Et le ballon qui monte, et le Jabulani qui monte, qui monte ; le Jabulani qui s’élève, qui part, qui s’en va ; Jabulani, Jabulani, dis-moi, Jabulani, où vas-tu ainsi, Jabulani ? Accra n’est pas de ce côté-là, Jabulani ; le grenier des rêves n’est pas de ce chemin-là ; Jabulani, Jabulani. Ah ! Jabulani !
Et pourtant… Pourtant, tout avait bien commencé. Lumineux, plus lumineux que les diamants de Kimberley, les Black Stars étaient venus pour éclairer de nouveau la nuit du monde. Les pas comme guidés par un High life aux vuvuzelas ensorcelant et aux guitares fireman, ils valsaient les Blacks Stars, ils valsaient ; le visible comme animé par l’invisible, le pas comme en harmonie avec le rythme des tambours okomfo, les tambours devins okomfo ; le pas léger, ils dansaient, les Black Stars, ils dansaient comme transportés par l’inspiration, comme s’ils voulaient s’arracher à la banalité des hommes et inscrire leurs noms dans l’ordre cosmique ; ils valsaient, ils dansaient, ils voletaient au-dessus de Soccer city. Le rythme lent ou accéléré, régulier ou saccadé, ils étaient les maîtres du tempo. Là une fulgurance de Boateng; là un galop d’Annan; là un tourbillon d’Appiah.
L’extase, quarante-cinquième minute, l’extase. Quarante-cinquième minute, l’heure de Muntari. L’esprit comme habité par les dieux ashanti, voilà Muntari, à la quarante-cinquième minute, tourbillonnant au dessus de la pelouse ; Muntari le mouvement d’une folle intensité proclamant à la face du monde son crédo : la danse doit être utile, la danse, qu’elle soit High Life ou Mbaquanga, jive ou jazzy, tango ou flamenco, la danse quelle qu’elle soit, la danse, ce mouvement qui va vers la vie, la danse doit distiller la joie, libérer la joie.
Voilà donc Muntari, l’enfant terrible, Muntari, l’imprévisible bad boy qui n’en fait parfois qu’à sa tête ; voilà Muntari, les jambes, le mouvement ample comme une œuvre d’art, voilà Muntari, et respiration, battement de cœur accélérés sur Radio Accra, tempête folle d’une voix en transe : « Muntari ! Muntari ! Muntari est un dieu ! Un dieu a pris possession de Muntari ! Muntari ! Tir de Muntari ! » Muslera, le gardien uruguayen, voit le tir, ce tir de Muntari venu d’une autre planète ; Muslera voit le tir, Muslera voit le Jabulani ; Muslera s’envole, Muslera plane, il plonge, il déploie ses ailes ; Muslera veut attraper le Jabulani, Muslera ouvre ses mains ; il ouvre ses mains comme deux pinces pour attraper le ballon ; les mains de Muslera se referment sur l’absence, le vide. La balle est déjà passée. Un -zéro. High life, et clameur du Cap au Caire. L’Afrique unie, l’Afrique sans frontières, le temps d’un coup de pied de Muntari.
Qu’il aurait aimé vivre cet instant Kwamé Nkrumah ; ah ! Nkrumah ! Les Etats-Unis d’Afrique, tel était son rêve. « Today, aujourd’hui, avait-il proclamé, le jour de l’indépendance du Ghana, le ton volontairement solennel et emphatique, le geste posant pour la postérité, today, aujourd’hui, l’indépendance ; demain, tomorrow, United States of Africa, demain, les Etats-Unis d’Afrique ! » C’est que l’Osagyefo voyait l’Afrique, non pas plaque hissée pour indiquer le lieu de parcage, le lieu de bride, le lieu de morcellement, le lien de la nation, le lieu jugulaire mais l’Afrique réconciliée avec elle-même, l’Afrique unie, les Etats Unis d’Afrique. Tel était son rêve. Et voilà, le temps d’un instant infime, le temps du coup de pied de Muntari, le rêve de Nkrumah réalisé ; voilà, l’Afrique, comme par on ne sait quel miracle, l’Afrique terre sans séparation, l’Afrique terre sans disjonctions, l’Afrique terre sans bordures, sans bornes, sans lisières. Un–zéro donc. High life, et clameur du Cap au Caire.
High Life ! High Life, cuivres, souffle, souffle à la noix de coco, souffle à la mangue, bongo, vibrations. L’émotion comme exploration du monde ; l’émotion comme connaissance du monde ; l’émotion comme célébration de la vie. Souffle, High Life, souffle, souffle la permanence du présent, souffle la libération des pesanteurs de la vie, souffle, souffle et que les corps en communion avec l’univers s’humanisent; et qu’ils dansent, qu’ils dansent dénoués de souffrance; qu’ils dansent, qu’ils dansent la joie, la vie, la vie et demie, la haute vie, la High Life ; embouchez la trompette, sortez les guitares, battez, battez les Congas et les bongos et que E.T. Mensah soit couronné sur le champ ; oui, couronné, que le rythme soit couronné ! Le football est aussi une affaire de rythme, de samba, de flamenco, de tango, de High Life. High Life et clameur du Cap au Caire : cette fois-ci… cette fois-ci, une équipe africaine sera dans le dernier carré des finalistes du Mondial. Cette fois-ci, cette fois-ci pourquoi pas le trophée en or; le trophée en dix-huit carats? Cette fois-ci… Half time. Pause, mi-temps.
Retour de vestiaires. Cinquantième minute : coup franc pour l’Uruguay. Coup franc de Forlane ; Forlane l’artiste, l’homme qui a des mains à la place des pieds. Attention danger. Kingson, le portier ghanéen, a déjà arrêté l’innarrêtable depuis le début de ce tournoi, mais est-il vraiment dans ses pouvoirs, même avec l’aide de l’esprit de Robert Mensah, même avec l’assistance de l’obossum, l’esprit venu d’ailleurs de Robert Mensah, le légendaire gardien de l’Ashanti Kotoko de Kumasi, le mythique gardien aux bras interminablement longs poignardé un soir dans un bistrot du port de Tema par un spectateur fou furieux de ses arrêts ; donc même avec le concours de l’esprit de Robert Mensah, est-il dans les pouvoirs de Kingson de tout arrêter ?
Le mur est en place. Le mur. Il existe plusieurs variétés de murs: des murs en béton, en béton armé; des murs en terre, en terre crue ou en terre cuite ; des murs en tôles ondulées ou en bois comme ces bicoques de Khayelitsa ; des murs au tracé froid qui séparent, qui emprisonnent comme à Berlin ; des murs qu’il faut enfoncer ou contourner ; des murs qui tiennent le coup ou qui partent en vrille au premier coup de boutoir. Platini, dit Platoche, lui il savait ; il savait comment se jouer des murs. Il s’en moquait allègrement. La balle enroulée, la balle en envol comme un échassier, le mouvement giratoire, la trajectoire en toupie, il les contournait à sa guise. Coup franc de Forlane, coup franc à la platoche, ellipse ; égalisation contre le cours du jeu. Tremblement à Accra ; tremblement à Koumassi ; tremblement à Soweto. Tremblement. Et si les Black Stars étaient en fin de compte destinées comme toutes les autres étoiles à l’effondrement ? L’effondrement est la destinée des étoiles. Les Black stars serait-elles donc condamnés à lâcher, lâcher ce match ?
Go! Ghana! Go! scande Soccer city. L’éclair est toujours là ; les Stars d’Accra sont venues pour éclairer le monde. Glissés, pirouettes, balancements, changements de pied et d’ailes, sauts et jetés, les joueurs ghanéens gambadent ensemble, chacun rimant avec l’autre, au petit bonheur du monde. Et au giron de la lumière Gyan est toujours là ; Assamoah Gyan, le nouveau King du Ghana venu pour conquérir. La volonté de cueillir la victoire du nouveau King est là, intacte. Et pourtant rien. Rien à la marque. Le score ne bougera pas ; le score ne bougera plus. Prolongations.
Cent dix-neuvième minute ; dernière occasion pour les Black Stars avant les tirs aux buts, cette sinistre loterie. Une loterie à éviter à tout prix: il faut donc marquer ce but pour se mettre à l’abri des hasards du destin, pour rester maître de son destin. Demeurer maître de son destin jusqu’au bout comme King Osei Tutu I, premier occupant du Sika Dwa Kofi, siège d’or né le vendredi, symbole de gloire et de victoire ; le Sika Dwa Kofi, siège royal inventé selon certains par Okomfo Anokye, Okomfo, le maître guérisseur aux pouvoirs occultes insondables ; siège royal tombé du ciel miraculeusement sur les genoux d’Osei Tutu I, selon d’autres.
Mais qu’importe : il faut rester maître de son destin comme King Osei Tutu I. Coup franc pour les Stars d’Accra, dernière occasion de but pour les Black Stars avant la fin du match et ces sinistres tirs au but ; coup franc pour le Ghana et tète rageuse d’Adiyah. Il suffit parfois de jeter de l’or dans un lieu sombre pour qu’il s’éclaire, disent les Ashantis. Tête rageuse d’Adiyah ! Le gardien uruguayen est battu. Battu. Le ballon est passé. Les Black Stars sont en demi-finale. Oui, en demi-finale. High Life ! High Life, cuivres, souffle, souffle et que E.T. Mensah soit couronné ; oui, que le rythme soit couronné ! Le Ghana sera demain à la une de tous les journaux du monde : « Bravo les Black Stars », tel sera le titre du Wall Street Journal ; « Les Blacks Stars superstars », renchérira le Accra Daily news; « Bravo les Black stars ! », écrira Libération ; « Well done Ghana ! », dira le Rwanda Times ; « Viva les Blacks Stars ! Viva ! » titrera le Sowetan ; « Pour la première fois dans l’histoire de la Coupe du Monde, une équipe africaine vient d’accéder aux demi-finales !», annoncera L’Equipe ; « Justice : cette équipe est éclaboussante de jeunesse et de créativité !», dira So Foot ; « Les Brésiliens d’Afrique sont en demi-finale », écrira Globo.
Les Blacks stars en demi-finale ! Un rêve. Il est des rêves bons ; il est des rêves mauvais ; des rêves de bonheur et des rêves de malheur. Des rêves de malheur qui font peur. Vous dormez tout se passe bien, vous marchez dans le meilleur des mondes et soudain surgit dans votre sommeil, au-détour d’un chemin de nuit, ce monstre aux dents effrayantes ; il faut fuir, échapper à cette terreur. Vous essayez de courir mais vos jambes ne répondent pas ; elles sont sèches, paralysées ; la bête finira-t-elle par vous attraper ? Agitation, angoisse, cris, pleurs, peur totale au fond de la nuit. Rêves de malheur.
Puis, il y a ces rêves de bonheur ; ah! les rêves de bonheur, qu’ils soient bénis par les dieux de nos ancêtres, les rêves de bonheur ! Les rêves de bonheur: les greniers seront remplis ; la bière de sorgho coulera à flot ; les enfants deviendront rois du monde. Les Black Stars en demi-finale. Un rêve. Nkrumah avait eu ce rêve : kenté à l’épaule, la langue auguste comme toujours, Nkrumah la langue emphatique, parlant à ceux de son temps et à tous ceux qui viendront après ; Nkrumah, donc la langue solennelle avait dit : « Notre nouvelle nation doit être dotée non pas d’une bombe atomique mais d’une brillante équipe de football ! Et je vous le dis, ici et maintenant, cette équipe portera un jour au-delà de nos frontières le jaune, le rouge, le vert comme symboles de notre rêve d’unité ! Alors quel nom pour cette équipe ? Oui quel nom ? Black Stars. Black Stars comme un rêve à venir ; Black Stars aussi en souvenir d’un rêve passé ; le rêve de Marcus Garvey ; Black Stars comme la Black Star line, la compagnie maritime de Marcus Garvey. »
« Venez, venez mes frères et sœurs, avait dit en son temps, le petit homme de Saint Ann Bay, Marcus Mosiah Garvey ; venez, venez et regardez vers l’Afrique, l’Afrique, le Mont Sion ; venez, venez et regardez vers l’Afrique, regardez notre terre promise ; venez, le jour est venu, les bateaux sont là. » Comme une trainée de poudre la nouvelle s’était aussitôt répandue sur toute l’île de Jamaïque. « Les bateaux sont là. » Les dos courbés furent les premiers à se relever. Les vieux furent les premiers à se lever. Leurs vœux allaient être enfin exaucés : voir la terre promise avant l’ultime voyage. Comme les enfants d’Israël quittant l’Egypte, ils allaient enfin délaisser Babylone pour Sion. Libéria ? Ethiopie ? Ghana ? Certains parlaient du Libéria, d’autres de l’Ethiopie, d’autres encore du Ghana, la côte de l’or. Qu’importe ! Fini les champs de coton, fini la culture de la canne à sucre ! Fini la misère ! « L’Afrique, avait dit Garvey, est la terre des rois ! ».
Le jour était venu. Les bateaux étaient là ; les bateaux de la Black star line. Le ciel était empli de chants : « Au matin du grand réveil, bonne route ami, bonne route ; je m’en vais, je m’en vais, je m’en vais tout doucement ; je ne suis plus ici pour longtemps, la trompette résonne dans mon âme, je ne suis plus d’ici pour longtemps. Après cette vallée de larmes s’étends devant moi le champ des jours sans fin ». Les bateaux de la Black star line. « Cette équipe portera le nom donc de Black Stars », dit, solennellement, Kwame Nkrumah, en souvenir du rêve passé de Garvey.
Il est des rêves de bonheur comme il est des rêves de malheur. Cent dix-neuvième minute donc ; dernière occasion pour les Black Stars avant les tirs aux buts, tête rageuse d’Adiyah ; le Jabulani prend le chemin des filets uruguayens ; à la cent-dix-neuvième minute, Muslera, le portier uruguayen, est battu ; et pourtant, pourtant… les Black Stars n’iront pas en demi-finale. Mais pourquoi, pourquoi donc ? Alors que Muslera est battu, archi-battu voilà que soudain, survient, surgit, apparait derrière Muslera, Suarez ; Suarez, le redoutable attaquant uruguayen, voilà qu’apparait comme un cavalier aux cents bras venus de l’autre côté du temps, Suarez. Et alors ? Et alors ? Voilà Suarez qui s’improvise gardien de but ; voilà Suarez, sur sa ligne des buts, qui lève ses deux mains devant le monde ; voilà Suarez, oui, Suarez qui lève ses deux mains, ses deux mains aussi imperméables que deux postes de frontières séparant deux pays africains en guerre inutile pour un bout de terre.
« La fin vaut ce que valent les moyens ; la fin est dans les moyens comme l’arbre est dans la semence» dit un jour, excédé et rompant avec son calme légendaire, le Mahatma Gandhi. Suarez, lui pense le contraire ; Suarez est persuadé que la fin justifie les moyens ; il est convaincu que ses deux mains levées contre le Jabulani justifient la victoire. Et qu’importe à ses yeux, la manière ; qu’importe, l’essentiel, semble dire Suarez, c’est de gagner ; quitte à tuer l’esprit du jeu. Sanchez lève donc ses deux mains et arrête le Jabulani dans sa trajectoire. Suarez dit au Jabulani « no pasaran ! » L’arbitre a vu le geste, le vilain geste de Suarez ; l’arbitre siffle ; nous sommes déjà à la cent-dix-neuvième minute ; l’arbitre siffle ! Soccer City jubile : le Ghana est en demi-finale ; l’arbitre va accorder le but ! L’arbitre siffle ; il siffle : penalty pour les Black Stars. Mais Monsieur l’arbitre, un penalty n’est pas un but ! La loi dit, blablabla… quand le ballon n’a pas franchit la ligne, blablabla… même si incontestablement le ballon était destiné aux filets…. blablabla… la loi c’est la loi, j’applique la loi, blablabla… répond l’arbitre. J’applique la loi, rien que la loi, la loi à la lettre. Carton rouge pour Suarez et penalty.
Cent-vingtième minute. Gyan, l’attaquant ghanéen pose le ballon au point de penalty. Bayeté Jabulani ; bayeté ! Salut à toi Jabulani, salut à toi ! Gyan prend son élan, Gyan se souvient, le passé file comme le vent dans sa tête ; Gyan se souvient de ses premiers pas de footballeur dans les rues poussiéreux d’Accra, de ses premiers pas pieds nus, oui pieds nus pas besoin de godasses, pas besoin de crampons. On jouait pieds-nus sur des terrains cabossés ; on piaillait, on criait, on courait sous un soleil de plomb ; on courrait à perdre haleine derrière ce ballon en plastique dégonflé ou bricolé en chaussettes trouées remplies de vieux journaux. Eden d’or de l’enfance : le football était un plaisir indicible. Le passé file comme le vent dans la tête de Gyan ; que de chemins parcourus depuis ; « le plus grand arbre, a dit un jour Lao-Tseu, le plus grand arbre est né d’une minuscule graine, et la plus grande tour du monde d’une poignée de terre.» Quoiqu’encore jeune, Gyan est désormais un géant ; Gyan est un géant maintenant ; un géant parmi les géants au même titre que ses anciennes idoles, les Malik Jabir, les Ibrahim Sunday, icones immortelles des Black Stars. Alors ce pénalty ? Ce penalty ? Une formalité. Une simple formalité : Gyan, le nouveau King du Ghana, a déjà fait trembler les filets adverses par deux reprises sur pénalty depuis le début de ce tournoi ; Gyan a l’habitude de tirer les penalties. Simple formalité donc. Gyan s’avance. Gyan a au bout de ses crampons, la qualification de son équipe pour les demi-finales. Un temps vient. Ke nako, le temps est venu pour le Ghana.
Le Ghana : quelle équipe, ces Blacks Stars ! Vifs, créatifs, joyeux. La joie de jouer. La joie de jouer ensemble. Jouer, jouer, les pieds élastiques et souples, avançant et reculant à l’unisson, jouer dans la joie ; jouer, jouer, les pas coupés en décalement ou en démarcheur ; jouer, jouer, le ventre rentré ou la main gauche sur la hanche ; jouer, jouer, la jambe droite levée, le pied droit décrivant des cercles autour du ballon ; jouer, tcheza, tcheza, je joue, je danse ; tu joues, tu danses, nous jouons, nous dansons ; jouer dans la joie. Jouer, jouer dans la joie en unité avec le cosmos ; jouer, jouer, improviser, composer avec la pesanteur, tracer des courbes spirales, dessiner des cercles, des lignes obliques, des lignes horizontales. Jouer, jouer dans la joie, danser ; danser avec le ballon comme le danseur noir de Charles Dickens, le danseur de Juba qui dansait avec deux jambes gauches, deux jambes droites, deux jambes en bois, deux jambes en fil de fer, deux jambes en ressort, le danseur noir de Juba qui dansait avec toutes sortes de jambes et sans jambes du tout. Jouer, danser, jouer. Jouer comme des étoiles, comme des Black Stars. Kenako, le temps est peut-être venu pour une équipe africaine de l’emporter ce tournoi mondial. Et Shakira de renchérir Zamina mina eh! eh! Waka, waka, eh! eh! This time for Africa.
Cent-vingtième minute. Gyan s’avance. Bayeté Jabulani ; bayeté ! Salut à toi Jabulani, salut à toi ! Gyan s’avance ; le passé et l’avenir se bousculent toujours comme le vent dans sa tête ; s’il met ce ballon au fond des filets, lui, Gyan, fils d’Accra, sera béni de génération en génération, son nom sera chanté et couvert de bénédictions : « Longue vie à toi, Gyan ; longue vie à toi ; que ta vie s’étire à l’infini ; qu’aux années que tu as déjà vécues s’ajoutent d’autres années, des années sans nombre. » Gyan s’avance. Il se souvient de la parole des anciens : « Rêve, rêve grand et souviens-toi qu’il n’y a qu’une seule chose susceptible de d’annuler, d’effacer, d’annihiler un rêve: la trouille d’échouer. » Gyan s’avance, sentiments intenses. Soccer city retient son souffle. L’Afrique entière retient son souffle. Le monde retient sa respiration. Temps suspendu, l’instant d’un coup de pied ! Gyan s’avance ; il frappe. Et le ballon monte, voilà le Jabulani qui monte, qui monte ; le Jabulani qui s’élève, qui part, qui s’en va ; oh ! Jabulani, Jabulani où vas-tu ainsi, Jabulani ? Accra n’est pas de ce côté-là, Jabulani; le grenier des rêves n’est pas au bout de ce chemin-là. Et voilà la balle qui monte ; Jabulani qui monte, qui monte avec toutes les espérances des Black Stars ; avec tous les rêves de Soccer city ; avec tous les espoirs de l’Afrique ; Jabulani, Jabulani où vas-tu ainsi, Jabulani.
Kwamé Nkrumah, l’Osagyefo avait un rêve, un rêve immense, grandiose : il voyait l’Afrique libre et réunie : United States of Africa, Etats-Unis d’Afrique. Puis il y eut un certain 24 février 1965, et ces bruits de bottes, et cette musique militaire et ce communiqué laconique sur radio Accra : « Citoyens du Ghana, je vous informe que les militaires, avec la coopération de la police, se sont emparés du gouvernement du Ghana. Le mythe entourant Kwamé Nkrumah a été brisé. Le parlement a été dissous. Kwamé Nkrumah a été démis de ses fonctions… » Il est des rêves de bonheur comme il est des rêves de malheur. Il est des rêves qui meurent le temps d’un instant. Malheureuse Afrique où chaque chef de tribu, chaque chef de nation, cette illusion de nation, pense encore à enclore son pâturage d’hommes, sa réserve d’hommes.
Et ce Jabulani… Heyi ! Jabulani, Jabulani où vas-tu ainsi, Jabulani ? Accra n’est pas de ce côté-là, Jabulani ; le grenier des rêves n’est pas de ce chemin-là ; Jabulani, Jabulani. Et Jabulani qui monte, qui monte ; et le ballon qui ricoche sur la barre transversale des buts de Muslera ! Mawa ! Malheur ! Rêves de victoire fracassés sur une transversale. Mawa ! Détresse. Cri ténébreux sur Radio Accra, hurlement sans âge, hurlement d’un rêve se tordant de douleur ! « Qu’on m’arrache les yeux ! Qu’on m’arrache la langue ! »Détresse. Où va le Jabulani, va l’émotion. Et où va l’émotion va la joie ou la peine.
Détresse. Toute la détresse du monde sur le visage de Gyan. Sanglots. Et Sanchez ? Sanchez, lui, jubile ! Il exulte et exulte avec lui tout Montevideo ! Et maintenant ? Les tirs au but ! Ces tirs au but qu’il fallait éviter, les tirs au but, ce supplice sans nom. Quand sonne l’heure du destin, il ne sert à rien de lutter. L’Uruguay tire et marque, tire et marque ; les Blacks Stars tirent et marquent, tirent et ratent. Les Black stars ne sont plus à Soccer city ; ils sont déjà ailleurs. Quand sonne l’heure du destin, il ne sert à rien de lutter. L’Uruguay peut se qualifier par 4 tirs au but contre deux. Suarez, le torse bombé, n’en peut plus, il pose, fanfaronne devant les caméras du monde entier : « Je suis un goleraso, un grand gardien. Ca a été l’arrêt du Mondial. Je n’avais pas le choix, et la main de Dieu, c’est moi qui l’ai maintenant. Je l’ai fait pour que mes coéquipiers gagnent aux tirs au but. Quand j’ai vu que le tir de Gyan allait au-dessus ça a été une très grande joie pour moi. Je suis un goleraso, un grand gardien. Ceci est mon testament ! »
Il n’y a pas de langage parfois pour dire la fin, pour dire les fins, pour dire certaines fins, pour faire tournoyer de nouveau les étoiles… Sauf peut-être pour celui qui porte un nom qui danse avec les prophéties : Madiba Rohlihla Nelson Mandela. Madiba a vu Gyan ; Madiba a vu les Black Stars et le vieil homme leur a dit : « Young Stars, rentrez chez vous la tête haute ; rentrez chez vous en paix. Vous avez été plus qu’un nom dans les journaux, vous avez été une équipe d’étoiles élues du soleil ; vous avez été des champions du jour. Alors rentrez à Accra ; rentrez à Koumassi en paix et dites au monde que la vie est un perpétuel combat à la poursuite des rêves. Dites au monde que l’espérance est une clarté qu’il faut toujours savoir faire renaître. Vous avez su souffler sur le Monde un vent qui porte quelque chose, un vent qui porte le charme de l’espérance. Alors, rentrez chez vous en paix.» Les Black Stars sont rentrés à Accra, la joie de nouveau sur les visages. Telle est la magie de Madiba. Là où tombe sa parole, la joie refleurit !