N’importe qui peut aujourd’hui dire n’importe quoi sur n’importe qui. Pas seulement la voix basse, le visage camouflé dans un espace dérobé, mais bel et bien au grand jour, ouvertement, publiquement. A charge ensuite à la personne ainsi incriminée, désignée, de prouver que la salissure jetée sur sa figure par cette « langue du diable », n’est vraiment, en réalité, en vérité, qu’une rumeur mensongère, une jalousie malveillante, une piètre médisance, une mauvaiseté sans fondements, une vile calomnie. Peine perdue d’ailleurs car souvent le mal infligé est irréparable : s’il est en effet possible de démentir, de démasquer, d’étouffer même une rumeur, qui peut l’annuler, l’effacer ?
La rumeur est un terrible fléau, une barbarie infecte qui laisse toujours des traces : salissez, salissez, il en restera toujours quelque chose. Et ce mal, cette tendance à manger le nom, la réputation, la chair d’autrui, est en train de s’installer progressivement, sournoisement dans l’esprit de notre temps, alimenté, entretenu par cette déraison de plus en plus répandu : le non respect des frontières de l’intimité de tous et de chacun.
Un jour c’est l’intimité de tel ou telle qui est jetée en pâture ; le jour suivant, ce sont les extravagances ou frasques supposées de tel autre qui sont exposées ; le surlendemain, les aventures volées d’un autre. Rien ni personne n’est à l’abri. On écoute derrière les portes ; on regarde par le trou de la serrure ; on trifouille les draps, on hume, on dérobe jusqu’à l’odeur des oreillers. Les bornes de l’intime sont ainsi allègrement franchies chaque jour. Et plus ça sent le glauque, plus le public s’en délecte, en redemande. On murmure, on chuchote, on dit, il paraîtrait; on cancane, on ricane, on répète, on colporte, on grossit, on grossit comme ce mot, cette phrase entendue et répétée ; on moralise, l’Inquisition n’est pas loin, on juge, on s’insurge, on condamne, « il n’ya pas de fumée sans feu », on condamne l’anormalité, la déviance, on lynche, on lapide, on tue. Et repu, on se lèche les babines : à qui le tour ?
Il fut une époque où la mise sous surveillance, sous-micros, sous vidéo de l’intime de l’homme – personnalité de renom ou citoyen lambda – était une pathologie, une infection purulente, une caractéristique exclusive des sociétés closes, des régimes totalitaires. Normal : le régime totalitaire ne reconnaît – par essence – aucune borne individuelle, aucun espace intime ; il s’invite naturellement, s’introduit par effraction dans le chez-soi de chacun, s’installe, explore les goûts de l’occupé, note tout, enregistre jusqu’à sa façon d’aimer, s’approprie son for intérieur, son intimité. C’est que dans un régime totalitaire, le quant-à-soi, le lieu humain, la subjectivité n’existe pas ; puisque le corps et l’esprit de l’individu sont propriétés de l’Etat. L’intimité étant conçue comme champ politique, le privé n’a pas droit de cité ; la vie privée n’est pas un droit ; et chacun est constamment surveillé, contrôlé, guidé, rééduqué, administré dans sa pensée et son comportement. Les déviances doivent être châtiées ; rien ne doit donc échapper au regard omniprésent, omniscient du pouvoir totalitaire. Rien.
La démocratie, elle, admet, valorise, reconnaît, proclame l’intimité de chacun comme un bien essentiel à protéger ; elle rejette sans ambages, sans aucune ambigüité l’envahissement du dedans par le dehors ; refuse la continuité entre l’intime et la rue ; proclame le droit de l’individu à une intériorité différenciée, son droit inaliénable à séparer son être, son corps, de celui des autres ; son droit à soustraire sa vie intime du regard d’autrui, à vivre à l’abri des regards non souhaités.
Mais voilà depuis quelque temps, cette liberté d’exister en dehors de ce regard extérieur, inquisiteur, est de plus en plus malmenée, remise en cause. Tout doit être exposé, nous dit-on. Tout ! Tout doit être donné à voir, donné à entendre. La transparence le veut ainsi ! La transparence, l’exigence transcendantale d’une bonne démocratie ! La transparence ! Le droit de savoir ! Le droit citoyen de tout savoir ! Injonction de tout dévoiler. Tout doit être mis à nu car vertu publique doit être fondée sur vertu privée. Et la protection de l’espace du dedans ? Ce qui ne saurait être exposé, dévoilé, soumis au regard public, ce qui est secret, ce qui doit rester secret, ne peut qu’être dissimulation obscure, honteuse, tromperie. Le secret ne peut qu’être maléfice ; seule la transparence est preuve d’authenticité. L’ordre de tout dire, de tout montrer, la collectivisation de l’intime : voilà la nouvelle religion, le nouveau dogme.
De quoi cette impudeur, ce fait social, cet envahissement, ce vertige du dévoilement à tout va, ce zèle à exposer – au-delà de toute norme éthique – l’intime de chacun au regard de chacun, de quoi ce fâcheux habitus est-il donc le symptôme ? Est-il l’expression de ce fantasme fortement répandu d’être soi dans l’autre ? la traduction de cette volonté non avouée de tirer puissance de l’intimité d’autrui, et en cas échéant de se réjouir, de se glorifier de sa chute, de son malheur ? Que nous dit cette tendance à la collectivisation de l’intime sur l’évolution de nos sociétés ? Serions-nous là en face d’un symptôme qui cache un certain creux, un vide ? le vide dans cet interstice d’interaction, de dialogue, de construction, de représentation du sens, qu’est l’espace public ? Ou alors avons-nous là, sous nos yeux, au-delà de toutes les apparences, tout simplement, la preuve concrète, palpable, intangible de la poussée de la passivité intellectuelle dans nos sociétés, la preuve de l’affaiblissement général de cette faculté jadis louée, le libre arbitre, l’esprit critique? En somme, un signe avant-coureur, reflet d’une certaine dérive totalitaire de nos démocraties?
Pendant la dictature des Ceausescu, l’autoproclamé « Danube de la pensée » et son épouse passaient la majeure partie de leurs soirées à écouter, d’énormes écouteurs collés sur les oreilles, les ébats des dissidents politiques roumains. Nos sociétés seraient-elles en train d’être saisies subrepticement par le même trouble et d’oublier que l’intime est une affaire qui relève du privé ? Dis-moi quel regard tu portes ou tu ne portes pas sur l’intime de tes citoyens, et je te dirais quelle société tu es.
«La démocratie, elle, admet, valorise, reconnaît, proclame l’intimité de chacun comme un bien essentiel à protéger ; elle rejette sans ambages, sans aucune ambigüité l’envahissement du dedans par le dehors ; refuse la continuité entre l’intime et la rue ; proclame le droit de l’individu à une intériorité différenciée, son droit inaliénable à séparer son être, son corps, de celui des autres ; son droit à soustraire sa vie intime du regard d’autrui, à vivre à l’abri des regards non souhaités.»
Bien sur, vous avez raison. D’où sans doute la banalisation de la vidéo-surveillance et l’ingérance de l’état démocratique dans les tenues vestimentaires «acceptables» dans la rue.
Encore une fois, la règle du jeu publie un article dont l’auteur semble étranger au réel. Décidemment, Orwell a été un visonnaire…
Dans une réelle démocratie, le citoyen est obscur mais l’état se doit d’être transparent. Or, en Occident, la tendance est à l’inverse: surveillance totale du citoyen, de ses habitudes, ses déplacements, mais état obscur, se cachant derrrière le secret d’état, ou le puéril «secret-défense». Les dicatures n’ont plus grand chose à envier aux dites démocraties en ce qui concerne la surveillance, je ne connais pas de régime totalitaire disposant de, et mettant en oeuvre, autant de moyens de surveillance que par exemple le Royaume-Uni ou les USA.
Ceci-dit, je ne vois pas très bien où l’auteur veut en venir. Si c’est une mise en garde, l’auteur est passablement en retard.
Bravo!
Merci encore une fois Gakunzi pour ce texte d’une grande sagesse et d’une grande intelligence.Comme d’ailleurs tous les textes de ce blog! Bravo!
La culture avec absence de penser
“The only thing worse than being talked about is not being talked about.” Oscar Wilde
L’evangile selon saint antoine nous dit:
Viendra le jour dernier, celui d’Armageddon,
Ou l’univers entier, se tutoiera l’oignon.
C’est rigolo ca. C’est un peu comme Adam et Eve qui ont mange le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Moi, Dieu je le trouve un peu recursif ces temps. Il va pas tout nous planter quand meme?