«Tu m’as donné ta boue et j’ai en fait de l’or.»

C’est ainsi que Charles Baudelaire projetait, avant Rimbaud, de formuler (le mot est enfin exact) son alchimie du verbe. Mais voilà, pas plus que l’illuminé (lequel, après s’être voulu voyant, avait décidé de peindre des assiettes «Painted plates») n’avait fini par publier son ouvrage, le spleenétique de Paris n’avait réussi à intégrer cette sentence à sa préface en vers. Il faut dire qu’avec son adresse au lecteur Sur l’oreiller du mal, c’est Satan trismégiste / Qui berce longuement notre esprit enchanté / Et le riche métal de notre volonté / Est tout vaporisé par ce savant chimiste»), il risquait le doublon. Mais sans doute faut-il rajouter, chez l’un et chez l’autre, un retour du refoulé de leur catholicisme (évident chez Baudelaire, larvé chez Arthur, jusqu’à ce que Paulo le fasse savoir aux bons soins de sa sœur Isabelle et de son beau-frère qui porte le nom le plus grisant de la République des lettres, Paterne Berrichon) que leur catholicisme donc les avait retenus, comme toujours, au moment de franchir le Rubicon. On ne devient pas hérétique de gaieté de coeur, quand on a lu en latin Practica Inquisitionnis heretice pravitatis, improprement connu sous le nom du Manuel de l’inquisiteur commis par le fellow et néanmoins dominicain Bernard Gui autour de 1230. J’espère que personne ici n’osera proposer que l’un ou l’autre des deux impétrants n’ait pas lu sa practica inquisitionnis ; faut-il vous rappeler les fameuses Franciscae meae Laudes du haschichin du quai d’Orléans, composées à destination d’une «modiste érudite et dévote» ? Faut-il vous préciser que, contrairement au président Macron, le jeune adolescent vraiment brillant, lui, avait eu le premier prix de vers latin du département (on est meilleur latiniste en Champagne-Ardennes qu’en Picardie ; c’est les bulles…) ?

Par ailleurs, l’un et l’autre avaient lu tous les livres. Mallarmé n’avait, lui, énoncé de nouveauté qu’en prétendant que «la chair était triste.»

Allons allons, trêve de galéjades, et qu’on ne dise pas que le petit Rimbaud n’avait pas son Pater Noster caché derrière la devanture – sinon, je vous envoie Claudel, et je vous assure qu’il a de bonnes dents, le bougre.

Etrangement, Jean-François Zygel n’a pas de ces gênes ecclésiales avec l’art de Paracelse et de Nicolas Flamel. Et pourtant, qu’il est donc français ! Mais une France qui n’existe plus. Une France qui n’est ni gouailleuse, parce qu’elle est trop fine ; ni mélodieuse, car elle est de climat et d’impression, soleil couchant ; ni strukturale ou kontrapuntique, parce qu’elle est très intelligente, très légère et très verlainienne.

De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l’Impair
Plus vague et plus soluble dans l’air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.

Ni mélodieuse : j’exagère, bien sûr ! Mais il y a du vrai : Zygel, dans ce disque qu’il nous propose, ne les invente pas, les mélodies, mais les rencontre ; il a pris des chansons, «refrains niais, rythmes naïfs» comme dit le petit Arthur dans son Alchimie, et même, parfois, la voix des chanteurs, et les a exposés, comme un morceau de bavardage imprimé sur un paysage, à la rêverie de son piano.

Cela donne quelque chose de fantomatique, de grave et d’un peu triste ; soudain, une tranche de vie (car c’est cela qu’une chanson, n’est-ce pas ? Une «tranche de vie») devient un mystérieux poème. Décidément accueillant, le piano de Zygel ne s’arrête pas là : il a laissé venir, comme un souvenir en appelle un autre, une Kinderszene du poète harmoniste, Schumann, qui lui aussi aimait à polir, comme Jane Austen son ironie sur des romans-émaux, sa mélancolie inconsolable en babioles futiles et tragiques. Le petit Arthur, encore lui, en avait fait autant en laissant tomber l’éloquence versifiée du Bateau ivre, pour choisir des chansons – «Elle est retrouvée. – Quoi ? L’éternité.» Ou encore une subtile paraphrase de Satie ; cela, pendant que Renaud, que Julien Doré planent là-dessus de leur tranche de vie, tout étonnés, intimidés de chanter encore quand des grottes, des forêts mystérieuses, et des courants palpables de la brise leur ouvrent des bras accueillants. Rien d’autre, là-dedans, que du respect, de l’affection et de la nostalgie.

Il y a quelques temps, j’ai regardé, sur Youtube, Leonard Bernstein donnant sa conférence à Harvard. Partageant l’art de la faconde, sûrement les natures de ces deux musiciens diffèrent-elles. L’un, plus solaire, a l’art de torero d’un grand chef ; l’autre, plus lunaire, est penché sur son piano. Le second compense sa gravité par beaucoup de fins rires, tandis que le premier compense sa légèreté par une apparence d’esprit de sérieux.

Mais si j’ai beaucoup pensé à Zygel en voyant Bernstein, et si je repense à Bernstein en écoutant Zygel, c’est parce que je leur vois un autre point commun, très juif, celui-là. Regardez the Poetry of Earth dudit Bernstein. C’est la dernière partie de sa conférence, et il y discourt sur la musique du XXème siècle. En particulier celle de Stravinsky et du néo-classicisme dont il fait un grand cas, puisqu’il est pour lui une véritable opération de sauvetage de la musique. Or, analysant Oedipus Rex et encore d’autres grandes œuvres, il montre l’extraordinaire abondance de citations, sous la plume du petit grand maître russe. Il déterre, exactement comme autant de «palimpsestes sous des écritures enfouies» (comme disait Lévinas), tels fragments là mozartiens, là beethovéniens, pire, là verdiens, oui, de Verdi, du pire Verdi, du Verdi d’Aïda, dont les énoncés seraient comme l’infrastructure de tout l’ouvrage stravinskien, Oedipus Rex, te voilà démasqué, ô néoclassique. Impureté de l’inspiration mêlée aux scories des souvenirs dont les racines, avec la tonalité elle-même, descendent (à en croire Bernstein) jusque dans la terre. Croisement bâtard de pathos et d’humour, de pathos vulgaire et d’humour subtil, de mélodies téléphonées et de mélodies polytonales (c’est presque une paronomase) – il n’y a que les Juifs, qui savent mieux que les autres ce que sont les bâtards, pour prendre la mesure de tout cela.

Mais non, bien sûr, ce traficotage de mémoire et d’invention, de liberté et de citation, ce n’est pas pur, ce n’est pas solaire, ce n’est pas l’inspiration éblouissante d’un compositeur qui, tel un Tête d’Or, crierait en prenant son élan, à la conquête de ses portées : «En avant, vers l’Ouest !»

Le Talmud dit ceci, du bâtard, dans sa liste où il fixe l’ordre des préséances, si l’on peut dire, nobiliaire que quelques occasions de la vie juive mettent en lumière – et où le bâtard, rejeton d’un croisement illicite, interdit, comme par exemple un adultère – est tout en bas de l’échelle : «Le bâtard intelligent passe devant le Grand-Prêtre (kohen gadol) ignorant.»

Le Talmud a parlé.

Vous comprenez ?

Impures, dira-t-on des notes de ce Jean-François-là.

– Ben oui, voyons : c’est de l’alchimie !

– Est-ce à dire, comme le suggérait un autre François, une Leçon de ténèbres ?…


L'Alchimiste, Jean-François Zygel, album paru en octobre 2017.
L’Alchimiste, Jean-François Zygel, album paru en octobre 2017.