1960. Séisme, éruption : Kalé Kabaselé avec ses solos salés,  multipliaient les notes sucrées; et toute l’Afrique, muscles tendus comme un arc qui se module, la tête pleine de hauteur marquant le rythme, balançait à gauche, balançait à droite, au rythme sacré du chant des étoiles : Indépendance tcha-tcha-tcha… Et toute l’Afriquekenté à l’épaule, dos cambré par l’énergie céleste, pas saccadés, la chair bouillante, l’émotion libre, le rire en transe, cadençait à gauche, cadençait à droite : Indépendance !  Dipanda ! Uhuru ! Le bonheur de l’Homme à restituer aux Hommes. Indépendance, la vie sans douleur ! La vie allait changer, le paradis était annoncé et le vin de palme coula à flot. Dipenda, indépendance  tcha-tcha-tcha… La liberté est un miracle, un moment de suspension.

Au commencement, il y avait Kwame Nkrumah, l’Osagyefo ; l’homme qui voulait remembrer l’Afrique. Il  prêcha et sema aux quatre vents les graines du rassemblement. Mais le sol n’était pas fertile, le sol était sec ; Nkrumah fut trahi. Amilcar Cabral : « Qu’on ne vienne pas nous affirmer que Nkrumah est mort d’un cancer de la gorge ou d’une autre quelconque maladie. Non, Nkrumah est mort du cancer de la trahison qui ronge notre continent. »  Les pieds ici, et la tête penchée vers la possibilité du futur, qu’on l’insulte ou qu’on le loue, Nkrumah voulait faire flamboyer l’avenir.

Au commencement, il y avait aussi Nyerere à Dar, Kaunda à Lusaka, Modibo à Bamako, le Négus à Addis, Neto à Luanda et Lumumba à Léo.  Lumumba Patrice. Lumumba du Congo. Le Congo ? Fanon : « L’Afrique a la forme d’un revolver, et celui qui tient le Congo tient sa gâchette ».  Lumumba du Congo parlait comme un prophète. La voix martelée et volontaire, le regard direct et le sourire amical ou alors ironique, il posait partout la même question : « Congo à qui appartiens-tu ? » Il disait, il disait : Je dis, avec les anciens, qu’un gouvernement doit être fondé sur cinq choses : primo, le pouvoir ne doit pas être donné à celui qui le recherche ; secundo, la consultation doit être instituée comme urgence permanente ; tertio,  l’abstention de la violence ; quarto, la justice ; et la cinquième chose : la bienfaisance.

Lumumba était un colosse ;  il marchait à pas de géant et sous ses pas émergeait une terre libre, un Congo libre. En travers de sa route se sont alors dressés des rois de la coloniale, dévorant goulûment des Congo de diamants, des Congo de cuivre, des Congo de bauxite, des Congo d’uranium. A travers sa route se sont dressés des nègres vendeurs de nègres, des sergents colonels. Ce qui devait arriver arriva le 17 janvier.

Et voilà le corbeau d’un crissement sec qui  trace un arc oblique à l’horizon ;   frôlement de serpents dans les roseaux ; bâillement de crocodiles : maudit soit le vendredi qui engendra le 17 janvier 1961. Cri râpeux et sourd du corbeau, Lumumba, entre les mains de la haine : poignets entaillés, mains liés derrière le dos, lunettes brisées,  barbe et cheveux arrachés ; Lumumba, entre les mains de la haine. Jour de détresse. Jour de tribulations. Jour d’obscurité. Lumumba devait mourir. Tête, bras, jambes, mains, pieds, démembrés. Scie à métaux, fut d’acide sulfurique.

Le crime accompli, la compagnie minière du haut Katanga et Sese Seko se sont empressés d’organiser une fête à tout casser.  Et le même peuple qui chantait Lumumba a dansé pour Sese Seko.  Salongo ee, Salongo aligamusala, Sese Seko, Soukisa, Sakayosa, sakayosa. Mawa ! Malheur ! Dipenda démembrée; Dipenda disloquée en mille morceaux comme le cristal qui se brise au moment de son plus bel éclat. Nous dansions au milieu des miracles et soudain l’histoire est passée sur le trottoir, et elle  s’est cognée contre l’enclume du lendemain.Dipenda avait de larges hanches, de longues jambes, des fesses rondes. Sa peau était faite d’étoiles. Tombés en extase, nous n’avons pas réalisé qu’elle était fragile à l’extrême dans sa beauté à bout de bras.

Et voilà les sergents-colonels autoproclamés, avec solennité, fervents patriotes, sauveurs de la patrie, messagers de la paix, apôtres de l’entente et de la fraternité ! Et de nouveau la vie en lambeaux, et de nouveau l’avenir tronqué, contrarié, verrouillé ; et de nouveau silence, carcans, brimades et chosification de l’homme. Fini le désir ! Finie la liberté ! Après le temps du bonheur, plaintes et cris de douleur ! Après les années de rêve,  les années de fer et de cendres. Morts, incarcérations, exils, fleuves et greniers taris, creuseurs de sillons assassinés : Um Yobé,  Ouandié, Moumié, Rwagasoré, Rudahigwa, Cabral, Mondlane, Mboya, Olympio. Bang ! Bang ! Bang !

Et voilà le colonisé d’hier de nouveau, qui avec son pagne de serf, qui avec son képi de zombi mécanique, qui avec son uniforme livré croulant de décorations, qui avec son kaki délavé de colon, avec sa cravache, avec ses bottes, avec  son casque. Et nous voilà nations balafrées de misère et de haine ; terres brûlées à petit feux de termes d’échanges avariés et de dettes intoxiquées ; terres brûlées en oléoducs de méthane, de carbone, de cuivre et de pétrole. Et voilà les hommes et les peuples levés les uns contre les autres. Guerres, guerres, guerres : l’impasse des chemins divisés de la déperdition ! Brazza s’est déchirée, « Ninjas » contre « Cobras » ; Bujumbura a été meurtrie, « Sans échec » contre « Sans défaite » ; Mogadiscio n’est plus, chaque clan a sa milice, chaque clan a sa capitale ; Monrovia et Freetown ont été raccourcis, manches courtes, manches longues, bras coupés et découpés pour quelques pierres. Diamants du sang ! Deuil, cendres. Le sang comme la poussière. Femmes, enfants, vieux assassinés, massacrés. Odeur de Biafra, odeur de la mort, puis, Rwanda 94 : le Mal absolu.

Rwanda 94 : la haine lâchée, la haine le corps ventru de boue et de sang, la haine couche de puanteur, et la terre sans bras ni jambes qui amasse les ossements sans linceul. Génocide : un million de morts ! Du plus petit au plus grand, ce sang-là devait couler parce qu’il était ce sang-là ! Et pendant ce temps, le monde, au-delà des marais et des bananeraies, costumes satinés, cravates ajustées, allait, allait son chemin. Et le monde, les yeux dans l’horreur allait, allait son chemin. Sur la terre, il y a un million de morts dont le silence accuse encore l’aveuglement des vivants ! Jamais nous n’avions tant souffert. Et aujourd’hui encore  le ricanement des chacals annonce que d’autres fronts porteront le deuil, au Darfour ou ailleurs. Fanon : « J’ai cru longtemps que les hommes d’Afrique ne se battraient pas entre eux. Hélas, le sang noir coule, des Noirs le font couler, et il coulera encore. La dernière bataille du colonisé contre le colon, ce sera sûrement celle des colonisés entre eux. »

Lumumba  assassiné, son corps fut désintégré, détruit. L’homme fait bête niant toute humanité ne voulait pas du nom de Lumumba dans l’ordre des générations. Au-delà de la vie de Lumumba, il fallait détruire aussi sa mort.  Lumumba n’a jamais existé ! Mais voilà le corps peut être dissous, retourner au néant et la pensée qu’il a mis au monde continuer de cheminer, de fermenter, d’interroger  les vivants. C’est que l’âme a parfois une vie plus longue que celle du corps. La destinée de l’âme du supplicié est sans limites ; elle revient toujours sur les lieux de son supplice ; rôde autour des vivants, agit sur leur conscience, hante leurs jours jusqu’à la fin des temps.

Ainsi Lumumba n’est jamais parti; dans les brumes du passé et du présent, son fantôme errant, rôde encore dans les chagrins des récifs azurés du Congo, à la jonction de la Lukuga et de la Luvuwa ; et voilà sa voix irrigant l’Afrique, survolant le Nil bleu, Nil blanc, flottant sur le Niger et ses écailles argentés, ondulant au-dessus du golfe de Guinée, mer sur la terre ; voltigeant sur les chutes et cours du Zambèze ;  et voilà la voix de Lumumba, droite sans être raide, claire, l’accent connu, le verbe toujours mémorant le rêve : Oh ! Afrique, sur les carreaux de l’indicible, que reste-t-il de nos rêves géants de Dipanda ? Nous étions des êtres de désir animés par la force d’un rêve, et aujourd’hui quand je scrute l’horizon, je ne vois que poussières d’individus aux ongles cassés labourant le néant. Qui a tué, écrasé notre rêve ? A qui la faute ?

Afrique terre de grâce, terre mémoire de la vie ; terre Virunga puissance de la nature ; terre Ruwenzori faiseur de pluies ; terre royale à Lalibela ; terre parée d’éclats à Zanzibar ; ô Afrique terre yorouba Congo, force de l’espérance, sève de majesté à longueur d’éternité, qui t’a planté des sources aux céphalées, cette douleur de malheur vassale d’horreurs infinies ? Qui ? Qui a fait de notre rêve, une pénitence éviscérée chaque jour par la douleur ! Qui ?

Et les sans-noms, les mis-à-part, ceux qui vivent dans les recoins des temps, le rasoir de la misère sur la gorge, les incomptés du monde, les suppliciés de l’Histoire, d’accuser : Qui ? qui, saurien haletant de voracité, les griffes déchiquetant gorges et seins ; qui ? qui, vampire vivant dans le faste; qui ? qui a mordu jusqu’au sang Dipenda ? Qui nous a planté deuil et famine, douleur et damnation ? Qui ? Les sergents-colonels : Sese Seko, les Sese Seko d’ici et d’ailleurs ! L’enfer fait au Nègre par le Nègre,  c’est lui ! C’est eux ! Le bourreau parmi les bourreaux? C’est lui ! C’est eux ! Le maléfice, le Ndoki ; le poison, le Nkassa ? C’est lui ! C’est eux !  Les punaises et les poux de la misère ? Les rats du désespoir ? C’est lui ! C’est eux ! Les guerres dérisoires des semblables contre les semblables ? C’est lui ! C’est eux ! Qui a brisé, découpé, étripé Dipenda ? Qui a vendu Lumumba ? Lui !

Et le crocodile de sursauter ! Quand le crocodile perçoit un danger, il se dresse sur ses pattes arrières et gonfle sa gorge pour faire peur à ses ennemis: Ah ! Lumumba ! Ouff ! Lumumba est mort de sa propre mort ! Lumumba Ha ! Ha ! Ha ! Lumumba voyait le Congo Dipanda, le Congo moko (uni). Lumumba voyait le Mungala et le Mukongo ensemble, le Mutete et le Muluba ensemble, le Hutu et le Tutsi ensemble. Ata Ozali bili, Ata Mukongo, Ata Mungala, Ozali kaka mwana Congo! (Que tu sois Bili, Mukongo ou Moungala, tu es frère, fils du Congo) ! Ha ! Ha ! Ha ! Lumumba voyait le Congo moko. Moi, Sese Seko, je voyais le Congo de carat, le Congo Katanga d’or, le Congo Shaba de cuivre… Alors le couteau à la main, d’une main tiède et douce, j’ai livré Lumumba comme on livre un tas de viande au plus offrant. Et son crâne, le crâne de Lumumba, m’a servi de vase sacré pour offrir des libations aux néons de Washington, aux néons de Bruxelles, aux néons de Paris, aux néons des palais du monde entier. C’est ainsi : le pouvoir comment l’obtenir si ce n’est par le sacrifice humain ? C’est ainsi : l’histoire élève au faîte de la puissance par des marches de sang. Ainsi soit-il ! Nye, Nye, Nye ! Non, non, ce n’était pas un coup d’Etat ; c’était une révolution pacifique ; une révolution de palais, si vous voulez.

Fanon, à la mort de Lumumba : « On lui donnait les preuves qu’un de ses ministres le trahissait ; il allait le trouver, lui montrait les documents, les rapports et lui disait : « es-tu un traître ? Regarde-moi dans les yeux et réponds. » Si l’autre niait en soutenant son regard, Lumumba concluait : « C’est bien, je te crois.»  Lumumba : « Sese Seko a été mon homme de confiance,  il était mon secrétaire attaché au bureau de Bruxelles. Lors de l’accession à l’indépendance, au moment de la formation du gouvernement, je l’ai fait venir ici. Je lui ai confié un poste important dans le gouvernement : Secrétaire d’Etat à la Présidence. Personnellement, je ne comprends pas son acte. Il a sa conscience.»

Des remords ? Ha ! Ha ! Ha ! Sese Seko en troisième personne : Pourquoi Sese Seko se laisserait-il dévorer par cette fleur empoisonnée, ce fruit vénéneux, cuisant, torturant,  le remords ? Parce que Sese Seko  aurait trahi Lumumba ? Parce que Sese Seko  aurait régné les mains tachées de félonie ? Parce que Sese Seko  aurait régné l’autorité tendue comme un nerf de fer ? Mais si Sese Seko  ne trahit pas Lumumba, si Sese Seko  ne règne pas comme régna Léopold II, main gauche coupée pour une fève de caoutchouc, main droite pour un pouce de café, main gauche pour un bruit de tam-tam, main droite pour une danse de masque, main gauche pour un poing levé, si Sese Seko ne règne pas sans pitié comme régna Léopold II, comment Sese Seko aurait-il régné ? Comme un gardien de lit sans salves de canons, sans marches nuptiales ? Ha ! Ha ! Ha ! Sese Seko Kuku Gbendu wa Zabanga, le grand guerrier conquérant qui va de triomphe en triomphe, tel est mon nom ! Et le chef militaire fait maréchal se devait de choisir une devise. L’ordre : voilà ma devise ! L’ordre ! Je suis un homme de l’ordre. J’aime l’ordre ! Ha ! Ha ! Ha !

Mais pourquoi et comment Sese Seko, né homme Congo, devient-il un monstre avide de viande humaine ? Comment et pourquoi ? Pourquoi ? : la fureur du pouvoir ! Le pouvoir ! Sese Seko, son Excellence Sese Seko ! Sese Seko, Président fondateur ; Sese Seko Papa national ; Sese Seko Papa Maréchal ; un peuple, un parti, un dirigeant, un chef : Sese Seko ; Sese Seko avec ses Gbadolité de palais en marbre ! Sese Seko,  son Excellence Sese Seko ! Sese Seko moissonnant le délice dans le jardin des dames de tous les hommes, selon son désir ! Qui couche avec la femme sait tout du mari ! Sese Seko,  son Excellence Sese Seko ! Sese Seko, chanté, loué, glorifié ! Le pouvoir ! Le marbre et les flamboyants du pouvoir ! Le pouvoir de mesurer la vie de chaque peau à l’aune de mon seul et ultime désir ! Ha ! Ha ! Ha ! J’édicte la loi et je la modifie à mon gré. J’incarne à la fois les pouvoirs législatifs, exécutif et judicaire. La constitution le veut ainsi. Le pouvoir se mange entier ! Il n’y a pas de place pour deux crocodiles mâles dans un même marigot ! Ha ! Ha ! Ha ! Sese Seko est tout puissant ! Je suis tout puissant ! Le peuple n’aime pas les faibles, il les méprise ; le peuple est envoûté par l’aura, l’apparat, la magie du plus puissant ! Faites lui-peur, montrez-lui  vos muscles  et il vous suivra comme un caniche dressé. J’aboie, Sese Seko aboie et le peuple remue ses fesses pour lui ! Allez yonga kibuno, yonga – remuez les fesses, remuez ! Sese Seko-peuple, peuple-Sese Seko !

L’obsession de la puissance ! Nous y voilà ! L’obsession de la toute puissance, démence animale, chant funèbre de l’esprit, avidité qui anéantit toute humanité dans l’homme. Et voilà l’homme ainsi possédé qui oublie jusqu’à la finitude des temps; qui oublie que vient un jour où le temps retourne au temps ; que vient un jour, vient inexorablement, inévitablement, vient un jour où résonne le clairon de la chasse au crocodile ! Vient un jour où les morts et les vivants se libèrent de la peur du Ndoki, de la peur de la tyrannie !

Vient un jour où la peur change de camp. Même les  miteux et les matés, les traqués et les trompés, les proscrits et les pillés, finissent ce jour-là  par l’ouvrir : Nous avions faim et vous nous avez gavé de mots de pacotille : authenticité, manifeste du Mouvement populaire de la révolution, Parti-Etat avant-garde des masses, économie de la chance, jeu de hasards, PMU Bindo promotion, PMU Nguma promotion, article 15-la loi du plus malicieux, du plus astucieux; retroussons les manches ; des mots de pacotille, les mots ne nourrissent pas les corps. Nous avions faim et vous aviez des factures de kalachnikovs à payer ; des palais de marbre à construire ; nous avions faim et vous avez dit : il y a toujours eu des crève-la-faim depuis le commencement du monde; nous avions faim et vous avez dit : que Dieu leur porte secours ; nous avions faim et vous avez dit : désolé on verra l’année prochaine ; nous avions faim et vous avez dit : l’ordre et le silence ! Matraques et fusils ! Je tue qui je veux, quand je veux, où je veux, comme je veux!

Sesseko tremblant : Ce n’est pas moi ! Ce n’est pas moi ! Cette vie ne fut pas la mienne. Un pantin ! Je ne fus qu’une figurine burlesque, un pantin articulé par des forces supérieures ! Et qui tirait donc les ficelles ? Sese Seko : Des forces puissantes et invisibles  qui avaient licence sur moi. Je ne fus que valet de leur volonté ! Donnez-nous Lumumba ! Et j’ai donné Lumumba ! Donnez-nous le Congo ! Et j’ai donné le Congo ! Donnez-nous le cuivre du Congo ! Et j’ai donné le cuivre ! Le cuivre, et l’or, et le diamant, et la terre, et les hommes, et les femmes, et les enfants. Ce n’est pas moi ! Je ne fus qu’un homme lige !

Temps des crocodiles, temps des monstres. Le crocodile est une bête cruelle. Son regard est aussi pénétrant que celui du faucon ;  sa force brute, plus brutale que  celle d’un taureau ; son agilité et sa puissance supérieures à celles du léopard. Son cuir, si dur, si épais, exhale une  frayeur capable de faire tomber raides morts baobabs et aigles fasciés en plein vol.  Temps de crocodiles, temps de terreur : tortures, disparitions, terreur démentielle, peur démentielle. On dit que là-bas on bastonne les gens à mort ; on dit que là-bas on plonge la tête des détenus dans des bassines d’eau ; on dit que là-bas on tranche la tête des hommes comme on coupe les cous des coqs ; on dit que là-bas … Temps de silence. Se taire pour survivre. Mais comment sortir du silence, du néant, du cachot, des camps Boiro et Beringo, comment reprendre les chemins du dire, les chemins de la vie ?

Dans les ruines du silence, le temps du hurlement finit par surgir comme un lieu de force ; comme l’ombre de Lumumba remontant le cours du silence hurlant avec le vent: temps de crocodiles, temps de terreur ? Afrique où est Dipenda ? Africa, Africa o Lipanda, Basusu oyo naponaka, Bawela bokonzi, Pe na ba-voitures, Nakomituna : Mondele akende, Lipanda tozuwaka o ya nani e ? Africa e. (Ah ! l’Afrique, Eh ! l’Afrique, où est ton indépendance ? Certains à qui j’ai donné ma voix ont développé la boulimie du pouvoir et des voitures. Je me demande : le colonisateur s’en est allé, pour qui avons-nous obtenu l’indépendance ? Oh ! Afrique. ) Afrique où est Dipenda ? Qu’est devenu notre rêve ?  Et vous, bonnes gens,  qu’avez-vous fait ? Qu’avez-vous fait  de grand pour la liberté? On vous a donné la misère comme tombe ; la guerre et les ténèbres, et vous avez tout accepté. Etre serf ou  libre vous aviez le choix. Vous avez choisi la servitude. Vous avez été complices des larrons qui vous dépouillaient, des assassins qui vous égorgeaient. Vous avez servi votre malheur. Vous avez passé votre vie à creuser les fosses et à pelleter ferme.

Et les mains, la terre et le sang dans les paumes ; les mains, mains dans la main avec les sauriens, de saluer au garde-à-vous le fantôme de Lumumba : Salut à toi, héros national. Nous sommes nés et il nous fallait vivre. Etre aigle ou poulet tel était le choix. Les aigles peuvent planer ;  les poulets passent leur vie à gratter la boue. Le choix était terrible : être égorgeur ou être égorgé, il fallait choisir. Il y avait la loi et l’ordre à respecter. Le serment d’obéissance. La servitude était la norme. Le jugement du Maréchal était notre jugement. Nous étions des gens normaux. C’était l’époque. Les choses se passaient ainsi. Les vêtus d’offenses, ceux qui vivent le ventre obèse d’humiliations et l’estomac désespéré de vide pouvaient crever. Les choses se passaient ainsi.

Du fond de l’abîme, les pendus par la misère, les interdits de pouvoir, de lever la tête, la bouche entonnoir de Nyiragongo : Facile ! Oui ! Facile !  Et vos silences quand il fallait parler ? Vos vaines paroles quand il fallait agir ? Où étiez-vous quand il fallait consoler les malheurs, guérir les misères ? Ah ! Les assistants fossoyeurs ! Ayez la décence de vous taire ! Silence ! Oui, silence ! Long fut notre supplice, long fut aussi votre silence. Vos lèvres muettes ! Vos lèvres muettes, quand nous mangions la poussière, la gorge serrée par les colliers de la misère.

Ah ! Les assistants fossoyeurs ! Le crocodile, les crocodiles arrachaient notre peau, nous n’étions plus qu’errance famélique dans le vent incandescent de la misère ; nous n’étions plus que dos courbés dans l’excavation,  pousse-pousseurs, cireurs de chaussures, gardiens de voitures, « cadavérés », « conjoncturés » ; nous n’étions plus que des phaseurs aux noms de dérision: Bruce Lee, Buffalo Bill, Catcheur, 4X4 ; des phaseurs sans-le-sou, sans avenir, la tête lisse et reluisante ; nous n’avions plus que la frime pour exorciser la misère, faire mousser la vie dans des lieux de plaisance, et pendant ce temps, que faisiez-vous ? Où étiez-vous ? Oui, où étiez-vous ? Pendant ce temps, vos plumes ndombolo et kwasa kwasa tanguaient à la gloire du libérateur, du timonier, du bâtisseur, du guide éclairé ; pendant ce temps vos plumes malembes se tordaient, se gonflaient et se dégonflaient entre seins aux rondes insertions et plats d’argent ! Achetés, vendus à peu de frais ! Ah ! Les assistants fossoyeurs ! Qu’avez-vous fait entre va et vient de la tyrannie des sauriens, qu’avez-vous fait quand l’Homme effaçait l’Homme ? Vos silences quand il fallait parler… Vos vaines paroles quand il fallait agir…

Et les dos à quatre pattes qui se nourrissaient des restes : Nos silences quand il fallait parler ? Nos vaines paroles quand il fallait agir ? Notre histoire est celle de l’hydre et du crocodile. Observe l’hydre et le crocodile. Ils se détestent cordialement, viscéralement. Mais l’hydre est plus habile en matière de trahison. Quand elle voit le crocodile étendu, épuisé, la gueule ouverte, que fait-elle ? Oui, que fait-elle ? Elle plonge son corps de chien et ses neufs têtes de serpents dans la boue et la fange ; elle s’y vautre et s’y souille, afin de glisser plus facilement; ensuite elle se jette dans la gueule du saurien! Dans un hoquet trouble le crocodile l’avale aussitôt. Parvenue dans le ventre du monstre, l’hydre parcourt et laboure en tous sens ses boyaux, ses viscères. Ensuite, elle cherche une issue et ressort sans le moindre dommage. Le saurien ne peut plus échapper à la mort. Il meurt de plaies inguérissables. Voilà notre déposition.

Pour le sang des peu, le sang des riens, le sang à la voix amère, la déposition est irrecevable : Vous avez voulu jouer à l’hydre et vous êtes ressortis du ventre des sauriens caméléons rimailleurs, aux discours-programmes et bilan positifs, bras dessus bras dessous avec les monstres.  Observez le caméléon. Sa couleur est si changeante que tout aussitôt qu’il touche à une chose, il épouse la couleur de celle-ci et devient de la même teinte. Son corps est dépourvu de chair et de sang ; et sa peau est tout aussi dure que celle du crocodile. Caméléons ! Vous êtes devenus des caméléons ! Qui disait : nous avons confiance en notre guide, le seul et unique, le guide suprême, Papa Maréchal, le libérateur, le bâtisseur ! Vous ! Accroché au temps du paraître devant le chef, jusqu’à perdre la voix, qui criait : Sese Seko, le conducteur du destin du Congo, Sese Seko oyé ! Fidélité à  Sese Seko ! Sese Seko est venu au nom des ancêtres ; Sese Seko a été envoyé par les ancêtres ; Sese Seko est celui qui est pour toujours ; Sese Seko, sois éternel !  Encore vous! A tue-tête, vous chantiez avec Sesseseko : « Peuple uni, nous sommes; en avant fier et plein de dignité, peuple franc, peuple libre à jamais. » Peuple libre, nous sommes avec celui qui nous a libérés ! Peuple libre ! Mais que craigniez-vous ?

Chaque jour le soleil se lève à l’horizon, et, le soir venu, il s’en va pour renaître le lendemain. L’homme, lui, vient un jour au monde, puis un autre jour, il part pour ne plus revenir. Que craignions-nous ? Les bras qui ont frappé pour les sauriens,  et les yeux qui ont surveillé pour les crocodiles, la tête basse : les mâchoires du crocodile mâchant quotidiennement les hommes comme on mâche du manioc, que craignons-nous ? La mort. Et l’ombre de Lumumba de ricaner : mais pourquoi craindre la mort ? Le placenta de chien guérit des névralgies, l’ongle de l’élan protège contre l’épilepsie, la corne de rhinocéros broyée soigne les ulcères, mais nul médicament ne guérit contre la mort. Nul médicament ! La mort est le fruit ultime de la vie. Un jour on naît et un autre jour on meurt. Et entre les deux berges, oui, entre les deux rives, chacun cherche sa pitance, et qu’importe la terre entière ! Telle est la respiration du Nègre parmi les Nègres ! Telle est la destinée du Nègre !  L’ombre, un brin ironique : alors dans les marais de l’histoire, le quotidien pouvait cogner, les sauriens pouvaient planter leurs crocs de silex fourchus où ils voulaient, puisque telle était la volonté du destin.

Sese Seko était un grand ami de Ceausescu. Et un jour, qu’est-ce qu’il voit à la télévision ? Les images de l’exécution de son ami dans une arrière-cour de Bucarest. Et voilà le Maréchal saisi de tremblements : Mais qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui déferle ainsi sur le monde ? Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui va se passer ? Pourquoi cet attrait ensorcelant de la liberté sur les hommes ? Ceausescu, le conductor,  mort ! Mort emporté par le crachat ! J’ai peur. Moi, Sese Seko Kuku Gbendu wa Zabanga, le grand guerrier conquérant qui va de triomphe en triomphe ; Moi, le piment vert ; Moi, le feu qui ravage tout sur son passage;  j’ai peur. J’ai peur de tout le monde. Je fais peur à tout le monde et j’ai peur de tout le monde.  Qui va me trahir? Qui me trahira ? N’importe qui peut me trahir. J’ai peur de tout le monde. Puis, Sese Seko dit à Sese Seko: Calmez-vous Sese Seko : voyons, voyons, la situation n’est pas la même ici, à Kinshasa, que là-bas à Bucarest. Et puis, quand même, notre culture, notre authenticité, notre ubuntu, notre humanisme,  à nous autres Bantous, ne nous autorise pas à traiter un chef de la sorte, même si l’on est contre lui.

Sese Seko à Sese Seko : N’empêche : il y a quand même ce cauchemar. Je ne dors plus;  chaque nuit,  je dors et je me réveille; je me réveille en sursaut car  il y a cette voix, cette voix de Lumumba qui me poursuit : Regarde-moi, droit dans les yeux : pourquoi, pourquoi avez-vous fait ça ? Oui, tout ca ? Sacrifice humain sur sacrifice humain. Pourquoi ? Fils du Congo, vous avez « mangé » le Congo ! Et maintenant qu’allez-vous faire ? La vérité ? La vérité ultime ? : au moment de mourir chaque homme doit s’en remettre aux autres, à ses contemporains et à ceux qui viendront après lui, parce qu’eux et eux seuls ont le pouvoir de couronner, de parachever sa vie non finie. Avez-vous jamais pensé à cela ? Votre nom, oui votre nom Sese Seko, à qui sera-t-il remis? Ecoutez: le peuple crie déjà dehors : Sese Seko assassin ! L’histoire patiente un an, deux ans, dix ans et même plus, puis un jour…La malédiction est sur vous, Sese Seko ! Vous avez tourmenté cette terre, à vous d’être tourmenté maintenant !

Sese Seko : Une pierre, une autre pierre, des pierres et des pierres jetées sur Papa National ; non ! Non ! Mon cadavre traîné dans les rues de Kinshasa ? Inimaginable ! Ca ne se passera pas ainsi! J’ai des amis puissants ! L’ombre : Des amis puissants ? De nos jours, vous le savez très bien, l’amitié ressemble plus à un  suaire destiné à envelopper les morts qu’à une étoffe confectionnée pour vêtir les vivants.

Lumumba devait mourir. Lumumba devait partir. Un mort ne gène plus ! Et un mort ça s’oublie vite ! Mais Lumumba n’est pas parti. Il est devenu cet eternel invisible : une ombre. L’ombre est un mystère qui fait peur ; une absence qui  n’inspire pas confiance ; une présence de mauvaise augure. Si l’ombre d’un mort effleure le corps d’un vivant, ses jours sont comptés. L’enjamber ? L’enjamber pour se prémunir de son saisissement ? Ou  l’éloigner, s’en débarrasser, à coups de vin de palme : Ombre voici ton vin de palme ; que les dieux rafraichissent le lieu où tu es descendu ; salue nos parents ; demande à nos parents, santé et prospérité pour nos enfants ; que les morts restent entre les morts ; les divinités entre les divinités ; les hommes entre les hommes. Que l’affaire soit ainsi réglée !  Est-il possible de se débarrasser ainsi de l’ombre ? Ou alors de la répudier d’un coup de pied, de l’écraser à terre, de la tuer ? Impossible ! Même jeté à terre, l’ombre reste attachée au pas de l’homme. Mais pourquoi fait-elle si peur, l’ombre ? Parce qu’elle est visage de rien ? parce qu’elle est visage de tous et de chacun ? parce que, sur les chemins d’hier et sur les routes infinies qui mènent à demain, si près de la vie, si près de la mort, elle est mémoire qui interroge les vivants ?

Lumumba devait partir ; il n’est pas parti : trace du passé, mémoire de la lumière, il continue de cheminer sur son allée de prophète, les mains en visière, le regard au-delà du présent, la parole plus loin que l’horizon : Il faut regarder derrière les yeux plissés, les barbelés et la misère : il faut regarder par-delà les sanglots et les pleurs qui racontent les barreaux et les malheurs. Tout n’est pas désespérance tragique puisqu’il y a la route sans fin, puisque tout ce qui fut déchiré dit encore malgré tout l’immense plaisir d’être vivant. Les chemins étaient opaques, tortueux, truffés de pièges, d’impasses ; il fallait les traverser,  trouver les clés, les codes pour déverrouiller les portes, sortir des gouffres. Et nous n’avions ni cartes, ni guides, ni flèches, ni plans. Il fallait ruser, improviser, avancer, reculer, repartir, séduire, flatter, ruser. Il nous est arrivé de nous perdre. Se perdre n’est pas un échec. Il faut savoir surmonter la déception des impasses. Mais le désespoir n’est pas de mise. Nous ne devons pas, nous ne pouvons pas succomber au désespoir. Le désespoir n’est pas permis. La liberté est un acte rempli d’espoir. Alors dites-moi, où sont les chansons de Kalé ? Où sont les chansons de Kalé Kabasselé, Congo ?  Tant que ta chair est encore frémissante d’existence saisis-toi pêle-mêle, sens dessus sens dessous de la vie et le pas glissant entre deux saisons poignardées de souffrances, au lieu de tes hanches pousse ta danse, retrouve l’élan de la liberté de tes gestes, tournoie, bondit et pousse ta liberté de nouveau, nomme, oui, nomme les hommes-crocodiles, les coupeurs de têtes, les hommes mangeurs d’hommes. Pousse ta liberté dans l’orgueil des temps et du monde qui vient ; pousse ton pas, la liberté se forge en jaillissement de courage. Pousse ta liberté. Où sont les chansons de Kalé Kabasselé ?  Independance tcha-tcha …

Le 19 mai 1997, Sese Seko est chassé du pouvoir par une rébellion venu de l’Est du Congo, du côté où Lumumba fut livré. Sese Seko parti en exil sans gloire, mourra au Maroc, le 7 septembre 1997.

Un commentaire

  1. c’est un très beau texte..sensible et sensitif en plus de rendre mémoire à une belle âme … meurtrie par les hommes.