Sur la diagonale du fou… vivre avec l’autisme.
«Le curé est venu voir ma mère et lui a dit que j’étais fou. Alors ma mère m’a attaché à ma chaise. Le curé m’a fait un trou dans la nuque avec un bistouri et il m’a extrait la pierre de la folie. Alors ils m’ont porté pieds et points liés, jusqu’à la nef des fous…» En ponctuation, Fernando Arrabal est venu m’éclairer ici de ses lignes paniques… «La pierre de la folie» – 1963
BOX 112
L’infirmière nous pousse gentiment hors du box 112. Après trois heures passées là, en urgence psychiatrique, je vole une dernière image de toi. Trois heures passées là, avec une infirmière emphatique, qui s’est rendue compte comme nous que la sédation ne marcherait pas, et qu’au contraire tu semblais entrer à nouveau progressivement dans cette fureur inextinguible que l’on avait subie depuis 3 jours et 3 nuits. L’image est là, de ce que je laisse derrière moi, d’entre six personnes entrées soudain dans le box 112 où je tentais de te contenir, toi mon adulte autiste préféré, depuis quelques longues minutes; je ne vois plus entre deux épaules et quelques dos que le haut de ton corps agité maintenu sur ce lit d’entre tes vocalises furibondes ; et les courroies de contention, et l’infirmière qui nous pousse gentiment dehors, et nous qui savons qu’on de ne devra pas voir ça, et la porte qui se ferme sur tes cris et les échanges sourds de ceux qui te maintiennent et les injonctions hachées de celle qui dirige essoufflée la manœuvre.
Comme la porte se referme et que l’on s’écroule sur des chaises d’attente d’un couloir d’urgence, sous les regards stupéfiés d’autres en patience dans ce corridor, de ceux qui pensaient être mal et l’ont oublié un peu en s’écarquillant sur ce qu’ils entendaient gronder depuis le box 112, je sais que rien ne sera plus. De ce que l’on espérait qu’il fût.
Après une courte période d’accalmie, tu es à nouveau entré sans raison connue dans une fureur sans limites, broyant méthodiquement ton monde, par l’objet, tout ce que tu aimes, tout ce qui t’apporte plaisir ou gratification, et puis tes accompagnants, et nous enfin, puisqu’il ne restait plus que nous. Le Centre ayant à nouveau proposé ton internement, nous avons refusé, une nouvelle fois. Personne n’accepte de perdre un combat de 23 ans sans tenter une dernière fois, sans se croire plus fort une dernière fois, sans se le dire et se le répéter même au bord du vide.
«Quand je pense à ma mémoire, la dame apparaît ainsi que le fou noir dans le coin de ma chambre.» F. Arrabal
Échecs
Nous avons craqués, valsant trois jours et pratiquement trois nuits comme des pions sur tes trajectoires de fou, brisant l’échiquier fragile qui se mettait en place depuis cinq ans, où tu oscillais entre blanc et noir et où l’on se pensait solides certaines tours, où l’on refusait de voir chacune des mises en échec de toutes les pièces maîtresses, où ton père faisait le mariole à avancer en L ou en T, cavalier Armand T. finalement impuissant à te sauver sur cet échiquier-là, à te comprendre, et à contenir tes assauts. «Ce n’est pas un jeu…», me revient ma surprise à ces mots du psychiatre.
Nous avons craqué, allant dans le sens de ceux pour qui c’était prévisible, et c’est nous, parents broyés physiquement et moralement, qui avons demandé ton internement. Et comme l’on se cognait aux quatre coins de cette image de notre fils en contention, comme une toubib gentille nous proposait un calmant que nous refusions en souriant et en solidarité avec toi, notre enfant, cinq costauds sont arrivés ensuite, avec cette espèce d’attitude, empruntée et corsetée à se dire solennelle, des porteurs de cercueil. L’infirmière ayant viré au rouge nous conseillera enfin de nous épargner la suite.
Contentionné, transféré, isolé, sédaté, traité. Ne pouvoir plus s’en prendre qu’à nous-mêmes. Nous ne t’avons plus vu depuis, soit plus de quinze jours à ce jour, ce qui n’était jamais arrivé de toute notre chienne de vie. On doit laisser la main quelque temps, j’en suis conscient. Et peut-être convaincu. Bien que nous estimions que ce qui t’est proposé aujourd’hui va à l’encontre de tes droits humains, de ta condition d’autiste, a contrario du travail des équipes du Centre et que tu paies les diverses errances qui t’ont conduit à cette inexorable fureur.
Résilience
Ces deux dernières semaines, nous avons reconstruit la maison, ta maison, comme pour un prochain round, avant de reconstruire lentement nos vies, quand chaque moment crie évidemment notre dépendance à l’adrénaline de ta folie, aux endorphines de nos plus beaux moments passés à défendre ton flanc gauche. Alors on pense à toi. Et l’on prend des nouvelles. D’infirmières, principalement.
Il paraît que tu vas bien, que tu vas mieux, que tu souris et puis on gratte un peu, et les langues se délient, un peu, oubliant les consignes de réticence vis-à-vis des parents dévastés. Alors on pense à toi. Et je me dis que je t’ai trahi, forcément. Alors je prends des nouvelles. Et j’y pense la nuit. Et j’y passe le jour.
«Un jour en me regardant dans la glace, j’ai remarqué que trois morceaux de ma tête tombaient comme si c’était trois petits pavés. Je parvins à les replacer avec soin…» F. Arrabal
Et l’on se lève brisé, le corps qui s’interroge sur ses contusions, nous interroge tous les jours depuis sur ce qui a bien pu se passer, nous alerte par diverses douleurs persistantes et crispantes que ce combat-là était de trop et qu’il n’aurait pu se prolonger. Alors on se panse, on pense à toi. Et l’on prend des nouvelles.
Tu as été transféré. Abruptement, pour raison administrative. Vers une autre chambre d’isolement d’une autre lieu. Sans télé, celle-ci, sans jardin, sans sorties. «Il va bien, il est calme, il a les yeux ouverts et regarde la lumière…» Là, je frissonne, je révise les champs sémantiques de «soin» et «maltraitance», hospitalisation et incarcération… Alors on pense à toi.
Et incidemment en attendant le sommeil, la cloche du village qui tinte, identique aux cloches de l’ostinato de High Hopes, un de ces longs morceaux des Floyd qui nous permirent d’avancer encore un peu plus loin, ensemble. Ce sera sans fin.
«À mon réveil je vis que le chat, sur la commode, me regardait fixement, immobile. Il avait peut-être passé la nuit la nuit dans cette attitude…» F. Arrabal
Épilogue
Des entités s’organisent à rendre ce passage moins dur pour toi. Il peut durer, on ne sait pas trop. On se verra bientôt. Dès que nous serons considérés à nouveau utiles ou pertinents. Conviés, humbles, à préparer la deuxième partie de ta vie. Que verras-tu en nous ? Qui serons-nous en toi ?
Ces lignes perdent leur sens, sans doute parce que leur flot entre boue et limpide devait dans une exploration particulière nous conduire vers une heureuse issue. Mais je me dis que je te dois encore quelques lignes et avant de déposer ces armes là, bien futiles, je pose cette note ici comme l’épilogue d’une (longue) première saison, parce que je veux croire en une suite. Une première saison qui pourrait s’appeler finalement «Sans raison apparente, comme des pions sur la diagonale du fou », première saison que, par une incorrigible vanité solennelle, je te dédie à toi, qui n’en saura rien, pour ma trahison, que tu dois vaguement ressentir; et que je dédie aussi à tous ceux ici qui sont passés et même restés sur ce blog, par empathie, par curiosité ou par hasard en espérant que j’aurais contribué à ce qu’ils décodent mieux ces cris qui montent régulièrement du premier étage d’une famille atypique d’autisme, de TED, de psychose et croire qu’au détour d’un couloir tremblant d’un éclairage approximatif, un soir d’hiver ou de canicule, ils useront du stratagème de leur choix pour faire comprendre à ces gens perdus sur un échiquier blafard qu’ils ne sont pas simplement seuls, et leur donner la chance de garder la main…
Je dédie cette saison à tous ceux qui nous ont trahis aussi, qui nous ont jugés et peut-être ici encore et qui ont fui. Et à tous ceux qui ont fait et font encore ce qu’ils ont pu, s’accrochant de leur mieux à une case blanche ou noire. Nous regrettons, grand fils, que nos efforts soient de facto aussi vains. Mais, comme je le disais en réponse à l’amitié de mon Lib-éditeur prévenant : il y a un acquis en tout, «soyons nietzschéen, si l’on résiste à ça, on va flirter avec l’invincibilité.»
Oui, jeune homme avec autisme, on va reprendre des forces, se réparer et te tirer de là, d’une manière ou d’une autre. «Vous avez atteint ce point de non-retour où vous prenez conscience que l’avenir psychiatrique de votre fils ne dépend plus de vous…» Je hais cette phrase récurrente depuis deux semaines et ce qu’elle contient, mais elle s’avère paradoxalement tonique; alors je poserais une ponctuation finale, logique, extraite de la douleur du box 112 et une autre à la ligne, avec des points de suspension…
Armand T. parce que ton père
«Parfois, la nuit, ma chambre s’emplit de lumière, et seule l’ampoule allumée reste tout à fait noire, et ce qu’il entoure plongé dans la pénombre. Je dois donc m’écarter de l’ampoule pour pouvoir écrire. Et quand je veux écrire «je sais pourquoi», ma main trace «j’ignore si». F. Arrabal
Vous pouvez joindre l’auteur sur sa boîte mail : armand@quetzalproject.fr
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