Je me tiens devant vous pour parler au nom des spectateurs de Claude Lanzmann. Cinéphile et cinéaste – l’amour des films m’autorise à parler ici. L’amour de l’homme, il est venu plus tard dans ma vie.

Au début de l’été 1985, je vis Shoah pour la première fois. C’était aux Trois Luxembourg, nous étions peu dans la salle. J’avais vingt-quatre ans. En octobre, j’étais dans la ligne interminable des spectateurs devant le Saint-Germain. Le film fut un séisme.

Nous qui sommes ici aujourd’hui dans ce cimetière, nous fûmes ensemble déjà à ces projections, au cinéma ou à la télévision, peu importe le moment de nos vies.

… Un homme entre dans un champ, il s’appelle Simon Srebnik, le réalisateur marche à ses côtés, il le protège. Simon s’arrête et regarde la pâture. « Ja, das ist das Platz ». Oui, c’est le lieu. La phrase est au présent, c’est essentiel. Tout Shoah se conjugue au présent. Et pourtant, sur l’écran, avec la force d’une hallucination, nous apparaît un passé terrible. Quelque chose nous est rendue : notre désastre, notre catastrophe la plus intime.

Ma vie a été changée radicalement en neuf heures de projection. Pendant six mois, je fus incapable de parler de ce que j’avais vu – de ce que j’avais vu enfin – sans pleurer.

Claude aimait pleurer. Je me souviens de l’image si belle racontée un soir, puis lue des années plus tard dans le Lièvre de Patagonie, Sartre et Lanzmann pleurant tous deux dans une salle de cinéma devant Seuls les Anges ont des ailes… Oui, pleurons cet homme.

Car Claude a fait de moi, de chacun de vous, un témoin. Je ne détaillerai pas ici l’art admirable de Claude, qui fait que chaque spectateur chez lui devient témoin. Mais laissez-moi vous dire que c’est unique dans l’histoire de l’art.

Oui, ma vie fut changée par une œuvre d’art, par un film. Changée en mieux. Les films de Claude m’ont fait naître.

Aujourd’hui, devant le cercueil de Claude, je sais ceci : français, européen, né en 1960, la destruction des Juifs d’Europe a toujours été le centre de ma vie. Je lisais mal, j’essayais d’apprendre et je ne savais rien. Du cinéma seul, j’attendais une réponse. Cette réponse est venue, je l’ai accueillie. Voilà tout. Il m’a fallu Shoah et sa formidable puissance d’incarnation pour prendre la mesure du monde dont j’héritais, du monde dans lequel je vis, de l’art que j’ambitionne. C’est Lanzmann qui a mis pour moi les choses à l’endroit.

A travers le monde, nous sommes des millions dans mon cas. Notre gratitude est immense.

Claude a su réparer le tissu de nos vies.

A la suite de Pierre Vidal-Naquet, il faut répéter ceci : que Claude a fait entrer dans l’histoire l’enseignement de Proust : «La recherche du temps perdu comme temps perdu et retrouvé tout à la fois».

Il y a Proust. Il y a Picasso, auquel j’ai souvent pensé au sujet de Claude, Les Demoiselles d’Avignon qui ont fondé l’art moderne, et Guernica bien sûr. Il y a Lanzmann. Il y a très peu de noms sur cette liste des créateurs qui ont su dessiner la carte, fabriquer la boussole, pour que nous ne nous perdions plus. Claude est de ceux-là.

L’homme ? Un jour, je lui ai écrit, et il m’a accueilli. J’en suis encore tremblant. Il était aussi grand que le cinéaste. Je l’ai aimé, passionnément. Je l’aime, je le pleure. Il était fou, il était infiniment raisonnable. Il était un ours, un lion, il était aussi d’une tendresse infinie.

J’ai vu Claude le samedi 30 juin. Nous avons parlé, Claude a retrouvé le chemin de sa chaise, puis de son bureau. J’ai un jour filmé une enfant sur un toit de Londres qui mordait des bulles de savon comme un jeune chien. Et j’ai vu Claude mordre la vie jusqu’aux derniers instants, ce furent des moments admirables, avec Dominique, avec Iris…

Le lundi, je lui écrivais une lettre. Claude était fatigué, cette lettre lui fut lue le mardi par Noémie Lvovsky. Je terminais par ces mots :

«Il y a une semaine, un ami cinéaste américain qui n’avait jamais vu Shoah, s’y attelait enfin. Pourquoi avoir attendu trente ans? L’homme avait eu peur…
Dans la nuit, mon ami m’écrivait que si l’on regarde l’histoire du cinéma comme une cathédrale, où nous rêvons chacun d’apporter une pierre modeste, Claude Lanzmann avait à lui seul construit deux ou trois chapelles.
Je tiens les Quatre Soeurs pour l’une d’elles.»

Après avoir vu la tétralogie, j’avais dîné avec Claude. Nous étions dans un restaurant bondé, il était tard. Je voulais lui chuchoter mon émotion. Mais le secret de mon âme, la surdité de Claude a exigé que je le clame. Alors, j’ai clamé mon secret, haut et fort dans cette brasserie, comme je veux clamer aujourd’hui devant sa tombe ma fierté de l’avoir aimé.