Après les minarets, le “pines-arrêt” : un arrêt de justice vient de tomber ce 1er avril dans la terrible Suisse que l’on n’aurait pas le droit de pamphléter, mais elle le fait très bien toute seule, la preuve, et ce n’est pas un poisson d’avril, hélas… Selon un tribunal, il serait tout à fait licite, dans ce beau pays que l’on ne peut pas ne pas aimer, de traiter l’homosexualité de « déviance » en guise de propagande politique ! Le 17 mai 2009 était la journée mondiale contre l’homophobie, et c’est contre elle comme « banalisation de la déviance » que fut proclamé en public par un débutant politicard de l’UDC, parti d’extrême-droite, celui du référendum sur les minarets, un slogan imbécile et forcément anti-évangélique, très fallacieux, vicelard, mais casse-gueule pour celui qui l’emploie pour engueuler : celui d’un prétendu « droit naturel et chrétien » qui n’a jamais existé. C’est se réclamer implicitement d’un thomisme perverti, devenu pervers, intrinsèquement pervers… Ô saint Thomas, que de crimes on commet en ton nom contre l’esprit du christianisme !

« Droit naturel et chrétien » est un oxymore rigolo, mais indéfendable. Je ne suis pas du genre à négliger le rire, tou(te)s mes lect/eurs/rices de la Règle du Jeu le savent et me le font savoir — merci —, mais il est quand même des instances et des domaines où il s’agit de cesser de s’amuser. Je tremble de respect devant la majesté de tous les prétoires, les suisses comme les autres, parce que depuis les Romains s’est porté jusqu’à nous le puissant vecteur du Droit, qui par la force de ses attributs se passe des épithètes : pas plus de “naturel” que de “chrétien” en magasin pour tenir la balance, mais toute l’intelligence de la pondération. Lorsque celle-ci se prononce en se justifiant par la jurisprudence, lorsque en même temps elle parvient à s’énoncer dans une justice plus ajustée, humanisée, adoptant les évolutions mais en se les adaptant — elle parvient chaque fois à déclencher en nous les flux d’un bonheur d’allégeance plus vaste que la piété : celui de la Pietas. Cette religion de la Loi comme transmission de la société civilisée entre hier et demain. Irreligieuse parce qu’elle relie au-dessus de toute religion, et en dehors. La Pietas n’est pas une pétasse comme voudrait nous le faire accroire le gamin de l’UDC bousilleur de la réputation des Suisses et du bon aloi de la Suisse. Tripotant le pétard mouillé de son « droit naturel » contre la nature humaine. De son « chrétien » contre la charité.

Il n’y a pas de « droit naturel » : il y a le Droit. Et il n’y a qu’un christianisme droit : celui de Jésus. La loi d’amour absolue de tou/te/s pour tou/te/s avec interdiction de la moindre distinction. Rappelons au moment de Pâques, devant la sentence en queue(s) de poisson de ce 1er avril, que Jésus avait prévenu : sa loi est encore plus dure que les précédentes, celle des Romains comme celle de Moïse qu’il connaissait mieux que personne et demandait de continuer. « Je suis venu apporter l’épée, pas la paix ». C’est cette épée de Jésus, pas celle de Damoclès, qui s’était suspendue aussitôt au-dessus de la tête de l’écervelé militant du parti suisse d’extrême-droite lorsqu’il commit l’outrage au Christ d’invoquer en vain le nom de Dieu pour insulter ses frères humains. Pour leur dénier l’humanité. L’épée du Christ de libération contre la mort et le meurtre, l’épée qui tranche, par la loi même encore plus loi, le nœud gordien légal contre la femme adultère : et il libère d’eux-mêmes, de leur tentation d’éliminer, de tuer, de bouc-émissariser, les salopards qui allaient la lapider avec leurs cartes de membres (sic) de l’UDC.

Le quidam content de lui, je veux dire tant con de lui, qui se croit compétent, en deux mots comme en un, pour dire le Droit, le naturel et le chrétien, avait déposé sa chose malodorante sur le site des “Jeunes de l’UDC” pour la région Valais romand. Il s’appelle Grégory Logean. Sa photo est “mortelle” en matière de revival : non, non, elle ne date pas des années 1950 au fin fond de la Bible Belt ou de l’Arkansas. Elle est tout à fait représentative pour l’ampleur du degré de régression d’une certaine Suisse aujourd’hui. Certes pas toute la Suisse ; mais celle, pour le malheur des Suisses, pour la compassion de leurs ami(e)s, qui s’est exhibée poubelle hideusement d’un ulcère à l’annonce de l’iniquité contree Roman Polanski, cet homme qui aura aimé et honoré la Suisse plus qu’aucun autre. Diagnostic confirmé à la lecture de la Meute de Yann Moix : ce livre est un pamphlet, d’accord, parce qu’il faut bien un genre, sinon un gender ; mais pas du tout si fanatique, somme toute, et au clavier bien tempéré plutôt, allez y voir (salon du Livre et librairies). Titre de la morsure de petite murène publiée par le post-pubère de l’UDC dans le malheureux pays qui avouerait son malaise étrange s’il refusait toute nuance de désaveu : « Non à la banalisation de l’homosexualité ». On me permettra d’en livrer ma traduction en bon freudien dans le texte — c’est une langue, cela s’apprend, voyez ma casquette, vous pouvez faire confiance à mon taxi (quinze ans de cure au compteur, en voiture Simone, et pour vous ce sera gratuit) : « oui à l’analisation de l’UDC ».

La Suisse que nous aimons est principale. C’est au nom même de ses valeurs qui l’ont faite grande que nous pointons celle du symptôme pas acceptable. Il se pourrait que les amis critiques soient en ce moment plus Suisses que bien des Suisse eux-mêmes, tel est le problème. Comment ne pas entendre, dans le cri de Yann Moix, ce sens à peine caché, mal déguisé sous l’apparence du mot de Cambronne : « Mais enfin, m…, les Suisses, soyez vous-mêmes ! On vous veut à votre niveau ! Reprenez de la hauteur ! Vous fûtes toujours pour nous un pays de sommets : redonnez-nous votre oxygène ! » Pas besoin de s’appeler Sigmund pour entendre ça : et du coup se retenir de prendre sottement la mouche, de foncer dans la cape de la provocation. Même si Yann Moix adore se faire passer pour un taureau (je n’ai pas vérifié), laissez la corrida aux Espagnols ! Ce n’est pas suisse ! Je vois d’ici mesdames les vaches de combat qui acquiescent de la corne en mâchouillant : reines magnifiques en leurs alpages, elles sont des métaphores vivantes du débat démocratique, vidé sur le pré en plein air sans faire couler le sang.

Nous sommes dans des temps sombres pour la Suisse, qui pourraient se changer en années noires. Elle est opprimée par les oukases anti-libertés de l’aspirant-autocrate Blocher et ses boyards cantonaux de l’UDC. Mais nous continuerons à opposer à ce personnage notre « Vive la Suisse, monsieur ! », à l’instar de Charles Floquet qui pendant l’inauguration d’une Exposition universelle à Paris, en 1867, se jeta sur le tsar de toutes les Russies, écraseur de la Pologne, en lui criant à la figure un des mots de géopolitique les plus exacts qui n’a pas cessé de se vérifier, véritable théorème dont le Kremlin allait ressentir un jour avec Jean-Paul II la vérité incontournable sous forme d’une douleur cuisante : « Vive la Pologne, monsieur ! » Aussitôt transcrit par Alfred Jarry dans son Père Ubu : « Vive la Pologne, car sans la Pologne il n’y aurait pas de Polonais », une des citations préférées de Jacques Lacan, et qui bien entendu signifie exactement l’inverse, “et lycée de Versailles”. De même, vivent les Suisses car sans les Suisses il n’y aurait pas eu cette Suisse qu’il ne faut pas accepter de se laisser arracher, quel que soit le démérite de quelques Suisses d’un moment par rapport aux vertus, aux principes, à la droiture, aux droits. C’est l’espoir qui nous exaspère. Devant des dénis de justice aussi visqueux, vicieux, que celui contre Polanski, et celui contre le droit naturel, donc forcément chrétien, à l’existence et à la visibilité d’une des dimensions de la sexualité universelle — et non pas d’une pseudo-“race”, prétendue ou soi-disant seule titulaire et/ou propriétaire de cette dimension, et se résumant à elle. Personne au monde ne nous empêchera d’aimer la Suisse malgré Blocher comme nous aimons la Pologne malgré les frères Kaka-Chichi-Kiki (tout marche en double avec cette paire). Notre ardeur contre la Suisse de l’UDC se dévoue à la vraie Suisse autant qu’à la Pologne aimée notre rejet des jumeaux de mes deux.

L’intensité de la déception est un effet boomerang de l’affection. Nous ne demandons qu’à aimer la Suisse, et dans le mouvement même de notre scène de ménage, nous espérons désespérés la réconciliation. La Suisse d’où vint Jean-Jacques Rousseau à pied, le chemineau avant Rimbaud qui changea tout en France, retour de refoulé du Picard, Parisien et Angoumoisin Calvin. La Suisse à laquelle Voltaire accolait son jardin pour le cultiver, et pouvoir s’en enfuir devant les sbires. La Suisse de la République et du fédéralisme. La Suisse de l’invention de la Croix-Rouge, donc de l’idée de tous les médecins sans frontières, et même, oui, oui, des french doctors. Aujourd’hui la Suisse des expositions de Martigny, honneur de la Culture pour toute l’Europe. Retrouvons-nous contre la haine des libertés des autres qui trahit le peu de conviction réelle dans l’amour des siennes propres (ainsi salies, forcément salies).

Si l’on se place en avant, dans l’avenir, et du point de vue de la longue durée, il est évident qu’un jour les Suisses, la Suisse, finiront sinon par décerner à BHL une médaille (en chocolat bien sûr), en tout cas par apposer une plaque sur le chalet de Roman Polanski : « Ici Bernard-Henri Lévy vint passer une nuit sous le toit d’un persécuté, pour prouver que sa vertu ne risquait rien, démontrant une fois de plus que les philosophes n’hésitent pas à payer de leurs personnes ».

Comme les injures se multiplient sur les sites de ce parti de l’instinct de mort qui veut le cadavre de la vraie Suisse, de la Suisse d’avenir dans la lancée de son passé, d’autres plaintes sont en cours de traitement. Et tout finira par remonter en dernière instance vers les bureaux de ce qui équivaut à la Cour suprême dans cet Etat fédéral : nous espérons qu’elle méditera sur la neutralité engagée, c’est-à-dire cette définition de la citoyenneté dont le synonyme est laïcité — religieuse, sexuelle, etc. Au lieu d’opter, comme on tente de l’y forcer, pour une neutralisation des libertés au sens de la bombe à neutrons. C’est déjà en deuxième instance que les quarante recourants liés aux associations internationales de défense de la dignité élémentaire viennent d’être déboutés ce 1er avril. Du coup le gag benêt du gaga de l’UDC est en train de devenir une question d’internationalisme humaniste, et les organisations ad hoc sur la planète, dont les redoutables américaines, commencent à s’en mêler, celles des droits de l’homme en général, et des droits des homos femmes et hommes en particulier. La GLAAD, Gay and Lesbian Alliance Against Defamation, fondée en 1985 en même temps à New York, pour renseigner et conseiller les journalistes sur le sida, et à Los Angeles, pour parler avec les scénaristes de Hollywood — sur le modèle de la glorieuse, valeureuse, efficace ADL, l’Anti Defamation League fondée en 1913 « to stop the defamation of the Jewish people and to secure justice and fair treatment to all » (oui, vous avez bien lu : « to all »). Alors là, si ces mastodontes entrent en scène, au revoir les Helvètes, et bonjour les dégâts, on ne répond plus des conséquences pour l’image de la Suisse dans les livres d’histoire. Si ces baleines entreprennent de s’énerver, c’est le naufrage assuré — parce qu’avec eux, comme force de frappe et emmerdeurs judiciaires, ça risque de faire beaucoup, beaucoup plus mal que dans le montage d’Inquisition contre Polanski avec le quasi-seul BHL en Don Quichotte sur sa Rossinante de la Règle du Jeu au milieu d’un désert de lâchetés et de lâchages, assorti trottinant à son côté d’un SanchoYann PançaMoix, avec la Meute se lançant aussi sec aux trousses contre eux aussi…

Ce n’est pourtant pas compliqué, et je l’exprimerai avec l’accent valaisan : « Vous êtes i-diots, ou quoâ ? Personne ne vous oblige à dire que le fils de Guillaume Tell était pai-dai ! Pauv’ pomm’ ! » Au moins, les Suisses, faites-le pour Jacques Chessex, dont le cœur “gros comme ça” vient de lâcher devant le sans-cœur de ses concitoyens. Faites-le pour la leçon extraordinaire de Fritz Zorn dans Mars : il vous a tout dit sur vous, et de l’intérieur de vous, vous n’avez besoin de personne hors de vos frontières. C’est sous l’injonction de ces deux Suisses qui continuent d’être la voix de la Suisse dans le monde, une voix que jamais l’UDC ne pourra étouffer, pas plus que ne le furent celles de Thomas Mann ou de Victor Hugo, c’est sous leur contrainte de liberté d’oser parler, qu’à leur patrie au bord de son suicide de réputation, à la Suisse lancée dans l’Amoklauf absurde d’un Rufmord contre elle-même (je cause aussi le bernois, comme on peut voir), nous lançons le cri de Don José à sa Carmen : « Il est temps-z-encore ! »

Dans l’espérance de pouvoir ensemble un jour prochain, et à nouveau, bien lentement, comme il se doit, articuler le nec plus ultra de toute philosophie : il n’y a pas le feu au lac.