À ma muse

Il est des symboles qui en trépassant emportent avec eux leur univers, une atmosphère et des secrets. Suze Rotolo était un de ces symboles. Elle représentait à elle seule les chimères de toute une génération, une somme incomparable d’espoirs amoureux et de rêveries adolescentes.
C’est avec une infinie mélancolie que j’apprends aujourd’hui la mort de Suze Rotolo, ex-déchirant Amour et Muse de Bob Dylan. Suze, vous savez, est cette jeune fille aux cheveux dorés et « à la peau de bronze » qui apparaît sur la pochette de The Freewheelin’ Bob Dylan, deuxième album du folk-singer américain. Le reste appartient désormais à l’Histoire.

Il faut dire quelques mots du cliché illustrant The Freewheelin’ Bob Dylan. La scène se déroule dans les rues enneigées de New-York, tout au début de Jones Street, à quelques pas à peine du studio que Zimmerman louait soixante dollars le mois au 161 W. Fourth Street. Du propre aveu de Rotolo, cette photo entrée dans l’Histoire de la Pop Culture est un instant volé. On y voit Dylan, son air de spleen perpétuel, marcher, bras dessus, bras dessous, avec sa Suze en amoureux (transis… de froid !) dans les rues de Greenwich Village. En arrière-plan, tout ce qui contribuera à poser le décor d’un New-York avant-gardiste. Les immeubles en briques rouges, les escaliers en façade et surtout un hippie-van Volkswagen bleu ciel (de Woodstock aux campus californiens, toute une époque). Du cliché se dégage, comme flottant dans l’air, beaucoup d’amour ; l’impression n’est pas fausse. Suze Rotolo et Bob Dylan donnèrent à voir, au début des années 1960, l’une des plus romantiques idylles de leur époque. En 61, Dylan, vingt ans à peine, donne l’un de ses premiers concerts à Riverside Church. Il n’a pas encore cette voix nasillarde et reconnaissable entre mille qu’on lui connaît. Son visage est encore poupon. Pour l’heure, il chante surtout des reprises de vieux standards folk. Suze Rotolo, dix-sept ans, fille d’immigrés communistes italiens, passionnée d’Art et éprise de Littérature assiste au concert. Pour Dylan, c’est un peu de « love at first sight » qui se joue à cet instant précis. À propos de cette rencontre, il confie dans ses mémoires : « Right from the start I couldn’t take my eyes off her ». « She was the most erotic thing I’d ever seen. She was fair skinned and golden haired, full-blood Italian… We started talking and my heart started to spin… She was just my type. »

Bob Dylan et Suze Rotolo
Bob Dylan et Suze Rotolo

C’est bien au contact de la jeune fille que le talent de Dylan va se révéler. Suze Rotolo fera découvrir au chanteur les œuvres de Cézanne et de Kandinsky, les textes de Brecht, d’Artaud, de Verlaine et de Rimbaud. Une expression revient souvent dans la presse américaine pour qualifier l’influence de Suze sur le chanteur alors en devenir, celle de « cultural guide ». À son contact, Dylan progresse. Il lit énormément et s’ouvre à la politique. Grâce à sa plume plus aiguisée et à ses nouvelles références, le chanteur connaît ses premiers succès. Le couple, lui, bat de l’aile. Suze Rotolo supporte mal la popularité grandissante de son fiancé, sa surexposition médiatique et toutes les rumeurs qui poussent Dylan dans les bras des stars du moment. La jeune fille décide alors de partir pour quelques mois en Italie, loin de l’agitation new-yorkaise. Dylan, fou d’amour, tente tout pour la retenir. Il chante, écrit et compose pour sa muse, lui envoie des volumes entiers de lettres enflammées mêlés aux vers de Byron. Finalement, Suze craque et finit par revenir. De retour en Amerique, l’idylle durera deux mois, à peine le temps du shooting de Freewheelin’ et de quelques virées romantiques dans le versant bohême de la nouvelle Babel.

Quant à la fin, elle sera triste… Entre Dylan et Rotolo, l’histoire se termine mal : la famille de la jeune fille déteste ce chanteur parfois bizarre. De son côté, Dylan rencontre Joan Baez. C’est la fin. Suze retournera en Italie, se mariera. Dans un ultime élan destructeur, Dylan écrira la très amère Ballad in Plain D. D’une certaine façon Suze Rotolo avait déjà disparu…

(On retrouve des traces plus ou moins volontaires de Suze dans toute la discographie dylanienne, citons en particulier « Don’t Think Twice, It’s All Right« , « Boots of Spanish Leather« , « Tomorrow Is a Long Time » et l’amère « Ballad in Plain D ».)

En 2011, comme un double signe des temps, la musique de Dylan ne passe plus jamais à la radio et Suze Rotolo succombe. C’est bien tout un pan de ce que l’on était qui disparaît à jamais. THE TIMES THEY ARE A-CHANGIN’ chante bien Dylan…

 

2 Commentaires

  1. Juste bravo et merci pour ces infos que je ne connaissais pas.

    J’étais déjà trop petit pour entendre réellement Dylan à la radio (radio que je n’avais de toute façon pas).

    Mais les aînés de notre groupe (de 3 ou 4 ans plus âgés que moi, à 14 ans la différence compte encore) m’ont initié à son œuvre une après-midi ensoleillée, sur les toits de Toulon…

    Là, j’entends Masters of war et a hard rain that gonna fall en en écrivant ce commentaire.

  2. Merci parce que, fan absolue de Bob Dylan, je ne connaissais pas Suze Rotolo. Mais la musique de Zim’ passe quand même à la radio. Il suffit de guetter un peu sur Nostalgie et ca tombe comme une fleur.
    D.