Je devais rencontrer Echenoz, parler travail avec lui, et relater notre conversation dans ces colonnes – comment un écrivain parvenait-il à créer du silence avec des mots ? Bien sûr Echenoz n’était pas dans l’actualité, ne publiait aucun ouvrage. Était-ce digne d’un feuilleton littéraire ? Je me dis que l’actualité n’était pas forcément l’affaire des écrivains. L’auteur entretient avec le présent les mêmes rapports d’étrangeté, de défiance qu’il nourrit avec le réel. Derrière les apparences, c’est une existence à l’écart, aux confins d’un territoire perdu, sans doute ancré dans le paysage de l’enfance, vécue dans l’illusion toujours renouvelée d’une reconquête.
Le directeur de la revue avait accepté le sujet. Parce que c’était Echenoz.
Rendez-vous avait été pris. Mais la neige tombée sur la France avait bloqué l’avion qui devait me ramener sur Paris. Echenoz avait ri au téléphone à l’annonce du report pour causes d’intempéries. Nous étions victimes consentantes du froid. Ce seul rire était déjà riche d’enseignement sur l’écrivain. C’était un rire franc et détaché, quelque chose de léger avec une tonalité éclatante et qui ne me semblait pas sans rapport avec ses courts récits, avec son écriture, ce singulier mélange de familiarité immédiate et de détachement feint. Peut-être les écrivains écrivent-ils comme ils rient ? Modiano, un rire étouffé, une main sur les lèvres, Sollers lançant de grands éclats inextinguibles et moqueurs à la face du monde.
Quant à moi je n’avais pas de quoi rire : la neige avait fait fondre le sujet de ma chronique même si raconter ma rencontre avec Echenoz à la lumière de ce simple rire ne m’aurait pas déplu. Je ne suis pas sûr que le directeur de la revue y aurait trouvé son compte.
J’errais dans une librairie déterminé à en découdre avec l’actualité littéraire. Le temps se déchaînait ? Je ferais du présent mon affaire ! Mais le passé ne me lâchait pas. Je tombais sur un livre posthume qui n’était pas signé de Zweig et que Grasset publiait.
J’avais lu, il y a quelques années, un roman de Jacques Chessex, prix Goncourt en 1973 pour « L’ogre » et qui s’intitulait « Avant le matin ». Ce n’était pas mon univers, pas ma littérature. Les mots frappaient trop violemment, gueulaient trop de malheur. L’écrivain étalait douloureusement ses terreurs du gouffre. Mais la traversée du monde de Chessex ne laissait pas indemne. On en sortait saisi d’effroi. C’était pour moi comme une peinture de Bruegel. Trop d’épouvante embrassé en un seul regard.
Il y avait eu aussi le précédent roman, que je n’avais pas lu, mais dont le sujet passionnait et qui s’intitulait « Un juif pour l’exemple ». Un homme seul en Suisse face à la meute. L’homme révolté. J’étais passé à côté du roman comme l’on passe à côté de certains êtres. Mais la littérature, contrairement à l’existence, autorise une séance de rattrapage. Elle dégage un parfum d’éternité. Voilà sans doute ce qui égare l’écrivain dans son rapport au présent.
Jacques Chessex était Suisse. La Suisse – son lac, sa banque, son référendum, sa prison. Et Chessex. Chessex est mort deux heures après avoir apposé le mot fin sur son roman « Le dernier crâne de M. de Sade ». Il faut lire dans le Nouvel Observateur du 7 janvier, l’article de Jérôme Garcin consacré au récit du dernier jour de Jacques Chessex. Garcin raconte comment l’écrivain, son livre à peine achevé, s’est effondré, foudroyé d’une crise cardiaque, lors d’une réunion de lecteurs, après qu’un homme l’ait accusé de crime pour ses prises de position en faveur de Polanski. À la lecture de cet article, les larmes et la colère vous montent au visage.
J’avais pris entre les mains « Le dernier Crâne de M. de Sade. », comme l’on touche un linceul encore tiède.
À peine ouvert, une sorte de vertige me saisit. Chessex n’avait pourtant pas changé de style. Peut-on dire, comme l’on écrit qu’un écrivain mûrit, qu’un lecteur devient plus mature ? La puissance du verbe de Chessex, le battement de son rythme font quitter le monde réel et transportent au début d’un siècle de furie et de guerres, en 1814, à Charenton, dans les salles insalubres de l’hospice où le Marquis de Sade croupit, l’esprit agité par le pressentiment de sa mort prochaine, « accablé de toutes sortes de maux, qu’une vie d’aventure, d’emprisonnement, d’obscénité et d’imagination scandaleuse a accumulés dans son corps vicié, en même temps que brûlé de l’intérieur ». Le roman est en deux parties. La première, la plus réussie, vous mène à l’agonie d’un homme, hanté par la peur du tarissement et qui croise abbés, docteurs et femmes voués à sauver son corps ou à perdre son âme. Ces pages sont traversées par une forme de jubilation absolue et d’une lumière noire. Chessex ressuscite Sade dans le dernier reflet d’un feu mourant. Ces pages sont un brasier illuminé par la grâce, cette description d’une lente agonie, d’une beauté convulsive. On a parfois l’impression de plonger dans le monde de Bernanos. L’abbé Donissan rencontre le diable sous les traits de Sade. Mouchette tient le masque de Madeleine Leclerc et vient chercher le salut dans le stupre. Chessex a écrit ces lignes à la lumière du soleil de Satan.
La deuxième partie relate avec moins de ferveur ce qui advint au crâne de Sade après sa mort. C’est entre la pérégrination et la rêverie, le récit d’un hypothétique voyage à travers les siècles d’un ossement qui tient lieu de relique et qui atterrit finalement entre les mains de l’auteur. Chessex le savait-il ? Pareille mésaventure est réellement advenue au cerveau d’Einstein, dérobé par un médecin légiste en 1955 et retrouvé, conservé dans du formol, trente ans plus tard pour finir entre les mains de chercheurs américains disséquant les lobes du génie et démontrant qu’Einstein possédait une zone de cellules grises d’un lobe temporal un peu plus volumineuse que le commun des mortels. Cela est consigné dans les revues Lancet et Nature. Mais Chessex n’est pas un homme de science. Il appartient à la littérature. Après l’intermède de cette quête du graal parfois un peu laborieuse, il clôt son livre avec un dernier chapitre d’une poésie sublime et dont le sens prémonitoire fait frémir.
Voilà, Chessex est mort. Sade revit. C’est la singulière tragédie de l’écrivain qui ressuscite une âme damnée en y perdant la sienne.
À la fin de la lecture de ce roman, où gît, au fond d’un gouffre, une insupportable vérité, je me suis demandé comment Chessex pouvait rire. Était-ce un rire convulsif, nerveux, quelque chose d’explosif, sauvage et un peu fou ? Je l’ignore. Ce que je sais, c’est qu’aujourd’hui, Jacques Chessex doit rire aux anges.
« Le dernier crâne de M. de Sade » Jacques Chessex ed Grasset. 175p ; 12e.