Voilà presque vingt ans qu’est née La Règle du jeu.
Le programme, à l’époque, était clair.
1. Créer une revue qui, à l’âge des replis nationaux, des crispations provinciales, des régressions identitaires, soit résolument cosmopolite et, entre écrivains du monde entier, rétablisse les circuits de communication et de dialogue interrompus, en Europe, par le presque demi-siècle de glaciation totalitaire : la composition du comité éditorial en témoignait – qui associait Salman Rushdie et Fernando Savater, Czeslaw Milosz et Carlos Fuentes, Amos Oz, Susan Sontag ou John Berger à Tadeusz Kantor, György Konrád, Claudio Magris.
2. Créer, en France même, et à un moment où les pensées faibles, c’est-à-dire consensuelles, gagnaient partout du terrain, un espace de discussion, voire de querelle, qui nous semblait seul en mesure de nourrir l’aspiration démocratique qui, partout, se faisait jour : c’est ce que nous fîmes avec nos dossiers sur le bilan du communisme ; avec un ensemble sur l’islam et les Lumières formulant la thèse d’un « choc » des civilisations qui n’opposait pas l’islam au reste du monde mais, en Islam, l’Islam démocratique à l’islam fondamentaliste, celui des amis du commandant Massoud à celui de ses futurs assassins ; ou encore avec un texte comme ce « Penser Le Pen » qui s’efforça, à l’époque, d’aller au-delà des anathèmes et des incantations d’usage pour proposer une analyse sans concessions, sans illusions non plus, d’un phénomène aussi nouveau qu’ancré dans l’Idéologie française.
3. Réconcilier, non pas exactement la politique et la littérature (vieille affaire) ni même les écrivains avec les enjeux politiques de leur temps (ils n’ont pas attendu La Règle du jeu pour cela), mais la littérature avec elle-même, c’est-à-dire avec l’idée que c’est à travers elle que, pour peu qu’elle soit prise au sérieux, l’on en apprend le plus sur les désordres du monde : devait en témoigner – et en a, de fait, témoigné – l’accent aussitôt mis sur la grande tradition du reportage et de l’enquête littéraires. Quand Claude Arnaud allait en Albanie, Dominique Fernandez au Brésil, Pascal Bruckner au Cambodge ou Emmanuel Carrère en Roumanie, quand Mario Vargas Llosa racontait, en romancier, sa saison politique, c’est cela que nous disions ; c’est cela que nous faisions ; nous nous en remettions aux écrivains pour, dans une situation donnée, révéler des vérités que le sociologue, le philosophe, l’homme de pures idées ne font le plus souvent qu’approcher.
4. Penser les barbaries du moment, c’est-à-dire celles issues de la fin du communisme : c’était l’époque des théories de la Fin de l’Histoire ; c’était le grand moment des néo-hégéliens type Francis Fukuyama qui voyaient dans la chute du mur de Berlin le début d’une ère nouvelle où la démocratie triomphante n’aurait à affronter que des ombres, des fantômes, jamais plus des adversaires à sa taille ni capables de lui opposer un système de valeurs alternatif ; c’est contre ce cliché que nous avons créé la revue ; c’est du pressentiment que l’Histoire ne fait jamais relâche et qu’elle a, selon le mot de Marx, plus d’imagination que les hommes, fussent-ils néo-hégéliens, que nous sommes repartis ; et le moins que l’on puisse dire est que le pressentiment fut confirmé, d’abord par le déclenchement des guerres en ex-Yougoslavie, puis par le génocide au Rwanda – double événement qui est, hélas, partie intégrante de l’histoire de la revue.
5. Découvrir des auteurs, enfin : c’est le propos de toute revue digne de ce nom ; ce fut, par conséquent le propos de celle-ci ; et il y a deux auteurs au moins que nous nous honorons d’avoir vus naître ici : Jean-Paul Enthoven et Yann Moix ; la revue n’aurait-elle servi qu’à cela, n’aurait-elle permis que de produire Les Enfants de Saturne d’un côté et Jubilations vers le ciel de l’autre, qu’elle serait pleinement justifiée.
Vingt ans plus tard, le cap est inchangé et si je reprends un à un, dans le même ordre ou dans l’ordre inverse, chacun de ces cinq objectifs, je constate et affirme qu’ils sont, plus que jamais, notre horizon.
1. Plus que jamais des jeunes auteurs. Plus que jamais cette fonction de « laboratoire » sans quoi les revues n’ont pas de sens et qui explique l’arrivée, au comité de rédaction, de nouveaux noms comme celui de Donatien Grau – ou d’une jeune intellectuelle, Maria de França, qui n’a, elle non plus, rien publié mais à qui je fais le pari de confier la direction de notre rédaction.
2. Plus que jamais les barbaries contemporaines. Plus que jamais cet universalisme noir auquel prétend l’islamisme radical et que l’on tâchera de rendre à sa vérité, non pas religieuse (pas de problème avec l’islam comme tel ; certainement pas ici que l’on tombera dans le piège des nouvelles guerres de Religion prophétisées par Nietzsche dans Ecce Homo) mais politique (l’intégrisme d’Ahmadinejad, celui du Hamas ou du Hezbollah, l’idéologie des talibans, conçus comme la queue de la comète de la « révolution fasciste » du xxe siècle). C’est le sens de l’entrée au comité éditorial, aux côtés d’Abdelwahab Meddeb, d’Atiq Rahimi. Ou encore de Marjane Satrapi signant la couverture de ce premier numéro avec un magnifique, et combatif, Iran, j’écris ton nom.
3. Plus que jamais l’entrelacement du double fil, littéraire et politique, qui est la marque de la revue et qui donne sens à la vie de la plupart de ceux qui l’ont faite ou qui la font : que dit d’autre le texte de Moravia évoquant la mort de Pier Paolo Pasolini en faisant le plus long, le plus difficile, le plus étrange et, en fin de compte, le plus fou des voyages – celui qui le conduit dans le cerveau de son assassin ? et n’est-ce pas le sens de la présence parmi nous, pour la première fois, de l’écrivain européen qui a le plus fait pour rendre à « l’art du roman » cette fonction de connaissance, à l’art en général cette vocation métaphysique, et aux écrivains et aux artistes ce pouvoir de passer de l’autre côté des choses pour en explorer la part maudite et, parfois, la vérité – Milan Kundera ?
4. Plus que jamais encore le pari sur le débat, sur le choc des opinions, sur le refus des clichés ou des idées toutes faites, sur la rupture avec cette pensée molle qui est la pensée de ceux qui ne pensent pas et qui n’auront – du moins l’on s’y emploiera – certainement pas leur place ici : je ne suis pas sûr d’être d’accord avec toutes les orientations de Pascal Bacqué (ce qu’il dit, par exemple, de Jean-Claude Milner dont je suis, personnellement, proche) ou d’Olivier Zahm (qui donne, dans ce numéro de rentrée, son premier texte) ; je suis sûr que je serai, aujourd’hui et demain, aussi souvent provoqué, « intranquillisé », par les fulgurances de Michel Butel que j’ai pu l’être à l’époque, il y trente-cinq ans, où nous fondions L’Imprévu ; mais de le retrouver ici, de les voir, les uns et les autres, figurer au sommaire de ce premier numéro de notre nouvelle formule, de savoir qu’Éric Dahan ou Patrick Mimouni participeront désormais à l’élaboration de nos choix est un gage pris contre le risque de la sclérose, de la pensée convenue et de ses automatismes.
5. Et, quant au pari, enfin, d’une internationalisation résolue il sera maintenu, voire accentué, comme le marque, je le répète, dès ce numéro de rentrée, l’arrivée, au comité de nouveaux membres dont la présence dit notre souci, réaffirmé, pour des zones géographiques et, donc, des régions de l’Être, plus que jamais dans l’œil du cyclone et, par conséquent, dans le nôtre : l’Afghanistan, bien sûr ; l’Iran ; la Bosnie, abandonnée ; l’Afrique, à travers David Gakunzi ; Cuba, avec Eduardo Manet ; ou, avec l’arrivée d’Adam Gopnik, les États-Unis de Barack Obama.
Cela dit, La Règle du jeu, à ce stade de son existence, ne se contentera pas de mieux faire ce qu’elle fait depuis vingt ans ni de réaffirmer sa fidélité aux principes qui l’ont fondée : à temps nouveaux, ambitions nouvelles qui, sans, évidemment, contredire les précédentes, leur donneront toute leur force et les moyens de s’affirmer.
1. La bataille de la mémoire. Nous sommes quelques-uns à le pressentir depuis longtemps – mais la chose est en train de prendre la forme d’une évidence indiscutable : les écrits ne restent plus ; le démon de l’effacement marque, partout, des points ; et les « ultimi barbarorum », les descendants des assassins fustigés par Spinoza au lendemain du meurtre, à La Haye, des frères Jan et Cornelis de Witt, ont de plus ou plus souvent le visage de ces hommes et femmes dont le programme est la haine de la culture et de la pensée, l’amnésie comme horizon et comme programme, l’ignorance heureuse et satisfaite d’elle-même. D’où, dans cette nouvelle Règle du jeu, un pari sur l’archive. D’où, dès ce numéro d’octobre, une alliance forte, et fortement affirmée, avec Olivier Corpet et l’IMEC. D’où, à travers témoignages et documents, cette plongée au cœur d’une affaire Rushdie qui donna, il y a vingt ans, le coup d’envoi des sombres temps où nous sommes toujours – et d’où, dans un autre ordre d’idées, ces fragments de la correspondance, légendaire mais jusqu’ici inédite, entre le jeune Emmanuel Levinas et son ami Maurice Blanchot.
2. La bataille de la numérisation. Si les écrits restent, ce n’est plus seulement à travers l’écrit lui-même, mais à travers sa traduction en version électronique. Que chacun fasse l’expérience. Qu’il cherche, dans sa bibliothèque personnelle ou imaginaire, des textes qu’il croyait là pour toujours, sommeillant en silence, pérennes, attendant sagement que l’on se réintéresse à eux en les ressuscitant par la lecture ou le commentaire. Et qu’il tente, s’il les a égarés, de les retrouver dans les rayons d’une autre bibliothèque, chez leur éditeur d’origine ou dans l’archive traditionnelle. Eh bien non. Les livres meurent. Les livres disparaissent. L’archive n’est plus l’archive et, victime d’une entropie qui est une des tendances lourdes de l’époque, tendent à l’effacement. C’est cette prise de conscience qui nous a fait nous adresser à Patrick Fabre, l’homme qui est à l’origine, et de la création d’un site ami (celui de l’Institut d’études lévinassiennes), et de la numérisation d’une œuvre, pour nous essentielle (celle d’Emmanuel Levinas). Avec lui, nous réfléchissons à la numérisation des archives de la revue et des trésors qui s’y trouvent. Avec lui, nous sommes en train de concevoir une édition en ligne qui ne sera pas la simple reproduction de la version papier mais qui la prolongera, l’enrichira, la fera vivre autrement et davantage. Rendez-vous, pour cela, sur laregledujeu.org. Et rendez-vous, étape par étape, au seuil du portail littéraire que nous ambitionnons d’ouvrir avant l’été 2010.
3. La bataille de la diffusion. Comme toutes les revues françaises, La Règle du jeu a de sérieux problèmes de diffusion. Longtemps, nous nous y sommes résignés. Aujourd’hui, nous ne nous y résignons plus. Nous ne pensons plus qu’il y ait, pour un inédit d’Alberto Moravia, ou pour Isabelle Adjani racontant pour la première fois son état d’esprit réel le jour où elle déclencha, aux Césars, le magnifique scandale que fut la lecture à haute voix, et impromptue, d’une page des Versets sataniques frappés par la fatwa, ou pour une méditation de Claude Lanzmann sur le mythe de l’anneau de Gygès, ou pour le Salut à Yves Saint Laurent de son compagnon Pierre Bergé, ou pour l’hommage à Salman Rushdie que donne, forte de sa propre faiblesse et de la persécution dont elle est, à son tour, l’objet, la lumineuse Ayaan Hirsi Ali, nous ne pensons plus qu’il y ait, pour tous ces types de textes, je ne sais quelle confidentialité fatale et obligée. laregledujeu.org sera là pour y remédier. Elle jouera à plein la carte de ces outils modernes qui permettent de « twitter », ou « digger », ou « buzzer », un texte ou une information. Mais ce ne sera pas au prix de la version imprimée pour laquelle nous mettons en place – Marie-Joëlle Habert y veillera – une politique d’exposition, d’abonnements, de présence dans les grandes universités et bibliothèques du monde, enfin à la hauteur de l’idée de la littérature, de l’art et de la philosophie que nous entendons défendre et illustrer.
4. La bataille de la forme. La Règle du jeu était austère. Elle vivait comme une fatalité, là encore, ce côté sévère qu’ont trop souvent les revues littéraires. Le peintre et sculpteur Jacques Martinez – membre, depuis son no 1, du comité de rédaction et attentif, par vocation, à cet aspect des choses – m’alerte, depuis des années, sur cette modestie formelle dont j’étais, évidemment, le premier responsable. Je l’ai entendu. Et je l’ai fait en demandant à Grégoire Gardette de repenser notre maquette et d’assumer, dans la durée, une direction artistique devenue un élément clé de la conduite de la revue. Le papier sera plus beau. Des photos viendront rythmer les articles ou les dossiers les plus longs. Le choix des illustrations, leur caractère inédit ou non, leur éloquence, leur aptitude à faire passer, par elles-mêmes, un message qui ne passerait pas autrement feront l’objet d’un soin particulier. Un Salman Rushdie insolite, car vu par Richard Avedon… Les photos retrouvées, dans un prochain numéro, du tournage d’un film de Romain Gary… Jusqu’à la couverture qui sera désormais, et systématiquement, illustrée… Et encore ! « illustrée » n’est pas le mot puisque nous avons, dès ce numéro d’octobre, programmé une œuvre délivrée, précisément, de tout souci illustratif car chargée d’un message et d’un sens autonomes… Tel est le programme. Tel sera le visage de la nouvelle Règle du jeu. L’éditorial de ce numéro ? L’hommage à la démocratie iranienne, sans commentaire, signé Marjane Satrapi.
5. La bataille des idées. Faut-il préciser, enfin, qu’aucun de ces choix formels, stratégiques ou techniques n’aurait la moindre signification s’il n’était adossé à un parti pris intellectuel, philosophique, idéologique, qui ne peut, lui, se résumer puisqu’il se confond avec l’histoire passée, présente et à venir de la revue ? Qu’il me suffise de dire, ici, que nos choix théoriques ne surprendront guère nos lecteurs les plus fidèles. Qu’il me suffise de préciser que les couleurs portées par les membres « historiques » du comité éditorial (Salman Rushdie par exemple, ou Amos Oz, ou Carlos Fuentes, ou Jorge Semprún, ou Peter Schneider) seront celles qui, demain comme hier, nous serviront d’étendard. Et qu’il me suffise de rappeler que la revue a, par la force des choses, fini par avoir son « noyau» et que c’est autour de ce noyau (Gilles Hertzog, Jacques Henric, Guy Konopnicki, Laurent Dispot et, bien sûr, Gabi Gleichmann) que se formuleront ses grandes options. La Règle du jeu et ses étoiles fixes. La Règle du jeu et ses théorèmes fondamentaux. Nous voilà repartis pour quelques décennies. Il va sans dire que je me sens, pour ma part, plus requis que jamais par l’aventure.