Sarajevo. Dixième anniversaire de la mort d’Alija Izetbegovic. C’est moi qui, comme il y a dix ans, quand je conduisais, à la demande du président Chirac, la délégation française à ses obsèques, prononce le discours de commémoration.
Je fais, devant les corps constitués, les fidèles et la famille du défunt, son fils Bakir, nouveau président de la Bosnie, le peuple de Sarajevo, le portrait de ce chef de guerre paradoxal et, finalement, victorieux – je fais le portrait de cet avocat, de ce lettré, de cet « homme doux » au sens de Dostoïevski, plongé dans une tourmente qu’il n’avait pas voulue et devenu, bien malgré lui, le de Gaulle de la Bosnie en lutte. Episodes dont je fus le témoin, comme ce matin de grand bombardement où il tint, pour donner l’exemple, à aller se promener en ville à pied. Ou cette visite à Jacques Chirac, été 1995, quelques heures après le début de l’intervention aérienne tant attendue, où il vint dire au président français, mais en vain : « quand l’Amérique et l’Angleterre délivrèrent la France du nazisme, c’est une colonne française, la colonne Leclerc, qui libéra votre capitale – pourquoi les Alliés ne laisseraient-ils pas une colonne Leclerc bosnienne briser le siège de ma ville ? » Et puis cet autre jour où il apprit qu’une unité de soldats perdus venait de commettre des exactions dans un village de Bosnie centrale et où il rédigea, de sa main, un communiqué de condamnation sans appel – quel meilleur démenti à ceux qui, vingt ans après, continuent de nous bassiner avec leur fable des torts et, donc, des crimes partagés ?
Je fais le portrait du grand européen qu’il fut aussi et qui, lors même que l’Europe semblait tirer un trait sur la Bosnie, ne renonça jamais, lui, à sa version du rêve de Milosz, Patocka et Bibo. Souvenirs, là encore. Cette nuit où il m’interrogea sur ce que je savais de Vaclav Havel. Ce déjeuner avec un François Mitterrand qui n’arrivait pas à entendre qu’un Serbe, Jovan Divjak, puisse être chargé de la défense de Sarajevo et à qui il donna, alors, un beau cours de cosmopolitisme, de citoyenneté, d’Europe. Ou encore sa colère, dont je fus également le témoin, le jour où deux députés de son parti, ulcérés et, au fond, désespérés par l’abandon de leur pays par l’Europe, proposèrent d’en prendre acte et de se replier sur une petite Bosnie, une Bosnie au rabais, une Bosnie devenant un pur Etat refuge pour les musulmans persécutés de l’ex-Yougoslavie et où il leur répondit qu’il ferait tout, lui, fût-ce contre toute raison, pour ne jamais avoir à céder à cette tentation qui était, à ses yeux, celle de la défaite, du reniement : moi vivant, leur dit-il, la Bosnie restera la Bosnie, c’est-à-dire cette nation d’origine diverse, mêlant les appartenances et les cultures, dont le fondement est dans le ciel autant que sur la terre, dans la beauté de l’idée plus que dans le sang des martyrs – une Bosnie citoyenne dont l’idée était, et reste, l’idée même de l’Europe.
Et puis je parle de cet islam modéré dont il fut, quoi qu’on en dise, l’infatigable héraut. Son refus des brigades internationales que certains de ses amis lui proposaient : ce serait la porte ouverte, disait-il, à l’Iran et à ses fous de Dieu. L’émouvante rencontre avec Jean-Paul II que nous organisâmes, avec Gilles Hertzog, au Vatican, dans la bibliothèque privée du successeur de Pierre, à l’ombre des plus belles fresques du monde qu’il regarda longuement et dont il nous dit, après : « elles parlent, bien sûr, de Dieu ; mais aussi du Mal, de l’insondable énigme du Mal ; le Saint Père a-t-il compris que Sarajevo est la capitale mondiale de la douleur et du Mal ? j’ai foi en lui – je l’ai invité à venir à Sarajevo, car j’ai foi en sa parole »… Et puis notre toute première rencontre, le 19 juin 1992, jour où, seul dans son palais désert, assiégé dans une capitale dont nul ne savait si elle tiendrait quelques jours, quelques semaines ou des années, il me remit le message de détresse que je transmis à François Mitterrand : de quoi parlait-il, ce message ? quelle est l’image qui, ce jour-là, vint à l’esprit de ce président musulman tentant le tout pour le tout pour sauver son peuple d’un massacre annoncé ? « nous sommes le ghetto de Varsovie… va-t-on, une fois encore, laisser mourir le ghetto de Varsovie… » ; l’une des scènes les plus emblématiques du destin juif, l’image même de la souffrance et de la résistance du peuple juif, à l’appui d’un SOS pour une ville à majorité musulmane – on est loin du clash des civilisations ! et quelle meilleure incarnation, aujourd’hui encore, de cet islam des Lumières que nous cherchons, ailleurs, parfois désespérément !
J’ai dans l’oreille l’écho du psychodrame dont la France, au même moment, semble devenue le théâtre. Tous ces obsédés de l’identité ou, ce qui revient au même, de la communauté, tous ces gens qui ne craignent plus, les uns de se référer à un écrivain dont la seule contribution mémorable à l’histoire de son pays est d’avoir compté les intellectuels juifs présents sur sa radio favorite, les autres de faire comme si 15 000 Roms représentaient une menace obligeant 60 millions de Français à réviser leurs codes d’hospitalité, les troisièmes à juger qu’une collégienne kosovare en situation irrégulière représente un trouble à l’ordre public si brûlant que doive être violé, sans délai, l’espace sanctuarisé de l’école républicaine – et je songe que nous n’en avons pas fini, en France et en Europe, avec la leçon, la sagesse, de Sarajevo.