Il existe deux évènements qui encadrent la vie d’un critique ou d’un chroniqueur littéraire. Le jour où il apparaît sur la liste des éditeurs – j’entends celle des journalistes à qui l’on envoie les livres. Et le jour où il en disparaît. J’ai déjà vécu les deux évènements – au temps où j’animais l’émission littéraire d’Itélé « Postface » et la chronique de la Matinale de Canal+, puis à l’instant où j’ai été débarqué des deux. Et ce double souvenir laisse un même souvenir d’étonnement. Tout débute un beau matin, sans qu’on vous ait prévenu de rien, des livres font leur apparition dans votre boîte aux lettres peu après l’instant où l’on vous aperçoit à l’écran ou bien a-t-on lu votre signature. C’est une sensation délicieuse, un peu magique. Au lieu du lot de factures habituelles, vous découvrez une enveloppe contenant un roman. Au début, c’est un livre par semaine – et vous prenez un soin extrême à décacheter l’enveloppe, vous contemplez longuement la couverture, reniflez l’encre fraîche, extrayez précieusement la lettre d’accompagnement, notice rédigée à votre égard et à celle de vos confrères et destinée à attirer votre regard et votre intérêt sur ces pages. Vous relisez dix fois la dédicace qui vous est consacrée (en général, un mot poli). Vous dévorez quelque soit leurs sujets, ces premiers livres offerts, vous qui avez toujours acheté vos livres, qui avez mis à sac vos économies pour constituer un semblant de bibliothèque honorable. Au fil des mois passant, la liste des éditeurs s’allonge. Votre boîte aux lettres ne suffit plus à accueillir les dizaines d’ouvrages qui vous sont adressés. Votre demeure devient une sorte de librairie où s’entassent les livres. Votre compagne commence à se plaindre de manquer de place pour ranger ses propres livres, puis ses propres affaires. Certains de vos amis vous recommandent de revendre ces livres, ce que vous vous refusez à faire tellement ils constituent un précieux trésor. Tellement aussi, plus secrètement, vous aimez le contact, la vision et l’odeur des livres. Votre appartement ressemble à celui d’un des héros de Paul Auster, j’ai oublié lequel, peut-être était-ce dans « la Trilogie new-yorkaise ». Un très bon Auster. Avant, il y a une vingtaine d’années de cela, il ne paraissait que de très bons Auster. Je ne sais à quel instant est tombé le premier Auster médiocre. Est-ce après son film « smoke »? Hollywood a-t-il également tué Auster?
Je me souviens de la fête que constituaient la sortie et l’achat d’un livre d’Auster. Je crois que le dernier Auster que j’ai parcouru était l’histoire d’un chien qui parle. Je n’avais pas reconnu l’auteur de « la trilogie ». Etait-ce vraiment le même auteur ? J’aimais à penser qu’un autre homme s’était mis à écrire les livres de Paul Auster et que le vrai Paul Auster avait choisi une destinée à la Salinger. Mais peut-être était-ce simplement une éclipse ? J’attends impatiemment la sortie du nouvel Paul Auster qu’on annonce prochainement. Je crois en la résurrection des écrivains.
Un beau matin, peu après que l’on vous ait signifié votre renvoi de votre poste aux livres, le facteur ajoute à votre petit malheur et les livres désertent votre adresse. Les romans n’arrivent plus. Le flot d’enveloppes miraculeuses se tarit aussi rapidement qu’il avait grossi. Un sentiment d’accablement vous étreint chaque matin à l’heure de descendre l’escalier. Le lieu des bonheurs minuscules est devenu l’endroit du néant. Vous ressentez physiquement votre éviction. Vous n’êtes plus rien pour les maisons d’édition. Je me souviens de propos récents de Poivre d’Arvor qui avouait son étonnement et sa tristesse de ne plus recevoir de livres de certaines maisons d’édition après qu’il en ait été abreuvé durant les années de « Vol de nuit ». Il s’étonnait du manque de reconnaissance. Quant à moi, j’étais surpris de la réjouissante candeur de Poivre. Dans les maisons d’édition, y avait-il un préposé aux listes ? J’imaginais un homme dans un petit bureau occupé, selon la notoriété grandissante ou déclinante de l’intéressé, à mettre puis à rayer des listes. Peut-être, tenait-on conciliabule à deux ou trois, attachés de presse et éditeurs. Et hop, l’individu disparaissait de l’ordinateur, n’avait plus d’existence légale aux yeux de la Maison. Je vais demander à mon éditeur chez Flammarion les secrets de l’éviction. Qui tient le triste rôle de l’effaceur, Place de l’Odéon ? Comment disparaît-on Rue des Saints Pères, à Sébastien-Bottin? Et qui se charge de tirer un trait sur l’avenir et sur le passé ?
J’écris cela parce qu’il semble que je recommence à être sur les listes. La semaine dernière une enveloppe à mon nom est arrivée. Bien sûr une hirondelle ne fait pas le printemps, mais – devais-je y voir un signe ?- le premier livre reçu était signé « Avril ».
Le dernier livre de Nicole Avril traite du père. On a toujours écrit que le livre du père était l’exercice le plus périlleux pour un auteur. Qu’en est-il du livre de la mère ? Je me souviens récemment du « Père américain » de Giesbert. Noir, sec, terrible, sauvage. Un esquif dans la tempête. « Voyage en Avril » (Plon) est plutôt la traversée d’un fleuve, douce, mélancolique, dans l’embarcation familiale et qui remonte depuis les bords de l’abîme où le père va quitter la vie jusqu’aux rivages des vingt ans d’un homme. Avril nous entraîne dans la traversée d’une existence. En tournant ces pages, on entend le murmure des flots. Quelques larmes se mêlent aux vagues. Plusieurs paysages s’offrent successivement au regard, celui, gris, de l’entre-deux guerre, celui illuminé de l’enfance. L’autre, plus sombre, de l’instant de la perte. On vogue entre les républiques et entre les époques, on aperçoit sur les rives Beauvoir et Bardot. En ce sens « Voyage en Avril » est un roman fleuve à la française. Un cri de douleur -« pourquoi m’as-tu abandonnée ? »- est vite étouffé. Aucun vent de révolte ne vient agiter la mer des nostalgies.
Il était intéressant de mettre en parallèle un livre du père écrit par un fils et par une fille. Celui d’Avril n’a rien du livre vengeur, plein de détresse de Giesbert. Il prend les teintes automnales d’un autre livre. « Patrimoines ». « Patrimoines » est à mes yeux le plus grand livre de Philip Roth avec « Pastorale américaine ». J’ai posé la question autour de moi ; peu de mes proches qui ont pourtant tous dévoré « La tache » et « Portnoy » ont ouvert « Patrimoines ». Ils ont de la chance, ceux-là. Ils vont pouvoir découvrir ce Roth-là, le plus beau, le plus émouvant des livres que j’ai lu l’an passé. Sans doute, le plus poignant des Roth. Je me souviens avoir fini ma lecture sur les rochers de la Baie de Villefranche au printemps 2009. Pour la première fois depuis des années, des larmes coulaient sur mes joues à l’instant de refermer un livre. Je pleurais sur le père de Roth, et sur ce fils pleurant son père. Un instant plus tard, j’ai levé le regard sur la mer qui s ‘étalait plus calme qu’un lac, resplendissante sous le soleil. Les larmes se sont taries. J’ai été parcouru par une vague du bonheur en songeant à mon propre père. En rentrant à Paris, ce mois de mai-là, je trouvais la boîte aux lettres vide. Mais qu’importe d’être sur la liste des maisons d’édition quand vos proches sont sur celle des vivants ?