Dans la dernière livraison du Magazine des Livres, un texte dont nous tenons à nous faire l’écho. Un entretien-vérité de Bernard-Henri Lévy avec le directeur du magazine : c’est l’entretien où l’auteur de “De la Guerre en philosophie” sera sans doute allé le plus loin dans son analyse du paysage idéologique actuel, dans l’expression de ses répugnances et de ses goûts, dans la réponse, enfin, à ses détracteurs les plus récents. Dans cet entretien un passage en particulier mérite l’attention, même s’il reste assez énigmatique: celui où BHL évoque ces messages « indécemment flatteurs » adressés par celles et ceux qui allaient se révéler le lendemain, en un retournement spectaculaire dont seul le monde des lettres a le secret, les aboyeurs les plus comiquement surexcités de l’anti-BHLisme primaire. La rédaction

Évacuons tout de suite l’affaire Botul. Comment expliquez-vous que depuis plus de trente ans et trente-six livres, on vous « cherche » encore ? Sur la forme plus que sur le fond, d’ailleurs…

Parce que sur le fond, il n’y a pas beaucoup de reproches à me faire. Quand on regarde bien, je me suis finalement assez peu trompé. Je ne me suis pas trompé sur le communisme. Je ne me suis pas trompé sur le fascisme à la française et sur Le Pen. Je ne me suis pas trompé sur le Pakistan. Je ne me suis pas trompé sur l’islamisme radical. Je ne me suis pas trompé sur l’analyse de la volonté de pureté, donc des intégrismes. Je n’ai pas écrit d’hommage à la révolution iranienne. Je n’ai pas fébrilement cherché de pizzerias à Pristina. Je n’ai pas chanté les  louanges de quelque dictateur que se soit, jamais. Eh bien voilà. C’est peut-être parce que, sur le fond, il n’est pas facile de me faire des reproches que l’on m’en fait sur des points de détail tels que celui que vous évoquez. L’un est lié à l’autre. C’est peut-être quand quelqu’un n’a pas dit trop de bêtises sur le fond qu’on lui cherche noise sur la forme. Classique…

Vous dites être le symptôme d’un climat général – populisme, hostilité aux élites, anti-intellectualisme. Ce climat a-t-il évolué ou est-ce le même depuis trois décennies ?

Je crois que c’est de pire en pire et que la volonté de ne pas lire grandit. Il me semble, si vous préférez, que le désir de se débarrasser des livres est de plus en plus vif.
Aujourd’hui, on ne brûle plus un livre par le feu mais par le buzz. Mais le désir de brûler, le désir d’effacer les livres, le désir de ne pas les lire, le désir de faire, tout simplement, comme s’ils n’existaient pas est peut-être plus vif aujourd’hui qu’il y a trente ou quarante ans. Et encore ! Je ne suis qu’un cas parmi d’autres, beaucoup d’autres, et qui sont autrement plus importants que le mien…

Vous vous positionnez comme un philosophe de terrain, allant là où il se passe quelque chose qui doit être dénoncé. Peut-être est-ce la médiatisation liée à cette démarche qui dérange vos détracteurs…

Attendez. Il y a, quand même, un point d’ordre. Ce n’est pas moi, que je sache, qui oblige les journaux à s’intéresser à moi. Prenons votre exemple. Vous êtes là, devant moi. D’où vous est venue l’idée de venir me voir ? Quelqu’un a-il fait pression sur vous ? Et si oui, qui ? Quand ? Comment ? Vous savez bien que ce n’est pas le cas. Mais reste entière, alors, la question de savoir pourquoi tant de journalistes dépensent tant d’énergie à dire que je ne mérite pas une seconde d’attention ; pourquoi ils sont si nombreux à me tendre le micro afin de pouvoir me dire, ensuite, que je parle trop.

On pourrait penser que vous pouvez être vous-même provocateur et que vous cherchez le buzz : votre portrait dans Le Point par Christine Angot, le livre avec Michel Houellebecq, comme de parler de stigmates…

Ce n’est pas moi qui ai raconté cette histoire de stigmates. Et, concernant Christine Angot, je ne suis pas directeur du Point. Je suis très heureux de cet article. Et il a été l’occasion, pour moi, d’une vraie rencontre d’écrivains. Mais je vous précise quand même que, non seulement ce n’est pas moi qui, encore une fois, ai demandé l’article, mais que je n’en ai même pas eu l’idée. Pour mettre les points sur les i, c’est du romancier Christophe Onot-Dit-Bio, par ailleurs directeur adjoint du magazine, qu’est venue l’initiative…

Vous avez tout de même une certaine influence au Point…

Arrêtons avec l’influence ! Les journaux font ce qu’ils veulent. Et comme ce ne sont pas des entreprises philanthropiques, ils font, plus exactement, ce qui leur semble conforme à leurs intérêts et de nature à intéresser leurs lecteurs. Point. C’est quand même bizarre qu’il faille passer tant de temps, même chez vous, à rappeler cette évidence… Après, vous me parliez de quoi ? Oui, Michel Houellebecq. Mon livre avec Michel Houellebecq comme autre « provocation » dont je me serais rendu coupable. Allons ! Pas vous, là non plus ! Pas ici ! On n’en est quand même pas au point où, quand deux écrivains se rencontrent, se parlent, s’écrivent, et essaient d’aller au fond des choses, le seul mot qui vient à l’esprit est celui de « provocation »…

Peut-être est-ce lié à la façon dont le livre a été lancé, dans le plus grand secret… Il semble d’ailleurs que nombre de vos détracteurs n’ont pas lu ce livre ; sinon, il y a des choses sur lesquelles ils auraient rebondi.

Je vous répète que le problème des détracteurs n’est plus, depuis longtemps, de « rebondir », mais de ne pas lire, juste de ne pas lire, de trouver et de tenir une vraie bonne raison de ne surtout pas lire, de lire le moins possible – et, quand ils la tiennent, leur raison, de se jeter dessus comme sur un os et de ne plus la lâcher. Alors, là, le problème c’était quoi ? Que l’éditeur n’a pas voulu leur dire tout de suite de qui il s’agissait, qui étaient les auteurs, etc. ? Non mais, franchement ! De quoi ces gens se mêlent-ils ? De quel droit auraient-ils le droit d’exiger d’un livre qu’il soit « lancé » comme ci ou comme ça ? Les éditeurs font ce qu’ils veulent. Ça ne regarde ni Houellebecq, ni moi, ni, encore moins, ce personnel littéraire dont le seul souci devient, je vous le répète, de se débarrasser des livres. Houellebecq et Lévy publient un livre ? Tout ce qui les intéresse c’est de s’emparer de leur buzzomètre, puis de leur calculette, et de faire des calculs d’apothicaires pour expliquer à leurs lecteurs qu’il s’en est « écoulé » moins qu’ils ne s’imaginaient et que le tout puissant, maléfique, diabolique éditeur, n’avait lui-même imaginé qu’il s’en écoulerait… Dérisoire ! Et quand on connaît, en plus, les vraies motivations de ces gens, quand on connaît les petites rancoeurs, les menues humiliations, les bobos narcissiques, qui sont la source réelle de leur ressentiment, quelle misère !

Cette histoire de stigmates, dont parle Philippe Boggio dans la biographie qu’il vous consacre, est intéressante au regard d’un de vos commentaires : vous dites que l’homme n’est pas fait seulement d’ADN et de cellules, mais aussi de mots. Pouvez-vous développer ?

Ah, ça c’est plus intéressant. D’abord, ça me fait plaisir que vous citiez Boggio qui a, au moins, le mérite d’être un biographe professionnel (Coluche, Johnny) et, dans mon cas, d’y être allé sans complaisance mais sans bassesse non plus (en gros, j’aime la bio qu’il a faite de moi, elle est honnête et talentueuse). Et puis, ensuite, cette histoire d’ADN et de mots c’est une vieille idée juive et talmudique; c’est même, à mon sens, le coeur de la révélation juive ; cette idée que le véritable ADN d’un humain, la brique qui le constitue, sa structure invisible et visible, secrète et parfois spectaculaire, ce n’est pas de la matière, ou du tissu, ou de la cellule, mais du signifiant, c’est la grande découverte du judaïsme. Vous vous rappelez le livre de Georges Canguilhem sur la « théorie cellulaire » ? Ce long cheminement qui allait de Hooke à Lorenz Oken et à quelques autres ? Eh bien je rêve d’un nouveau Canguilhem corrigeant la théorie pour dire que la brique de la brique, la cellule de la cellule, c’est la lettre, ronde ou carrée, peu importe, mais la lettre, toujours la lettre, du concentré de lettre et de mot. Ce sont les mots, oui, qui font que les cellules sont autre chose que de la matière. La vraie mémoire des cellules, c’est le signifiant. Et dire cela, c’est ma manière de croire à la dualité de l’âme et du corps et, en même temps, à leur unité.

Vous vous dites écrivain avant d’être philosophe. On reprochait à Camus d’être un écrivain qui faisait de la philosophie. N’avez vous pas peur que l’on vous reproche d’être un philosophe qui fait de la littérature ?

Quand je dis que je suis écrivain avant d’être philosophe, cela veut dire une chose très précise. Pour moi, ce sont les mots qui sont les vrais embrayeurs de la pensée. Et ce que je vous dis là vaut, naturellement, pour moi mais cela vaut aussi, j’en suis profondément persuadé, pour tous les philosophes de la tradition. Je connais un peu d’histoire de la philosophie. Et je ne connais pas un philosophe qui ne soit pas aussi, souvent d’abord, un écrivain ; de même que les mots sont, comme je viens de vous le dire, les poutres du corps, ses tuiles, ses moellons, son ciment, de même les vrais moteurs, les vrais ressorts, les vrais embrayeurs de l’intelligence, ce sont encore et toujours les agencements de mots. Cela ne veut donc pas dire que « j’aime » plus écrire que penser. Cela signifie juste qu’on ne pense bien qu’en écrivant. C’est un vieux débat, vous savez. C’est la vieille affaire engagée par Jacques Derrida dans les textes de L’Écriture et la Différence puis de La Grammatologie. La parole précéderait l’écriture ? Il y aurait une parole vive, tapie derrière l’écriture, et que celle-ci aurait plus ou moins fidèlement consignée ? Eh bien non, disait Derrida. Pas de parole avant l’écriture. Pas de parole avant sa combinaison dans l’écriture. C’est l’articulation, l’agencement, Derrida disait l’« archi écriture », qui préexistent à tout. Il y a un agencement savant, ingénieux, rusé, de mots derrière, et avant, toute pensée, intuition, conception.

Quels sont les écrivains de fiction qui vous accompagnent ?

Cela dépend des périodes. Je serais malhonnête si je vous disais qu’il y a des écrivains, les mêmes, qui m’accompagnent depuis toujours.

Lisez-vous les contemporains – indépendamment de votre fille ?

Peu. Et, en vérité, pas assez. Manque de temps, sans doute. Peut être, aussi, de curiosité. Je sais que c’est dommage, que je passe sûrement à côté de choses importantes. Mais c’est ainsi.

En 2004 sont parues plusieurs enquêtes et biographies non autorisées, dont vous estimez qu’elles ne décrivent qu’une « ombre », un « hologramme ». Comment découvrir le vrai Bernard-Henri Lévy ? D’autant que dans certains textes, vous affirmez que seule l’oeuvre compte et dans d’autres, que la vie doit éclairer l’oeuvre. C’est finalement Proust contre Sainte-Beuve. Laquelle de ces deux affirmations doit-on retenir vous concernant ?

La seconde, bien sûr. Il a dû m’arriver de dire que seule l’oeuvre compte, qu’il faut oublier l’auteur, etc., mais j’imagine que c’était dans ces moments que vous évoquez, où des biographes à gages – ou, comme ils se baptisaient eux mêmes, à bakchich – venaient me « chercher » d’une manière peu sympathique et où je me défendais comme je pouvais. Mais la vraie vérité, ma conviction profonde, c’est que l’oeuvre et la vie sont indissociables et que c’est Sainte-Beuve, bien sûr, qui avait raison.

Jean-Edern Hallier disait que sa vie était le brouillon.

Et aussi l’inverse. L’oeuvre, le brouillon de la vie. J’ai, si souvent, écrit des choses avant de les vivre. Vous avez tellement d’écrivains qui ont commencé par vivre les choses dans la fiction avant de les revivre dans la vraie vie ! Le fond de l’affaire c’est qu’on marche sur les deux jambes. C’est la même écriture qui se monnaie tantôt en textes tantôt en gestes. J’avais, dans Comédie, inventé un mot pour ça. J’avais inventé un mot, le mot de « gexte », pour dire, chez Gary par exemple, le double jeu de ses deux oeuvres.

Quoiqu’on ne puisse pas comparer les deux oeuvres…

Je ne sais pas… Si, vraiment, les corps sont faits de mots, alors la vie est, elle aussi, une succession de récits. Tout ça colle, finalement. Vous voyez bien que ça colle. Pour une certaine catégorie d’écrivains, naturellement. Pour des écrivains comme Malraux, Hemingway, Malaparte ou, donc, Romain Gary. Mais ça colle.

Il y a certes une question de temps et de disponibilité d’esprit, mais comment se fait-il que sur les trente-et-un livres que vous avez publiés, il n’y ait que deux romans ?

Parce qu’il y a eu d’autres fictions. Il y a eu une pièce de théâtre. Un film. Et puis, aussi, ce Comédie dont je viens de vous parler et qui, à sa manière, était aussi une fiction.

N’avez-vous pas parfois la tentation d’aller dans la fiction pure, qui permet également de philosopher et de dire des choses ?

Bien sûr ! C’est ma thèse depuis la Barbarie à visage humain. Et vous devez même avoir un texte, dans Pièces d’identité, où je pars de Kundera pour dire comment la force, la grandeur, la supériorité de la littérature est qu’elle va plus loin que la philosophie, qu’elle est plus riche de sens et que, parce qu’elle fait tourner les points de vue, parce que les vérités n’y sont jamais catégoriques, dogmatiques, uniques, parce qu’elles sont éclairées de plusieurs sources différentes et qu’elles sont, comme dit justement Kundera, fondamentalement hypothétiques, elle est ontologiquement plus féconde. Donc, bien sûr que, pour un philosophe, la fiction peut être la voie royale. Bien sûr qu’il faut revenir sur la condamnation de la poésie par Platon et les platoniciens. Bien sûr que, dans l’aventure même de la vérité, il y a intérêt, grand intérêt, à passer le plus souvent possible de l’autre côté du miroir de la fiction. Alors, pourquoi est-ce que je ne l’ai pas plus fait ? Vous avez raison. Ce serait non seulement opportun, mais peut-être assez urgent. Problème de temps, vous l’avez dit. Peut-être suis-je trop requis par la folie du jour, une fois la guerre de Bosnie, une autre l’affaire Daniel Pearl, une autre encore les guerres oubliées… On verra bien. J’ai un roman en chantier depuis presque quinze ans, on verra bien.

Il y a également votre journal intime que vous dictez tous les matins par téléphone à votre secrétaire, et qui serait détruit si vous veniez à disparaître sans avoir eu l’occasion de le retravailler. Puisez-vous dedans ?

Oh oui ! C’est un stock. Une mine de romanesque et de mémoire. Quand j’ai écrit Le lys et la cendre par exemple, heureusement que je l’avais. Quand j’ai écrit Le Diable en tête, c’était aussi, déjà, à partir de ce matériau. Et le roman qui est en cours, ce roman dont je vous parle, c’est sa matière première, sa source. C’est formidable d’avoir un gisement pareil sous le pied. C’est, surtout, très rassurant.

Et vous n’envisagez pas de le publier tel quel ?

Non. Impossible. Trop de choses privées. Trop de tiers impliqués. Et puis il y a aussi des documents, des correspondances, qui ne m’appartiennent pas tout à fait et qu’il ne serait pas forcément bienvenu de publier. Ma correspondance avec Régis Debray. Tels échanges, assez comiques dans la cuistrerie, avec un philosophe officiellement archi ennemi. Tels emails flatteurs, pour ne pas dire indécemment flatteurs, de ceux et celles qui ont été, ces dernières semaines, les plus prompts à se gausser de la supposée « affaire Botul ». La duplicité des « critiques ». Leurs retournements de veste au gré des courants d’air et des mouvements du vent. Leur frivolité. Je publierai tout cela. Mais pas maintenant.

Vous avez écrit que « la vraie vie n’est pas dans la vie ». Où est-elle ?

Elle est dans ce lieu où elle s’accomplit, où elle prend sa dernière forme, c’est-à-dire dans les livres. C’est pour ça que j’aime tellement la littérature. C’est pour ça que je regrette, en fait, de ne pas écrire plus de romans. C’est dans la littérature et, plus généralement, dans l’art que la vie trouve sa forme la plus glorieuse, la plus achevée, la plus passionnante, la plus palpitante, bref, la plus vivante. Interrogez les écrivains. Ceux d’entre eux qui, en tout cas, sont disposés à dire la vérité. Combien d’épisodes vécus dans l’idée, aussi, de la belle littérature en quoi ils se résoudront !

On dit souvent que si, à l’époque, la télévision avait existé, les camps de concentration n’auraient pas existé longtemps face à la pression publique. Aujourd’hui, la télévision est dans tous les foyers et pourtant, le Darfour, le Pakistan, l’Afghanistan, l’Irak… ça ne s’arrête pas. N’est-ce pas, quelque part, la défaite de la philosophie ?

Si c’est la défaite de quelque chose, c’est celle de la télévision, pas de la philosophie. Et puis, par ailleurs, la télévision est peut-être dans tous les foyers, mais elle n’est certainement pas sur tous les théâtres de la souffrance. Regardez le Darfour. Il y a peu d’images du Darfour. Et c’est même une des raisons qui m’avaient décidé, au printemps 2007, à faire, avec le photographe Alexis Duclos, ce reportage dans le Djebel Marra. Les images, et les mots, que nous en avons rapportés étaient assez uniques. Je ne crois pas qu’il y en ait eu tellement d’autres de cette zone du Darfour qui, une fois franchies les zones tenues par le JEM, puis celles infestées par les Janjawids, étaient parmi les rares, et sont, je crois, encore parmi les rares, à être militairement tenus par les résistants de l’ALS, cette armée de libération du Soudan, commandée par Abdul Wahid Al Nour et dont le programme est ce programme laïque, ouvert aux droits de l’homme, des femmes et de la démocratie que nous prétendons appeler partout de nos voeux.

Mais on sait qu’il s’y passe des choses.

On le sait, mais on ne le voit pas. Pour le voir, il faut y aller. Autre exemple, Bosna !. Il n’y avait pas, au moment de la guerre de Bosnie, tant d’images que l’on croyait. Et, quand elles existaient, il y avait tout un débat sur la question de savoir s’il fallait ou non les montrer ; s’il fallait ou non choquer les téléspectateurs avec ça. Vous aviez, à Sarajevo, des enfants qui vivaient sous les bombes et se prenaient des traumatismes qui allaient les poursuivre jusqu’à la fin de leurs jours. Mais la question, à Paris, était : « Est-ce qu’on ne va pas traumatiser nos chères têtes blondes en leur montrant, à l’heure de la soupe ou des devoirs, l’image de la souffrance humaine ? » Alors, à ce moment-là, avec Alain Ferrari et Gilles Hertzog, nous avons pris deux décisions. Primo : aller chercher des images ; filmer les combattants ; montrer ce que les reporters n’avaient pas encore pu montrer et à quoi mes liens avec le président Izetbegovic, avec l’armée bosniaque et son état-major, me permettaient d’avoir un accès plus facile. Et puis secundo : arrêter avec la sensiblerie ; arrêter avec cette idée obscène qu’il fallait ménager la sensibilité de nos écoliers et de leurs familles ; et, donc, tout montrer ; c’était une esthétique ; mais c’était, surtout, l’autre visage d’une politique… Et je ne vous parle pas du génocide du Rwanda dont nous n’avons quasiment pas d’images. Ni encore moins des violations massives des droits de l’homme en Birmanie, en Chine, au Pakistan : la vraie horreur qu’est l’endoctrinement des suicide bombers, la façon dont on les fabrique, dont on les dresse comme des animaux, la façon dont on les convainc d’aller, un jour, mêler leur chair supposée sainte à la chaire sale de leurs victimes, qui voit cela ? Qui en est témoin ? Qui le montre ? Non. L’idée que tout serait filmé est un mythe. Et quand ça l’est, quand on a les images, elles ne sont pas nécessairement montrées car ce que les sociétés modernes veulent plus que tout au monde c’est apaiser, consoler, neutraliser, blanchir le mal et certainement pas l’exacerber.

Finalement, le rôle du philosophe est-il d’expliquer le monde ou de dénoncer le mal ?

Le philosophe en général, je ne sais pas. Mais mon rôle, moi, ça c’est sûr : c’est plus montrer le mal que démonter la mécanique du monde. Et cette entreprise-là, vous n’avez qu’à regarder les titres de mes livres, essais et fictions confondus : vous verrez qu’elle est au centre de tout. 

Un commentaire

  1. Quoique pourvu d’une enveloppe charnelle, l’homme est par essence entité intellectuelle dont l’organisation et le fonctionnement reposent sur les vocables_ à l’origine desquels les signes ou lettres.
    Or, il est affirmé dans l’interview que « les corps sont faits de mots », ce qui revient à établir une véritable intrication entre les réalités physique et spirituelle de l’être humain, et plus encore à consacrer l’idée de l’unité corps et âme ( au préjudice de la croyance en une dualité par ailleurs soulignée).
    D’où la question de savoir en quoi consiste ladite dualité…