Depuis près d’une génération qu’elle survit dans un état de paix bancale, la Bosnie a pratiquement disparu des écrans de télévision et des unes des journaux. Mais, apparemment, elle est restée ancrée dans le cœur des journalistes qui, il y a vingt ans, couvrirent l’éclatement sanglant de la Yougoslavie de Tito. Le 6 avril, plus d’une centaine de journalistes – rédacteurs, photographes, cameramen et interprètes mélangés – revinrent des quatre coins du monde pour célébrer l’anniversaire du début du siège de Sarajevo par les miliciens serbes, opposés à l’indépendance du pays et à la rupture avec Belgrade. La magie des retrouvailles a fonctionné encore mieux que prévu dans le cadre hideux du fameux hôtel Holiday Inn – immense cube de béton aux façades d’un jaune criant – qui, à partir de juillet 1992, devint le siège du « press corps » international.

Pourquoi, tels des anciens combattants, tant de journalistes aux tempes grisonnantes avaient tenu à faire le déplacement ? « Nous avons vécu cette guerre des mois durant ; nous ne l’avons pas seulement décrite. Beaucoup d’entre nous sont sans doute nostalgiques de ces moments forts. Beaucoup ont tissé des liens profonds avec les gens, avec la ville, et même avec la guerre», explique Jean Hatzfeld. L’ancien reporter de Libération, auteur de L’Air de la guerre, grièvement blessé en juin 1992, y revint juste après sa convalescence, échappa miraculeusement à l’explosion d’un obus de mortier et continua néanmoins à venir périodiquement dans cette ville pleine de charme, mélange du vieil Istanbul et de la Vienne impériale.

La réunion était organisée par Rémy Ourdan, qui, tout jeune, avait abandonné un stage tranquille à RTL pour se rendre par ses propres moyens dans la ville assiégée. Il ne la quitta plus de toute la guerre. L’affaire prenant des proportions considérables, il devint le correspondant de la radio puis celui du Monde. « Sarajevo est une ville qui se sent isolée. D’innombrables personnes sont venues me dire à quel point elles étaient touchées de voir que les reporters internationaux ne les avaient pas oubliées », dit le journaliste.

Pour célébrer cet anniversaire, la municipalité avait interdit à la circulation son avenue principale, dont la chaussée avait été recouverte de chaises vides, comme pour un concert en plein air. Spontanément, les habitants ont déposé une fleur sur chacune de ces 11 541 chaises rouges, représentant les 11 541 victimes d’un siège qui dura trois ans et demi. À déambuler sous le soleil, avenue du Maréchal Tito, le long de ces rangées vides où des haut-parleurs diffusaient une partita de violoncelle, il était difficile de ne pas être saisi par le souvenir et l’émotion.

Mais le culte du souvenir n’a pas empêché les journalistes de constater que la situation politique n’avait pas fait le moindre progrès. Certes, la ville n’a pas sombré dans le radicalisme islamique. Le soir, les bars, aussi chatoyants qu’à Soho ou dans le Marais, se remplissent de jeunes gens. La musique est partout. Dans la rue, rares sont les femmes qui sortent voilées; proportionnellement, on en voit moins qu’à Paris. Le vieux monastère orthodoxe, restauré en 2000, est ouvert à la visite. Il n’est pas gardé car personne ne songerait à le défigurer. Le jour de la Pâques catholique, les cloches de la cathédrale croate ont sonné à toute volée. Nulle part on ne sent d’intolérance. Ayant bénéficié plus que tout autre ville des subsides de l’aide internationale, Sarajevo est une capitale restaurée, propre, jolie, souvent gaie.

Mais son charme retrouvé ne s’exerce pas au-delà des touristes. Son influence sur le pays est minée par l’absence de réconciliation. De fait, les Serbes de la RS (Republika Srpska, entité autonome des Serbes de Bosnie créée par les accords de paix de Dayton de novembre 1995, sur 49% du territoire du pays) ou les Croates d’Herzégovine ne la voient pas et ne la fréquentent pas comme leur capitale. Sarajevo n’est plus la ville multiethnique qu’elle était encore le 5 avril 1992, ce jour de la déclaration d’indépendance où des dizaines de milliers de citoyens – Musulmans, Croates, mais aussi un nombre non négligeable de Serbes – manifestèrent pour la paix. D’un étage qu’ils occupaient à l’hôtel Holiday Inn, les gardes du corps de Karadzic (le chef du parti nationaliste serbe, le SDS) tirèrent sur la foule, tuant notamment Suada Dilberovic, étudiante en cinquième année de médecine, qui est considérée comme la première victime de la guerre de Bosnie. Le lendemain, le siège commençait.

Aujourd’hui, les Musulmans constituent au moins 92% de la population et les résidents serbes ne seraient plus que 5 000. Cela ne se voit pas car rien – sauf le nom – ne distingue un Musulman d’un Serbe. Musulmans et Serbes sont issus de la même ethnie slave et ils parlent la même langue. Simplement, sous l’empire ottoman, de nombreux citadins se convertirent à l’islam. L’Histoire regorge d’exemples où, dans la même famille bosniaque, un frère devenait pope orthodoxe et un autre se convertissait à l’islam pour embrasser une carrière administrative. Cette divergence religieuse n’empêchait nullement les deux frères de continuer à s’entraider…

Des cours de récréation séparées

Quinze ans après la Seconde Guerre mondiale, la réconciliation franco-allemande était un fait avéré. Pourquoi a-t-elle échoué en Bosnie, alors que les populations y sont cousines ? «Les gens y sont aussi ouverts qu’ailleurs, mais ils sont représentés par des politiciens nationalistes et bureaucratiques qui sont ce qu’il y a de plus régressif en Europe », explique Jean Hatzfeld. Non seulement il n’y a eu aucun Adenauer et de Gaulle en Bosnie, mais la Constitution du pays (la plus alambiquée de la planète), héritée des accords de Dayton, a figé les différences confessionnelles en faisant du communautarisme la base de toute décision politique.

Le pouvoir exécutif national est exercé par une présidence tournante où se succèdent Musulmans, Serbes et Croates. Il suffit que l’un d’eux propose une mesure pour que les autres s’y opposent, simplement pour marquer leurs différences. Un tel système paralyse toute prise de décision au niveau national. Le pays a été exclu de la Fédération internationale de football parce que ses politiciens ne parvenaient pas à s’entendre sur des choses aussi simples que les dates des matchs aller ou retour. Le groupe Volkswagen est venu proposer la réfection de son usine de Vogosca qui, avant la guerre, construisait des Golf, employant 5 000 ouvriers. Mais comme l’exécutif se montra incapable de proposer des contrats de concession et un code du travail applicable, la grande firme allemande se lassa et on ne produit plus une seule voiture en Bosnie.

Pire, le nouveau système scolaire accentue la ghettoïsation des communautés. À Vitez, en Bosnie centrale (que ravagea une terrible guerre entre Croates et Musulmans de 1992 à 1994), le ramassage scolaire se fait ainsi : un bus s’arrête pour prendre vingt-trois écoliers croates ; puis un autre stoppe pour faire monter trois jeunes Musulmans. Même les cours de récréation sont séparées ! Bien évidemment, les politiciens ne se sont pas mis d’accord sur un programme d’histoire commun.

Les Roméo et Juliette de la guerre

Le résultat est que la haine « interethnique » est distillée dans la jeunesse. Laquelle n’a même pas le souvenir des années insouciantes de « fraternité et d’unité » de l’époque de Tito, d’une époque où Sarajevo était capable d’organiser avec succès des Jeux olympiques d’hiver (1984) et où les mariages mixtes étaient monnaie courante. « En intervenant militairement à l’été 1995, les Américains, les Anglais et les Français ont imposé la paix des armes. Mais personne ne peut imposer la paix des coeurs ! D’autant plus que la Constitution n’a fait qu’institutionnaliser les divisions confessionnelles », résume le Californien Mike Montgomery, qui couvrit la guerre pour le Daily Telegraph et qui se trouvait à Sarajevo le 6 avril 1992.

Samedi dernier, les journalistes se rendirent au cimetière du Lion. Là, ils se recueillirent sur deux tombes voisines. L’une est celle où reposent ensemble le Serbe Bosko Brckic et la Musulmane Almira Ismic, les Roméo et Juliette de la guerre. En mai 1993, ce jeune couple mixte tenta de fuir la ville assiégée. Ils pensaient avoir obtenu, grâce à leurs  contacts dans les deux communautés, un cessez-le-feu autorisant leur passage par le pont de Vrbanja (le même où s’illustrèrent deux ans plus tard les soldats français). Alors qu’ils traversaient, un coup de feu tua net Bosko, un autre blessa Almira. Des témoins virent la jeune femme ramper vers le corps de son bien-aimé, pour l’enlacer, puis mourir à son tour. Il faudra quatre jours pour récupérer les corps. L’autre tombe est celle où repose Kurt Schork, le légendaire correspondant de guerre de l’agence Reuters qui, par une dépêche écrite après avoir interviewé tous les témoins, fit connaître cette tragédie au monde entier. Kurt, un Américain qui avait abandonné un haut poste de management (numéro deux du métro de New York) pour faire du journalisme, fut tué dans une embuscade au Sierra Leone en mai 2000, alors qu’il couvrait pour son agence cette horrible guerre civile (l’épisode se retrouve dans le film de fiction Blood Diamonds). Dans la sobre allocution qu’elle fit devant la tombe, Sabina, la dernière compagne de Kurt, tint aussi à rendre hommage à tous les récents disparus de la profession qui avaient couvert le conflit bosniaque, notamment au reporter radio et écrivain Paul Marchand ou à la correspondante internationale du Sunday Times Marie Colvin, tuée à Homs (Syrie) le 22 février 2012.

Après cette cérémonie informelle, les journalistes se réunirent dans le chalet de montagne de Sabina, qui surplombe tout Sarajevo. Les conversations mêlaient les souvenirs et la politique. Ceux qui avaient couvert la première guerre de Croatie (de l’automne 1991 jusqu’au cessez-le-feu du 2 janvier 1992) avaient, dès février 1992, alerté les chancelleries occidentales, expliquant que s’il éclatait, un conflit en Bosnie serait encore bien plus atroce. Leurs avertissements ne furent pas entendus par MM. Kohl, Mitterrand, Major et Clinton. Durant tout le siège de Sarajevo, les journalistes avaient espéré que l’ancien modèle multiethnique de la capitale allait, une fois la paix venue, renaître à travers le pays ravagé. Un rêve qui paraît aujourd’hui bel et bien brisé.