Trésor,

Vous m’avez rendu la vie absolument impossible depuis 28 ans, et j’ai vécu les incompossibles au quotidien, mais je n’aurais donné ma place pour rien au monde, parce que je suis très fière d’être votre épouse et la mère de notre fils Felix, notre fils qui normalement aurait dû être là aujourd’hui, pleurer avec moi et me soutenir. Mais bien sûr que si Felix était là, nous ne pleurerions pas, car vous seriez bien vivant et vous vous dirigeriez allègrement vers vos cent ans. La pire épreuve de votre vie, de notre vie, la pire épreuve possible, a eu raison de votre élan vital. Felix n’a pas pu être votre bâton de vieillesse jusqu’au bout comme je l’avais éduqué à être, ni aujourd’hui dire votre kaddish.

Dans le caveau familial, vous rejoignez aussi votre petite sœur Évelyne dont le suicide vous a toujours hanté, et votre mère Paulette pour laquelle vous prononciez ici-même une oraison funèbre d’anthologie il y a 23 ans, que l’on peut relire dans La Règle du jeu ; vous rejoignez aussi votre beau-père le poète surréaliste serbe Monny de Boully, que mon père Jean Petithory, mort en 1974, a bien connu.

Je voudrais évoquer aussi une autre perte, celui dont vous disiez qu’il était le meilleur ami de votre vie entière, Bernard Cuau, un véritable saint que j’ai eu la chance de connaître, mort un mois après Paulette en 1995. Bernard Cuau était un «Temps Modernes», comme disait Felix, «Maman j’ai vu un Temps Moderne dans l’escalier». Bernard prenait vos appels inlassablement, à toute heure de la nuit. Bernard était toujours calme, savait écouter et vous parler de sa voix très douce. Bernard Cuau faisait des cours de cinéma en prison et avait réussi à passionner les détenus pour Shoah. Je vous ai vu pleurer, pleurer Bernard et le regretter toujours.

Un souvenir récent : début juin, vous étiez hospitalisé à Sion dans le Valais suisse, et vous me demandez de venir vous chercher en voiture car «ça va très mal». J’arrive, les médecins pensent que vous n’êtes pas prêt à sortir, je passe deux jours dans votre chambre d’hôpital. La nuit, comme toujours, et plus particulièrement depuis la mort de Felix, vous ne dormez plus du tout. Nous récitons donc des poèmes : «Booz endormi». L’infirmier de nuit, un jeune homme qui s’appelait Joachim, fait sa tournée, il est 4 h du matin. Il nous entend et dit : «Moi c’est plutôt Rimbaud». Il connaît «Le bateau ivre» par cœur. Vous le récitez intégralement avec lui en strophes alternées, comme vous le faisiez avec Felix. Moment béni : «Car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand.»

Ces derniers jours vous me répétiez, «Je ne sais pas comment faire», aujourd’hui je l’interprète comme «Je ne sais pas comment négocier ce passage, comment mourir». Grâce aux médications, vos dernières heures ne furent pas violentes comme vous le craigniez, mais cependant, votre corps ne s’est pas éteint facilement et a lutté longuement avant de renoncer à la vie.

J’aurais pu évoquer en vous le père, le mari. Les incompossibles. Vous saviez que quoi qu’il arrive j’étais toujours là, au moment où vous aviez besoin de moi. Vous m’avez accordé votre confiance ultime. Vous m’avez légué le droit moral sur l’intégralité de votre œuvre, dans un testament que vous avez écrit le 24 mai 2017 car votre précédent testament en faveur de Felix datait de 2010 quand Felix avait 17 ans. C’est un cadeau posthume sublime et une grande responsabilité que j’ai le bonheur d’assumer, que je me sens capable d’assumer, sous votre surveillance et sous la protection de Felix.

Dès l’enfance, je me disais «Quel dommage !» en pensant au destin de ces génies incompris par leurs femmes qui leur gâchaient la vie, la femme de Socrate, Xanthippe, la femme de Joseph Haydn qui ne comprenait rien à la musique, et dont ma mère, Colette Kleiber ici présente, me racontait les frasques.

Dès le début, j’ai pris conscience de l’importance de votre œuvre pour l’humanité. La première fois que j’ai vu Shoah, je n’ai plus été capable aller à l’opéra pendant de nombreux mois car l’opéra m’était devenu futile et insensé. La question de la pérennité des œuvres m’a aussi toujours interrogée. Que reste-t-il du IVe siècle ? Que savons-nous du XIIe siècle ? Que retiendra-t-on du XXe siècle ?

Que considérera-t-on dans mille ans du XXe siècle ? Je suis convaincue que l’on regardera Shoah. Parce que le XXe siècle est le siècle du cinéma, et le siècle de la Shoah. Votre œuvre représentera le XXe siècle. Sans attendre mille ans, elle le représente déjà.

Je m’emploierai donc à favoriser le déploiement de sa diffusion et à protéger son intégrité. Je me rappelle votre colère lorsque Shoah avait été projeté avec une scène manquante.

Aussi, je m’emploierai à la transmission de cet immense patrimoine moral.

De toute façon pour moi, tout comme notre fils Felix, vous êtes toujours vivant et le resterez toujours.