Pour nous, Inuit, il y a un autre sexe entre l’homme et la femme. Les Inuit de l’île Saint-Laurent et de Sibérie ont une grande considération pour ce type de personne qui ne peut aller à l’encontre de sa nature. Quand un homme, avec une moustache, est habillé comme une femme, nous faisons bien attention de ne pas nous moquer de lui, c’est ce que nous ont appris nos anciens. Ils disent que ces personnes sont protégées par le Grand Créateur. Si l’on rit d’une telle personne cela peut provoquer toutes sortes de malheurs. Ainsi quand un homme est vêtu comme une femme on le traite avec du respect pour sa nature et on s’efforce de ne pas rire ou heurter ses sentiments. Cette histoire concerne un individu de ce type : Il était habillé comme une femme et ne voulait jamais aller chasser, mais restait à la maison où il cousait. Il était l’aîné de quatre frères. Or il advint que le plus jeune des frères fut choqué de ce que son frère aîné reçoive une part des baleines et des morses que ses cadets avaient capturés, alors qu’il n’allait jamais à la chasse. Quand l’homme qui se comportait de façon étrange entendit son plus jeune frère se plaindre ainsi, il sortit et alla sur le rivage, où il cacha sa face entre les manches de son manteau féminin et se mit à pleurer. On entendit alors une voix qui disait :
«Pourquoi est-ce que la femme pleure ?»
C’était la voix du Créateur de l’univers. L’homme étrange répondit :
«Mes frères me reprochent de ne pas aller sur la banquise et sur la mer chasser avec eux. Je suis incapable d’y aller, je ne peux pas ! Je ne peux pas ! Je suis comme une femme ! Comment pourrais-je alors que je suis fait ainsi ?»
Alors la voix répondit :
«Je vais veiller à ce que tu reçoives quelque chose !» Tout réconforté, l’homme étrange rentra à la maison et bientôt il sentit que son ventre grossissait comme celui d’une femme, qui allait avoir un bébé. Il devint plus gros. Le pauvre homme étrange fut effrayé.
«Je vais avoir un bébé, mais comment pourra-t-il naître ?» murmura-t-il en lui-même. Mais la voix s’adressa à lui une nouvelle fois et lui demanda :
«Pourquoi est-ce que la femme pleure à nouveau ?»
Pour toute réponse l’homme étrange demanda :
«Si je dois avoir un bébé, comment pourra-t-il naître ?»
«Descends dans la mer, et cache ton visage avec tes manches et tes bordures de fourrure puis reste là dans la mer. Tu ne couleras pas !» répondit la voix. Alors l’homme étrange s’empressa de descendre vers la mer, revêtu de son parka féminin, il entra dans la mer puis il cacha son visage dans ses manches et ses grandes franges de fourrure en peau de chien noir. C’était un parka typique de femme. Là il flottait tout en pleurant. Et voilà que naquit un petit baleineau. Quand son bébé fut né, il ne ressemblait pas à un humain, c’était un baleineau. L’homme étrange prit la petite baleine et l’apporta à la maison. Il l’aimait tant qu’il sculpta une grande cuvette de bois ; il la remplit d’eau pour y faire nager sa petite baleine. Mais celle-ci grossit si vite qu’il dut bientôt sculpter une autre cuvette. Quand la baleine devint trop grande pour être gardée à la maison, l’homme étrange la porta dans la mer. Il resta quelque temps au bord de l’eau et, à chaque fois qu’il y venait, la baleine venait vers le rivage pour être auprès de sa mère. Quand son fils baleine eut atteint une taille suffisante, l’homme étrange lui fit des trous dans le nez et y enfila un morceau de peau de bébé phoque teint en rouge, comme signe distinctif. Ainsi le fils baleine pourrait-il aller jouer au loin vers le large. Puis vint le jour où il se rendit jusqu’à l’horizon. Il parvint à aller si loin qu’il réussit à ramener avec lui une autre baleine. Alors les jeunes frères de l’homme étrange sortirent et capturèrent l’autre baleine. Ils prirent de la sorte beaucoup de baleines et devinrent riches. Les gens de leur village devinrent aussi de bons, à cause des baleines qui suivaient la baleine spéciale que le Créateur de l’univers avait données à l’homme étrange. Jamais ils ne manquaient de viande et d’huile. Ils disposaient aussi de tous les os dont ils avaient besoin pour leurs habitations ou pour tout autre usage. Mais un jour son fils baleine ne revint pas. L’homme étrange attendit sur le rivage avec beaucoup d’anxiété, il était consterné. Il attendit et attendit encore mais aucune baleine ne vint. Un autre jour passa sans aucun signe de son fils baleine. Elle était partie trop loin et avait été tuée par un équipage de chasseurs de baleines d’un autre village. Ces chasseurs n’avaient pas respecté la règle fondamentale voulant qu’un gibier portant une marque distinctive ne doive jamais être tué. Quand les fautifs furent démasqués, ils se mirent à transpirer, à transpirer tellement qu’ils commencèrent à fondre, à diminuer de taille et qu’ils se liquéfièrent complètement.
Un conte inuit
par Fernando Arrabal
12 février 2018
Partage d’un conte Inuit recueilli et transcrit par Grace Slwooko, auteur d’un recueil de Légendes du Saint-Laurent, en 1979.