Dès lors qu’il s’agit des meurtres de masse de 1915, l’AFP se distingue en affublant trop souvent de guillemets le mot « génocide », y compris lorsque cela ne correspond à aucune citation dans le texte. Et alors qu’elle pourrait se contenter de souligner que la Turquie persiste dans son déni, l’AFP choisit de relayer, en détail et sans mise en garde, l’histoire falsifiée, âprement défendue par l’État turc. Les agences de communication – mandatées à coups de millions de dollars par Ankara et Bakou – en rêvaient, l’AFP s’en charge, gracieusement.
Imaginerait-on une double présentation de la Shoah « selon les Juifs » et « selon Faurisson », à chaque fois qu’est abordée dans la presse l’annihilation des Juifs d’Europe ? La simple évocation de cette hypothèse fait frémir.
C’est pourtant bien l’exercice auquel se prête l’AFP dans les informations qu’elle diffuse – y compris en anglais – au sujet du génocide arménien, donnant un coup de pouce non négligeable aux « Faurisson » turcs dénoncés par Pierre Vidal-Naquet dans « Les assassins de la mémoire ».
Le pire vient d’être atteint avec sa dépêche du 21 juin, traitant de la visite du Pape François en Arménie :
« La Turquie n’accepte pas que des Etats étrangers reprennent la thèse des Arméniens, selon lesquels 1,5 million des leurs ont été tués entre 1915 et 1917, dans un « génocide » à la fin de l’Empire ottoman. Elle affirme qu’il s’agissait d’une guerre civile dans laquelle 300 à 500.000 Arméniens et autant de Turcs ont trouvé la mort. »
« Thèse » : le mot est lâché. Au nom, sans doute, d’un impossible équilibre de l’information entre bourreaux et victimes, l’AFP fait d’un génocide largement documenté l’objet d’un débat entre deux « thèses » qui seraient également valides.
Grand A, selon les descendants des rescapés, c’est un génocide, grand B, selon les héritiers de Talaat Pacha (le « Hitler » turc), c’est le dommage collatéral d’une « guerre civile » : la conclusion à la carte est à la discrétion du lecteur. Exit le travail des historiens internationaux qui ont amplement étudié et défini les faits.
S’ils n’ont pas vocation à se substituer aux historiens, les journalistes sont néanmoins censés se renseigner sur ce dont ils parlent, et s’inspirer des avancées de la recherche universitaire : cela fait déjà 16 ans que 126 chercheurs internationaux, spécialistes de la Shoah, ont publié dans le New-York Times, une pétition par laquelle ils affirmaient sans contestation possible la qualification de génocide pour le cas arménien ; des conclusions partagées par des dizaines de spécialistes européens et même turcs, ainsi que par The International Association of Genocide Scholars [IAGS] qui regroupe en particulier d’éminents chercheurs juifs américains ou israéliens.
C’est en s’appuyant sur ces travaux que des parlements – comme celui de la France ou de l’Allemagne – osent contrer le négationnisme d’État de la Turquie, malgré le poids de cette dernière dans l’OTAN, et faire fi de la loi des marchés et de la géopolitique.
Parmi les historiens, seuls contestent la qualification de génocide les quelques universitaires qui n’ont aucune connaissance du sujet mais se font les hérauts d’Ankara et de Bakou pour des motivations qui nous échappent, ainsi que certains chercheurs qui troquent leur éthique professionnelle contre des subsides largement distribués pour financer leurs travaux révisionnistes. Le cas de la démission forcée de l’historien américain Donald Quataert illustre parfaitement les pressions et financements mis en place à l’étranger sous l’égide de l’État turc.
Bien que l’État français – qui a reconnu le génocide arménien en 2001 – soit représenté au sein du Conseil d’Administration de l’Agence France Presse, celle-ci préfère calquer sa politique éditoriale sur la phraséologie négationniste d’un pays étranger qui n’a nul besoin de son secours : la Turquie bénéficie déjà – malgré sa dérive de plus en plus totalitaire – de bien des compromissions. Il en est ainsi des États-Unis, de la Grande-Bretagne et du Vatican : ces trois États, dont les archives abondent en témoignages implacables sur l’extermination planifiée du peuple arménien, s’abîment dans des circonvolutions visant à éviter l’usage du terme génocide afin de ne pas froisser la Turquie et son allié, l’Azerbaïdjan.
Le Pape François lui-même s’apprêterait à se recueillir ce 25 juin au Mémorial du génocide à Erevan en s’abstenant de prononcer le mot génocide qu’il avait cependant cité en avril 2015. A l’instar d’Obama, qui a toujours failli à ses promesses sur la question, il est à craindre – sauf s’il affirme encore une fois son indépendance vis-à-vis de la Curie – que le Saint-Père se contentera de parler de « Medz Yeghern » (« Grand Crime » en arménien), une définition symbolique qui a l’immense avantage (pour la Turquie) de ne comporter aucune dimension juridique…
En somme, le gouvernement Jeune-Turc de 1915 n’est qu’un « Daech » qui a réussi et dont les descendants tentent d’imposer – au nom de la realpolitik – leur loi mortifère et mensongère au monde entier.
À l’heure où tous les députés allemands d’origine turque (11 au total) – dont une large majorité de femmes – ont unanimement voté le 2 juin 2016, et au péril de leur vie, une résolution reconnaissant le génocide perpétré en 1915 contre les Arméniens et les autres chrétiens de Turquie, à l’heure où le Bundestag a condamné la coresponsabilité de l’Allemagne, alliée de l’Empire ottoman durant la Première Guerre mondiale, et alors que des démocrates turcs et kurdes s’engagent courageusement depuis quelques années – en Turquie même – dans ce combat pour la mémoire et la vérité, l’Agence France Presse – organe national et de réputation mondiale qui représente de facto l’ensemble de la presse française, et dont les dépêches sont reprises in extenso par une majorité de médias – peut-elle faire le choix de persister à offrir une magistrale caisse de résonance à l’historiographie étatique d’une Turquie perpétuant le génocide par sa négation urbi et orbi ?
Cela fait longtemps que nous observons cela.
Merci de faire le parallèle parlant qui fera peut-être comprendre aux lecteurs de ce site l’ignominie de l’AFP en ce qui concerne ce cas précis.
C’est justement parce que l’AFP est un organe de presse respectable et respecté que nous regrettons autant la véhiculation – involontaire? – de ce négationnisme insupportable.
Bravo pour cette dénonciation de l’insupportable position à la Ponce Pilate de l’AFP
Le pape vient d’utilier le mot Genocide en Erevan. D’autre part, l’AFP a des interets monétaires en Turquie, et se garde de « facher » ses clients -réels ou potentiels- dans les médias turcs.