous les temps, François-Marie Banier sera un homme pauvre, condamné à devenir encore plus riche, amassant des lingots là où il n’a pas eu éprouvé, fragile comme une goutte d’eau suspendue à l’aiguille d’un sapin, cette sensation pointue, aiguë, d’être aimé pour un livre, ou même un chapitre, et pourquoi pas une phrase, peut-être un mot seulement. Banier s’achète ce qu’il n’aura jamais. Il multiplie les hôtels particuliers parce qu’il n’est pas propriétaire d’un style personnel. Il est effrayé à l’idée d’être venu sur terre dans le simple but d’avoir séduit Aragon et de s’être brouillé avec Pierre Bergé. Ce Florian Zeller des temps anciens (petite icône lambrissée des années 70) devrait peut-être se mettre à écrire, juste pour voir : un livre qui ne serait fait ni pour plaire ni pour déplaire, une œuvre mise en branle ni pour draguer ni pour choquer, bref, une œuvre gratuite. L’art sans gratuité, ce n’est plus de l’art.

Ce que j’attends de Banier, c’est qu’il fasse un don. Don, non de son fric qui ne ressemble qu’à de la mort amassée, mais de sa personne, de sa petite personne, pour voir si le labeur et l’humilité peuvent, le cas échéant, donner aux êtres minuscules la dimension pathétique qu’exigent quelques pages vraies. Banier n’écrira rien, bien sûr. Il a d’autres choses à faire : de la photo. Sait-il que la photographie n’existe pas ?

3 Commentaires

  1. Merci pour cet excellent texte. Belle forme et fine analyse. Même si, par ailleurs, Kertesz et quelques autres nous prouvent que la photo n’est pas à négliger.

  2. LA PROBLEMATIQUE DES BASKETS BLANCHES & DES BASKETS NOIRES

    Intervention en chantier…

  3. Chapeau bas , monsieur! Que cela est bien ciselé et rondement envoyé! Recevez nos félicitations. On peut effectivement être très pauvre avec beaucoup d’argent (façon maquereau). On peut être richissime d’intériorité dans le (presque) plus grand dénuement (à la manière des Moines de Tiberine). Précisons enfin que l’on peut être riche à millions et avoir suffisamment mérité sa fortune pour pouvoir en jouir aisément en l’utilisant à bon escient c’est à dire comme on l’entend.
    Encore toutes nos félicitations, ce pamphlet m’a rendu (intellectuellement) tout gaillard!!