De quoi un peuple comme les Cambodgiens peut-il se souvenir, et comment, trente ans après un désastre inouï, sans pareil dans l’Histoire ? Car ce fut un auto-génocide d’une nation par les siens, la mise à mort de millions de Khmers par d’autres Khmers.

Mais d’abord pour fixer l’ampleur du génocide des Khmers par les Khmers rouges, de 1975 à 1979, voici quelques chiffres comparatifs avec ce que fut la Déportation en France, de 1941 à 1944.

Parmi les institutions qui ont exploré, faits après archive, cette page la plus sombre de notre histoire, la Fondation pour la mémoire de la Déportation fait autorité. La Shoah, en France, toucha 75.000 personnes. De ces déportés dits « raciaux », ainsi qu’on les distinguait à la Libération des déportés dits « politiques » et des divers autres, 2.500 rescapés seulement revinrent des camps de la mort. Quant aux seconds, dont la moitié furent déportés pour faits de résistance, sur 86.000 déportés dits « Nacht und Nebel » (Nuit et brouillard), 23.000 revinrent vivants des camps de concentration. Sur 165.000 déportés au total, près de 140.000 périrent, exterminés d’emblée ou des suites de traitements barbares.

Toute macabre que soit cette comptabilité, l’horreur nazie (avec l’assistance collaborationniste) toucha, en France, ces 165.000 déportés plus leurs familles et leurs proches, et manqua emporter toute la population juive, estimée à 350.000 personnes. Admettons le chiffre d’un million et demi de personnes que la barbarie frappa de plein fouet, ou par contiguïté, ou menacées continûment de mort. Soit, la France comptant alors quarante millions d’habitants, furent frappées physiquement, moralement, affectivement quatre personnes et demi sur cent.

Les souffrances, le traumatisme furent immenses pour ce million et demi de personnes. Les millions d’autres, aussi solidaires ou compatissants qu’ils aient été, ne vécurent, eux, « que » les tribulations de l’Occupation. Quant à ceux, bien plus nombreux, qui se montrèrent indifférents, n’en parlons pas.

En bref, les déportations, numériquement, furent un phénomène minoritaire et, de même, ne touchèrent que marginalement, dans les cœurs et dans les âmes, la masse des Français ; la Déportation n’empêcha pas le pays de continuer, cahin-caha, une existence résignée, sous la férule pétainiste et la botte allemande. Et, à la Libération, reconstruction oblige, plus la fabrication gaullo-communiste du mythe d’une France globalement résistante, on passa bientôt à autre chose. D’oubli en refoulement, la mémoire de la Shoah mit trente ans à s’inscrire dans la conscience collective des Français.

Venons-en maintenant au Cambodge : Entre 1975 et 1979, en moins de quatre années, un Khmer sur quatre (voire même trois, selon les sources) mourut, pour moitié par exécution sans jugement, et pour moitié de faim, d’épuisement, de maladie. Tous, sans exception, subirent, jour après jour, dans les rizières le joug des Khmers rouges, quatre années durant. Tous furent martyrisés, massacrés par d’autres Khmers. Les Nazis, même s’ils furent secondés par la canaille vichyssoise et la police française, étaient, eux, des occupants étrangers. A la différence du génocide arménien (trois quart des Arméniens de Turquie massacrés par les Turcs en 1915-1916 ; soit un million et demi de victimes) et de la Shoah (trois quart des Juifs d’Europe massacrés par les Nazis et leurs auxiliaires baltes, ukrainiens, hongrois, roumains, croates ; soit six millions de victimes), le génocide des Khmers par les Khmers rouges (de 1,7 à deux millions de victimes) est, bel et bien, un auto-génocide « pur ». A la différence, là encore, du génocide rwandais de 1994, de caractère ethnique, des Tutsis par les Hutus (800.000 victimes). Pas davantage, le génocide khmer n’avait le caractère de guerre de classe que fut la Grande Famine de 1932-33 en Ukraine, délibérément organisée par les autorités staliniennes contre la paysannerie rebelle à la collectivisation des terres (cinq millions de victimes sur vingt millions de paysans). De fait, l’auto-génocide khmer est irréductible aux ressorts habituels de la haine de masse et de la mise à mort généralisée par une machine d’Etat : il n’y avait, entre massacreurs et massacrés, différence ni de nationalité, ni d’origine, ni ethnique, ni de culture, ni d’appartenance historico-religieuse, ni même de classe, une fois massacrés tous les desservants, civils et militaires, du régime Lon Nol et que tout le monde, sans exception, ait été, dès les premiers jours, déporté à la rizière et réduit à la même servitude. Non, les mêmes ont massacré les mêmes. Le cas est à peu près unique dans les annales de l’Histoire.

On pourrait donc s’attendre à ce que la tragédie cambodgienne, inscrite, indélébile, dans la chair de tous les adultes de plus de trente ans( 60 % souffrent de troubles et de stress post-traumatiques), fasse retour en force et sous des formes multiples à l’occasion des procès des quatre plus hauts dignitaires khmers rouges responsables du martyr de leur peuple, et que la préparation de ces procès, qu’inaugura l’an dernier, et dont on attend le verdict imminent, celui de Duch, le tortionnaire en chef de Tuol Sleng, la prison-mouroir de Phnom Penh, mobilise le pays, à tout le moins, passionne l’opinion.

On en est loin. Le seul procès Barbie à Lyon, il y a vingt-trois ans, aura soulevé plus d’émotion en France que le procès des chefs khmers rouges à Phnom Penh aujourd’hui. Je reprends ici le constat que partagent la plupart des observateurs et qu’entérine, familier du Cambodge depuis quarante ans, le père François Ponchaud dans un long entretien publié ici même, sur le site de la Règle du Jeu, en parallèle à cet article. De fait, ces procès ne sont pas, pour l’heure, la grande affaire qu’on aurait pu imaginer depuis l’étranger, aux yeux des Cambodgiens ; on ne voit pas, pour l’heure, de réelle volonté d’explorer davantage, à l’orée de ces procès politiques, les ténèbres du passé, de revisiter de fond en comble une tragédie, qui reste traumatisante ; pas un rejet, certes, mais une mise à distance ; ni déballage, ni examen collectif ; rien d’un Nuremberg khmer, ni même l’équivalent du Tribunal de la Haye sur les guerres en ex-Yougoslavie.

C’est ce paradoxe troublant que j’ai tenté d’éclaircir sur place.

Dans l’entretien évoqué plus haut, François Ponchaud, qui le premier porta au monde, dès 1976, la connaissance du génocide en cours, met en avant l’héritage religieux et culturel khmer (on s’y réfèrera pour en saisir toutes les implications). Résumé grossièrement, le bouddhisme khmer, basé sur le karma individuel, fait de la réincarnation, bonne ou mauvaise, le vrai lieu du jugement ; la justice humaine ne peut en rien réparer le passé, ni le pardon effacer les démérites. En outre, les actuels dirigeants, fort impopulaires selon François Ponchaud et nombre d’observateurs, sont d’ex-Khmers rouges. Enfin, les procès apparaissent comme une concession de façade à la communauté internationale, Chine et Américains en tête, qui, nul ici ne l’oublie, soutinrent sans vergogne la guérilla des Khmers rouges dix années durant après le génocide, contre les Vietnamiens qui les avaient chassé et occupaient le Cambodge « libéré ». (Exactement comme si, la Guerre froide venue, les Alliés avaient soutenu une guérilla nazie, Hitler en tête, contre l’Allemagne de l’Est occupée par l’Armée rouge.) Le Cambodge vient d’ailleurs de demander des regrets officiels aux pays qui ont soutenu les Khmers rouges après leur chute. Sans réponse jusqu’à présent…

Commençons par ce choix qui a été fait, outre Duch, de ne déférer devant le Tribunal mixte institué par l’ONU (trois chambres ; onze juges cambodgiens ; huit juges internationaux), que les quatre plus hauts dignitaires encore vivants du régime khmer rouge. En vertu de la politique officielle de réconciliation nationale, seront donc jugés les derniers responsables politiques encore en vie, mais, même si le Tribunal ne se l’interdit pas, aucun des milliers de petits chefs khmers rouges et autres exécutants du génocide, tous présentés officiellement comme pleinement réintégrés trente ans plus tard dans la société et vivant conformément aux principes de la morale bouddhiste. A évidemment joué la crainte de rouvrir des plaies mal cicatrisées et, plus encore, qu’à les poursuivre, les anciens membres de l’Angkar, la toute-puissante et invisible organisation khmer rouge qui avait droit de mort sur tous, à qui l’on avait promis l’impunité contre leur reddition en 1998-99, ne fassent dissidence.

L’automne dernier, lors du premier procès, celui de Duch, « l’Apothicaire de la mort », – comme le nommait Francis Deron, correspondant du Monde en Asie du Sud-Est, récemment disparu, dans son livre Le procès des Khmers rouges, couronné du prix Pierre Simon « Ethique et Réflexion » 2009 – , tortionnaire en chef de la prison de Tuol Sleng, à Phnom Penh, où « avouèrent » 15.000 victimes, essentiellement des Khmers rouges suspectés d’être pro-vietnamiens, avant d’être exécutées aux Killing Fields (six survivants en tout et pour tout !), on pouvait assister à ce spectacle surréaliste de tortionnaires en second, aujourd’hui cinquantenaires, à qui leur ancien chef, plaidant coupable un premier temps avant de se dédire, intimait de tout raconter, qui répondaient, au garde-à-vous, comme au bon vieux temps de leur quinze-vingt ans : « Oui, Chef ! », et déballaient par le menu, d’une voix uniformément égale, sans l’ombre d’une émotion, comment ils torturaient leurs victimes (électricité, supplice de la baignoire, ongles, seins arrachés, etc…) devant les descendants directs de celles-ci et les parties civiles tétanisés, avant de ressortir du Tribunal aussi libres qu’ils y étaient entrés et de reprendre l’autobus dans lequel ils étaient venus ! Le tout filmé en direct par la Télévision Apsara, dépendant du parti au pouvoir, le P.C.C., à des fins d’édification.

En d’autres termes, Klaus Barbie, Paul Touvier, eussent-ils été khmers rouges, auraient posément déposé devant leurs victimes et les caméras, et seraient repartis aussitôt couler des jours tranquilles dans la banlieue de Lyon…

Réconciliation nationale oblige, argue-t-on, paix civile avant tout. Mais qu’en pensent les Khmers ?

Alors que la justice, ses protocoles, ses procédures préalables en plusieurs langues, l’examen juridique des pièces emmerdent tout le monde, en revanche, lors de ces dépositions en khmer ou celles des victimes, ou, plus encore, Duch ou ses acolytes détaillant leurs « méthodes », la Télévision connaît alors des pics d’audience, tel un film d’horreur en direct que les Khmers regardent d’autant plus fascinés que l’histoire est la leur et que les acteurs, bourreaux et victimes, sont vrais.

L’histoire racontée pour la première fois à livre ouvert et largement diffusée par les télévisions et les radios FM a un impact certain, mais limité par le fait que les campagnes, où vit 80 % de la population cambodgienne, ne sont pas encore électrifiées… Mais l’avancée n’en est pas moins notable, dans un pays de tradition essentiellement orale, où des millions de Khmers n’avaient nulle connaissance des ouvrages consacrés au génocide, en outre écrits par des Khmers réfugiés en Occident ou des Occidentaux, ni vu les films de Rithy Panh et autres, réservés, tout autant, à une élite urbaine. Dûment sollicitées par des campagnes d’information pédagogiques et des assises itinérantes dans les provinces, toutes les victimes des Khmers rouges ou leurs descendants directs peuvent, en théorie, se constituer partie civile avant sélection par le Tribunal. 956 parties civiles ont été retenues, ce qui dans un procès pour génocide devant un Tribunal international est une Première et constitue une avancée incontestable du droit des gens. Même si les victimes, une fois reconnues comme telles, ne recevront aucun dédommagement matériel. 5.000 témoins ont été retenus. Six cents personnes assistent chaque jour aux audiences, soit plus de 30.000 personnes en tout, de mars à novembre 2009 pour le procès Duch. Effet de génération oblige : le public, étudiants obligés mis à part, est composé surtout de gens de plus de cinquante ans. Les télévisions jouent le jeu et donnent des résumés quotidiens. L’impact sur la population est certain. Mais quel en est l’effet ?

D’abord, on entend souvent : Pourquoi cinq accusés, pourquoi pas cinquante, pourquoi pas cinq cents ? Les impératifs de la réconciliation nationale, dites-vous ? La paix civile, bien suprême ? Ces cinq procès à l’exclusion de tous les autres sont de la poudre aux yeux gouvernementale, un dérivatif en lieu et place d’une justice élargie, d’un grand procès en majesté qui établirait la vérité historique sous toutes ses faces. En second lieu, la culpabilité des accusés est tellement acquise que beaucoup ne comprennent pas à quoi sert de les juger. « Tout ça pour le principe ? Ce n’était vraiment pas la peine. Pourquoi on ne les tue pas tout de suite ? » (La peine de mort est abolie). Cette dernière réaction est d’autant plus partagée que la notion de droit, en terre cambodgienne, n’englobe nullement une philosophie globale de la société et des rapports sociaux, que le droit stricto sensu se résume à un pur catalogue de règles et qu’il n’y a pas d’Etat de droit au sens où l’entend l’Occident.

Et puis surtout il y a tous les non-dits, qui mis bout à bout, forment une sorte d’omerta généralisée, envers d’une posture nationale dont l’avers serait les procès. Tout le monde a subi le joug khmer rouge, chacun reste une victime. Mais il y a victime et victime. Ceux qui ont survécu là où tant d’autres sont morts assassinés, d’épuisement ou de faim, n’ont-ils pas dû leur survie à de minuscules arrangements, à un surcroît de servilité ? N’étaient-ils pas des « planqués », aussi aléatoire que cela fut ? Qui peut se dire complètement innocent ? Autre non-dit : nombre de Khmers rouges à la kalachnikov étaient des adolescents, parfois même des enfants-soldats, facilement endoctrinables et manipulables, qu’on transformait en exécuteurs zélés. Certains tueurs, certains tortionnaires avaient à peine quinze ans à l’époque, aujourd’hui pères de famille. De même, il était demandé aux enfants d’espionner leur entourage familial. Certains ont dénoncé leurs parents comme « contre-révolutionnaires », ou dévoilé leur identité cachée. Ils furent des milliers, ils ont aujourd’hui la quarantaine à peine. La honte est nationale, et toujours pas digérée. « C’étaient nos enfants, c’était notre peuple. » La barbarie khmère rouge, s’interroge-t-on en soi-même, ne vient-elle pas, pour partie, du fond des âges, du passé khmer, de la propre culture nationale ? « Ce n’étaient pas des étrangers », entend-on souvent, sur un ton navré. Ou, à l’inverse : « Que voulez-vous, c’était la guerre », façon détournée de gommer le génocide tant il jette une tâche indélébile sur le Cambodge et les Cambodgiens, en le déguisant en conflit externe (mais avec qui ? Nulle guerre n’était en cours, sinon contre le peuple khmer lui-même). Autre sous-entendu encore, à l’instar du prince Sihanouk, qui, renversé par Lon Nol en 1970, mit en selle les Khmers rouges avant de devenir leur otage à Phnom Penh de 1975 à 1979, puis de nouveau de faire alliance avec eux depuis Pékin contre l’occupant-libérateur vietnamien, et qui déclara solennellement peu avant l’ouverture des procès, depuis Pékin : « Ces procès n’ont aucun intérêt pour le peuple cambodgien ». En vérité, il fallait entendre : « A les juger, nous nous jugeons nous-mêmes.  S’ils sont coupables, nous aussi le sommes. Et comme nous ne le sommes pas, ne les jugeons pas. »

Quant à ceux, une poignée d’intellectuels et quelques journalistes qui, à l’inverse, jugent qu’en dernier ressort, Sihanouk, bel et bien, est responsable de la venue des Khmers rouges au pouvoir et donc de leur enfance perdue, et qu’il devrait, à tout le moins, être cité à comparaitre, (de même, ajoute-on pour faire bonne mesure, que Hun Sen, l’actuel maître du Cambodge, et les quelques autres ex-Khmers rouges comme lui, toujours à la tête de l’Etat, voire Kissinger, l’artisan de la chute de Sihanouk et des bombardements massifs sur le Cambodge qui « rendirent fou les khmers rouges »), ils admettent mal que le Tribunal ne soit qu’une instance purement juridique et non le grand Tribunal de l’Histoire où seraient enfin consignées ces quatre années sans précédent dans le passé khmer et sans équivalent au monde, à la hauteur de l’exception inouïe que représente, urbi et orbi, cet auto-génocide. « Les Khmers rouges ont tué tous les lettrés, et nous avons pas eu de Soljenitsyne cambodgien pour raconter au peuple khmer sa propre histoire, comme Soljenitsyne l’a fait avec le Goulag pour toutes les victimes et tous les Russes, et même la terre entière. Et nous n’avons pas non plus votre Lanzmann. La jeunesse ne pense qu’à s’américaniser, veut tourner la page et tient toutes ces histoires de Khmers rouges pour des vieilleries d’un autre âge, à l’usage des vieilles générations. Cette Bande des Quatre est la dernière archive vivante khmère rouge, et quelle archive ! Duch, a Tuol Sleng, avait fait consigner un par un les vingt milliers d’interrogatoires ! Ces procès, faute de mieux, sont notre dernière chance d’écrire l’histoire du génocide à l’encre indélébile et, contre l’oubli, contre les endormeurs, les manipulateurs, de la graver en grand et à jamais dans la conscience nationale.  »

Additionnées, toutes ces réserves, ces frustrations, ces attentes, font qu’après le procès Duch, on attend à la fois beaucoup et peu des quatre procès à venir, expressément politiques ceux-là, qui sont, pour l’heure, au stade de l’instruction et qui devraient s’ouvrir en 2011 : Khieu Samphan, chef de l’Etat khmer rouge, Nuon Chea, « Frère n°2 », chef de la sécurité du régime, criminel et idéologue en chef du régime, Ieng Sary, Premier ministre, et Ieng Thirith, ministre de l’action sociale, belle-sœur de Pol Pot. Les dirigeants khmers rouges, octogénaires ou presque, vont-ils enfin lever le voile sur eux-mêmes et les secrets du sérail khmer rouge, qui était qui, expliquer quels furent les grands choix idéologiques, politiques, militaires, comment fonctionnait la machine à terreur ? Vont-ils plaider coupables, ou, au contraire, se défendre, rejeter la faute sur les morts, Pol Pot en tête, ou encore refuser de s’accuser, se murer une dernière fois dans le silence et emporter les noirs secrets des Khmers rouges avec eux ? Nuon Chea, lors de sa reddition, en décembre 1998, a déclaré : « Nous sommes très désolés non seulement pour les vies humaines perdues pendant la guerre, mais aussi pour les animaux. » Quand on sait qu’ils ont déclaré d’avance ne pas savoir, n’être pas les décideurs des grandes hécatombes et des purges, quand on sait que Jacques Vergès, l’Avocat de la terreur – comme Barbet Schroeder a intitulé le film qu’il lui consacra – avocat jadis de Klaus Barbie et de Carlos, négationniste tous azimuts, disparu de 1970 à 1978 peut-être du côté du Cambodge, et dont un Pol Pot finissant, tout souriant, avait en main sa biographie, Un salaud lumineux, sera demain l’avocat de Khieu Sampan et qu’il a d’ores et déjà fait savoir que son client qu’il défend gratuitement « en raison de leur vieille amitié » plaiderait non-coupable, on peut craindre que ces seconds procès ne soient qu’un rendez-vous manqué et, au final, un nouvel affront à la face des Cambodgiens.

La crainte est double. Vergès, sans aucun doute, va comme de coutume jouer les failles de la procédure. Il a d’ailleurs commencé par protester que le Tribunal ne lui fournissait qu’une traduction incomplète en français des seize mille pages du dossier de son client… Et il ne va pas manquer d’essayer de récuser tels ou tels juges cambodgiens, en leur cherchant, si le Diable le veut, des relations de parenté avec tel ou telle parmi le millier de parties civiles aux procès. Cette double manœuvre, si elle réussissait, reporterait l’ouverture des procès au-delà des trois ans légaux de garde à vue déjà largement entamés, et il faudrait soit libérer les prévenus soit tout recommencer. Bref, si le pire n’est pas sûr, un désastre est possible.

Abandonnons les procès pour remonter, après bien d’autres, à la source du Mal, à ces apprentis-sorciers de la Grande Révolution Prolétarienne que furent les Khmers rouges, pour le malheur d’un peuple qui, derrière les apparences, ne s’est toujours pas remis de la vivisection dont il fut le cobaye à merci.

Il y eut 196 prisons et 343 camps de concentration, 300 Killing Fields ou champs de mise à mort, 20.000 fosses communes, sur tout le Kampuchéa démocratique.

Visite à Tuol Sleng, ou S 21, cet ancien lycée au cœur de Phnom Penh, transformé en centre de torture en janvier 1976, sous la houlette de Nuon Chea et, sur place, de Duch, où quinze mille détenus, majoritairement khmers rouges, suspectés systématiquement d’être pro-vietnamiens, furent, les uns après les autres, torturés, femmes et enfants compris, avant d’être tous transportés à l’extérieur de la ville, aux Killing Fields, et d’être exécutés en musique pour que les suivants n’entendent pas les cris éventuels, d’un coup de pelle ou de gourdin par derrière, pour les hommes, avec pour ultime consigne : « Ne rentre pas la tête dans les épaules. ! », les enfants, eux, étant fracassés, la tête contre les arbres.

Salles de classe au rez de chaussée transformées en salles de torture : lit de fer où l’on attachait le prisonnier ; les instruments de « travail », tenailles, fils de fer, bâton, etc… sont exposés ailleurs. Reste le plus terrifiant, car instrument de ces instruments et, en quelque sorte, l’Instrument suprême : un règlement  écrit à la craie sur le mur. Car la torture, dans un Etat où elle seule fait fonction de loi, reposait sur un protocole dûment réglé, établissant un « contrat » de conformité absolue des victimes aux volontés du bourreau et de bonne tenue obligatoire sous la torture, plus l’imposition maniaque d’un cadre de parole où produire en même temps qu’enfermer la parole du supplicié, en vue d’une administration optimale, en temps et en esprit, de la souffrance et l’obtention mécanique des aveux désirés.

Voici, affiché dans chacune des salles de torture,  ce « Règlement des agents de sécurité », où la froideur technicienne le dispute à la démence « blanche » et au cynisme révolutionnaire :

– Réponds conformément à ma question que je t’ai posée. N’essaie pas de détourner la mienne.

– N’essaie pas de t’échapper en prenant des prétextes selon tes idées hypocrites. Il est absolument interdit de me contester.

– Ne fais pas l’imbécile, car tu es l’homme qui s’oppose à la Révolution.

– Réponds immédiatement à ma question sans prendre le temps de réfléchir.

– Ne me parle pas de tes petits incidents commis à l’encontre de la bienséance. Ne me parle pas non plus de l’essence de la Révolution.

– Pendant la bastonnade ou l’électrochoc, il est interdit de crier fort.

– Reste assis tranquillement. Attends mes ordres. S’il n’y a pas d’ordres, ne fais rien. Si je te demande de faire quelque chose, fais-le immédiatement sans protester.

– Ne prends pas prétexte (de ce que tu es originaire) du Kampuchea Krom (le delta du Mékong annexé jadis par le Vietnam et, pour partie, resté peuplé de Khmers, toujours passionnément revendiqué par les Cambodgiens, et par les Khmers rouges plus encore ) pour voiler ta gueule de traitre.

– Si vous ne suivez pas tous les ordres ci-dessus, vous recevrez des coups de bâton, de fil électrique et des électrochocs (Vous ne pourrez pas compter les coups).

– Si tu désobéis à chaque point de ce règlement, tu auras soit dix coups de fouet, soit cinq électrochocs.

Dans les étages supérieurs, les prisonniers, tous réduits en short et en chemise, étaient enchevillés, côte à côte, à une gigantesque barre de fer qui traversait dortoirs et cellules individuelles à travers les parois de bois, avec interdiction formelle de parler. Quand ils venaient chercher un prisonnier dans sa cellule pour l’emmener à la séance de torture, les gardiens mettaient un doigt sur la bouche pour que les co-détenus n’en sachent rien. Raffinement des raffinements, dortoirs et cellules étant situés dans les étages, les coursives étaient toutes grillagées pour empêcher que les torturés tentent, par la mort volontaire, de se soustraire à la mort administrée qui, immanquablement, sanctionnait les aveux de « trahison » obtenus dans les salles basses du rez-de-chaussée. Dans la cour, deux potences étaient dressées ; les torturés « non-coopératifs » étaient laissés pendus des jours entiers, en exemple.

Quatre types de tortures nominalement distinctes étaient pratiqués : la torture douce (?) ; la torture froide (par immersion dans une baignoire) ; la torture chaude (par brûlures sur le corps) ; j’ai sciemment oublié la quatrième, la plus terrible.

Dans de vastes salles, à l’étage, sont alignées des centaines de photographies, de face et de profil, des prisonniers, avant et après torture. Outre les photographies des victimes, tous leurs « aveux » étaient consignés et soigneusement archivés, archives que dans leur fuite précipitée de Phnom Penh début janvier 1979 devant les troupes vietnamiennes, les tortionnaires n’eurent pas eu le temps ou l’esprit de détruire. Ce qui fait que, matériel unique dans l’histoire des grands crimes de masse et des génocides modernes, l’on dispose, outre du témoignage judiciaire du chef tortionnaire Duch, de vingt mille biographies de suppliciés et de leurs « aveux » en bonne et due forme.

Trois choses encore sur Tuol Sleng.

1) Le cinéaste Rithy Panh a fait jouer dans son film, S 21, sur Tuol Sleng, leurs propres rôles à un ancien tortionnaire face à l’un des six survivants de cet enfer.

2) Tous les grands criminels d’Etat ne meurent pas dans leur lit, quand la justice des hommes fait défaut. Son Sen, ministre de la défense des Khmers rouges et chef de la police secrète, qui mit en œuvre avec Ta Mok les grandes purges anti-vietnamiennes de 1977 au sein-même de l’Angkar, supervisa à cette fin l’organisation de Tuol Sleng et les méthodes de torture qui y furent fureur, avant que Nuon Chea ne le supplante dans cette fonction. Dix ans plus tard, en 1997, favorable à la reddition du bastion khmer rouge, il fut assassiné sur ordre de Pol Pot, ainsi que treize membres sa famille. Les assassins de cet assassin firent rouler sur les corps de sa femme, de ses quatre enfants et le sien propre, un camion chinois.

3) Nuon Chea, juste avant son arrestation en 2007, déclara : « S 21 ? Mais c’était un centre de documentation ! » Et il avait fait sien ce mot d’ordre khmer rouge : « Si vous voulez rester en vie, travaillez ! » On sait ce que fut le « travail » de ce travailleur, en effet, acharné. Et il est resté en vie jusqu’à aujourd’hui.

Pour finir, je me souviens d’un livre publié en 1978, l’Ange, de Guy Lardreau et Christian Jambet, deux jeunes philosophes normaliens qui avaient été maoïstes, avaient cru qu’un autre monde était possible, un monde sans Maître, où le peuple rebelle, enfin, serait roi. Mais la Révolution culturelle chinoise était passée par là, et le rêve était devenu cauchemar. La libération des masses de toutes les chaines, leur rébellion – à l’instigation d’un Maître, Mao, suprêmement roué – avaient produit une servitude encore plus grande. Alors, ils écrivirent, désespérés, l’Ange, sur la fatalité de la maîtrise et l’impossibilité de changer le monde, avec pour seul recours aux rebelles irréductibles de s’en exiler à jamais, comme les chrétiens des premiers temps qui se réfugiaient, solitaires ou en bandes, au désert, y défaisaient leur corps pour mieux libérer leur âme, loin de toute Eglise, de toute ville, loin de tous les hommes, en un mot, de tout Maître.

A relire l’Ange – qui ne fait nulle mention des Khmers rouges -, le fantôme des rêves fous de Pol Pot et des siens réapparait, devient peut-être un peu plus clair. Prêtons-leur un instant les attendus de l’Ange.

Le monde a un destin. Sa propre libération. Libérer l’homme de ses chaines, de la servitude, y compris la servitude volontaire qu’il porte en lui et donne pouvoir au Maître sur lui-même, cet amour du censeur. Produire un homme radicalement nouveau, d’une autre étoffe. D’où la volonté de pureté absolue, qui seule peut faire advenir le Peuple-Roi, délivré de tout Maître, y compris de ce qu’il a intériorisé de ce Maître. Et puis extirper ce qui vient du fond des âges, cet amour de soi, cet égoïsme, ce soi qui se préfère aux autres et cherche à prolonger son moi dans la possession des biens de ce monde. L’ennemi dont il faut se défaire n’est même pas le Maître, n’est même pas l’ennemi de classe (celui-là, une révolution idéologique suffit, suivi d’un changement du mode de production et d’un bon coup de balai). Si l’on veut casser l’histoire du monde en deux, libérer les hommes de toute maîtrise, « aller au communisme en un seul bond », il faut d’entrée de jeu changer l’homme en ce qu’il a de plus profond. A cette aune, l’homme du vieux monde, de cet avant-monde de la vraie libération, n’a pas pire ennemi que lui-même. Il doit se dépouiller du vieil homme, amoureux de soi-même, qui l’habite, engager une guerre incessante contre ce Golem. « Tout le monde a besoin d’être rééduqué » disait Mao dans Le petit livre rouge. Il ajoutait cette sentence impitoyable : « Il n’est pas difficile à l’homme de faire quelques bonnes actions ; ce qui est difficile, c’est d’agir bien tout sa vie, sans jamais rien faire de mal. » Bref, il convient à l’homme nouveau d’être saint continument, à moins de n’être pas. Le moindre manquement à cette exigence, la plus petite entorse à cette guerre de soi contre soi, le moindre retour d’égoïsme signe un échec irrémédiable. « Une est la nature de toutes les vertus. Celui qui est vaincu sur un seul point prouvera ainsi qu’il ne possède parfaitement aucune vertu. » Le maillon le plus faible fait sauter toute la chaine. Un seul point en défaut, aussi mineur soit-il, met tous les autres en péril.

Les Khmers rouges appliquèrent à la lettre cette opinion meurtrière au peuple affamé des rizières.

Et sur eux-mêmes, contre eux-mêmes, à Tuol Sleng et ailleurs, ils appliquèrent tout autant à la lettre la brochure de Staline « Principes du léninisme » qu’ils avaient lue en français, du temps de leurs études à la Sorbonne, et qui leur apprit trop bien comment organiser le parti de fer, par l’élimination des opposants, mais, tout autant, des tièdes et des modérés.

Deux citations enfin de Saint-Just : « Ce qui constitue une République, c’est la destruction totale de ce qui lui est opposé. » « Ceux qui font les révolutions à moitié n’ont fait que creuser leur tombeau. »

Plus que Marx, plus même que Mao qui parlait encore de rééducation, les Khmers rouges avaient lu Saint-Just et Staline.

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