Il y a ceux qui choisissent de marcher au pas, ceux qui renoncent à être eux-mêmes. Leur raison d’être somme toute ? Faire comme les autres, être comme les autres, être chose normale. Puis il y a ceux qui refusent de rentrer dans les rangs ; ceux qui ne fléchissent pas ; ceux qui vont leur chemin. On les regarde de travers ; on les montre du doigt ; on ricane dans leur dos. Ils s’en contrefichent; ils savent où ils vont. Et qu’importe qu’ils soient ostracisés ou maudits. Ils ne fléchissent pas. Monk, Thelonious Monk était de ceux-là.
Mon était Monk. Le piano se joue l’assise frontale, le buste droit, les doigts déambulant avec civilité sur le clavier ? Hors-la-loi du piano, Monk, couvre-chef et manteau d’astrakan, grand corps lymphatique, les yeux quelque part, le regard en liaison avec l’invisible, la démarche titubante, énorme bague en guise de talisman cerclée sur le petit doigt droit, Monk avançait vers le piano. Que comptait-il jouer, la seconde d’après? « Qu’est-ce que je désire jouer ? Qu’est-ce qui résonne en moi aujourd’hui ? » La vie n’est pas une partition écrite, réglée d’avance; la musique non plus. Le jazz n’est pas une notation écrite, fixée une fois pour toutes, fermée sur elle-même, réifiée mais bien une pensée mouvante, mobile. Le livret ne doit pas primer sur l’interprétation, sur la vie : « Heureux l’homme car il ne connait pas son destin ».
Monk avançait vers le piano, posant un pied devant l’autre avec mille précautions comme s’il marchait sur un champ de mines ; quelque chose allait advenir, quelque chose d’inédit. Le prophète de l’inattendu était là. « Quel est le sens de ce que je vais composer ou plutôt recomposer, là, tout de suite, à l’instant ? » se demandait-il, la conscience emplie d’absence et de présence. « Et si… oui, si c’était le dernier moment de ma vie, la dernière minute, quelle déclaration solennelle ferait ma conscience, à l’aide de ce piano-là, pour arracher le monde au ronron du prévisible, de l’accoutumé, de la banalité, pour sortir le monde de sa rassurante et prévisible monotonie? Yes, Man, la musique a un pouvoir sur les hommes, le jazz a un pouvoir sur les passions de l’âme!» Le High Priest, le Grand Prêtre, du be-bop était maintenant là ; là, assis devant son piano, prêt à se mettre en jeu, prêt à faire surgir l’imprévu. La seconde d’après, les doigts tendus, il se déployait sur le clavier, joie et blues à l’âme mêlés. Comme s’il était traversé, soulevé, porté par une grâce mystérieuse. Etat vibratoire !
Monk était Monk. Main gauche, main droite, strides, enjambées, basse sur le temps fort, accord sur le temps faible, syncopes et blues notes, contrepoints ; Monk frappait, Monk écrasait les notes. Sonorité acide, cruelle. Sans transition, il passait de l’extrême grave à l’extrême aigu, roulait vers l’abîme, interpellait le soliste, s’opposait au soliste, le contredisait, traçait une ligne polémique, déchirait la partition, se saisissait de la mélodie première et composait sur le champ, là, sans préparation, dans l’urgence de l’instant, dans la densité de l’instant, une contre-mélodie.
Déverrouillage, mouvement de soustraction et d’addition ouvert sur l’inconnu, inspiration soudaine, jaillissement divine des wrong mistakes, des vraies-fausses notes. L’erreur était fausse, voulue, recherchée : Monk était déjà ailleurs. Ailleurs entre intervalles disjoints et rythmes décalés. Ailleurs dans une quête éperdue. Fragmentation de l’espace, ruptures de temps, il agitait, déformait, reformait , pétrissait, broyait, remodelait, malmenait à volonté l’idée initiale. Jamais le déjà entendu deux fois sous ses doigts. « Que peut-il y avoir de l’autre côté de l’océan ? Jazz is freedom ». Progressions, régressions, hésitations, fausses hésitations, notes, contre-notes. La dissonance était son procédé. John Coltrane : « Monk faisait toujours des trucs derrière qui sonnent tellement mystérieux, mais qui ne le sont pas quand vous savez ce qu’il fait. »
Monk était Monk. Blue Monk, Round Midnight, Evidence, Epistrophy : magie; de la pure magie. Eblouissements, jets, solo de piano, plaisir extrême ; et puis, le don bémol ou le don bicarré, silences. Dialogue de sons et de silences. Monk saisissait le silence, Monk jouait du silence comme du la, comme du si, comme du fa ; Monk remplissait le vide de silences. Avec une ferveur de prêcheur, le pied battant la cadence. Il scrutait le silence, vibrait avec le silence, explorait les inquiétants accords du silence, suspendait le temps, et puis tout à coup, soudainement, il se levait et se mettait à danser. Le swing était là. Alors, il dansait. Il dansait, tournait autour du piano, faisait semblait de s’éloigner puis revenait : le sourire amusé, l’énergie vitale, prêt à contester de nouveau les codes de la mélodie, de l’harmonie et du rythme. Prêt à se remettre en jeu, prêt à prendre le risque d’être différent, prêt à reprendre le cours de son chemin d’homme. Monk était Monk.
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