Fernando Arrabal voit le jour le 11 août 1932 à Melilla. Il est le fils du peintre Fernando Arrabal Ruiz et de Carmen Terán González. Son père, fidèle à la République, fut condamné à mort pour rébellion suite à la tentative de coup d’Etat militaire, le 17 juillet 1936, à l’origine de la guerre civile espagnole.

En 1955, il quitte l’Espagne pour Paris. Alors qu’il se rend en Espagne en 1967, il est arrêté et emprisonné pour son engagement politique. En 1971, il envoie une Lettre au général Franco, provoquant un scandale. À la mort du dictateur, Arrabal fait partie des cinq Espagnols considérés comme les plus dangereux

 

« Excellence,

Je vous écris cette lettre avec amour. Sans la plus légère ombre de haine ou de rancœur, il me faut vous dire que vous êtes l’homme qui m’a causé le plus de mal. J’ai grand peur en commençant à vous écrire. Je crains que cette modeste lettre, qui émeut tout mon être, soit trop fragile pour vous atteindre, qu’elle n’arrive pas entre vos mains. Je crois que vous souffrez infiniment. Seul un être qui ressent une telle souffrance peut imposer tant de douleur autour de lui. La douleur règne non seulement sur votre vie d’homme politique et de soldat, mais jusque sur vos distractions. Vous peignez des naufrages, votre jeu favori est de tuer des lapins, des pigeons ou des thons. Dans votre biographie : que de cadavres ! en Afrique, aux Asturies, pendant la guerre civile et l’après-guerre. Toute votre vie couverte par la moisissure du deuil. Je vous imagine cerné de colombes sans pattes, de guirlandes noires, de rêves qui grincent le sang et la mort. Je souhaite que vous vous transformiez, que vous changiez, que vous vous sauviez, oui ; c’est-à-dire que vous soyez heureux, enfin. Que vous renonciez au monde de répression, de haine, de geôle, de bons et de méchants qui présentement vous entourent. Je ne fais pas partie des espagnols qui, par légion, à la fin de la guerre civile, traversèrent les Pyrénées couvertes de neige, comme mon ami Enrique qui avait alors 11 mois. Les ventres secs, l’épouvante à flot cherchaient la cime et fuyaient le fond de la terreur. Que d’héroïsmes anonymes, que de mères à pied portant leurs enfants dans leurs bras. Puis, tout au long de ces années, de ces derniers lustres, combien ce sont exilés ? Combien ont émigré ? Ne voyez en moi aucun orgueil. Je ne me sens en aucune façon supérieure à quiconque et moins qu’à personne à vous. Nous sommes tous les mêmes. Mais il faut écouter cette voix qui vient jusqu’à vous, baignée d’émotions, volant par-dessus la moitié de l’Europe. Ce que je vais vous écrire dans cette lettre, la plupart des hommes d’Espagne pourraient vous le dire si leurs bouches n’étaient pas scellées. C’est ce que disent les poètes en privé. Mais ils ne peuvent proclamer à haute voix le cri de leur cœur : ils risquent la prison. C’est pourquoi tant s’en sont allés. Votre régime est un maillon de plus dans une chaîne d’intolérance commencée en Espagne voilà des siècles. Je voudrais que vous preniez conscience de cette situation et, grâce à cela, que vous ôtiez les baillons et les menottes qui emprisonnent la plupart des espagnols. Tel est le but de ma lettre : vous voir changer. Vous méritez de vous sauver comme tous les hommes, de Staline à Gandhi. Vous méritez d’être heureux. Comment pouvez-vous l’être connaissant la terreur que votre régime a imposé et impose encore ? Vous devez beaucoup souffrir pour créer autour de vous l’intolérance et le châtiment. Vous aussi méritez d’être sauvé, d’être heureux. L’Espagne doit, enfin, cesser d’empoisonner son peuple. Que de cendres, que de larmes, que de morts lentes au milieu d’obsèques de ferrailles au son de cloches pourries !

 

 

A cette époque, étais-je orphelin ?

Que s’est-il passé pour mon père ?

Je crois que j’ai le droit de vous demander des explications à vous et à vos ministres.

Un homme enterrait mes pieds dans le sable. C’était la plage de Melilla. Je me souviens de ces mains sur mes jambes. J’avais trois ans. Tandis que le soleil brillait, le coeur et le diamant éclataient en d’infinies gouttes d’eau.

Lorsqu’on me demande quelle est la personne qui a eu le plus d’influence sur moi, je réponds que ce fut un être dont je parviens seulement à me rappeler les mains contre mes pieds : mon père.

Pendant des années, j’ai parcouru l’Espagne à la recherche de ses lettres, de ses tableaux, de ses dessins. Chacune de ses oeuvres éveille en moi des univers de silence et des cris traversés de larmes.

Après sa condamnation à mort à Melilla commuée en une peine de trente ans et un jour, il est passé par les prisons de Ceuta, de Ciudad Rodrigo et de Burgos.

A Ceuta, il a tenté de se suicider en s’ouvrant les veines. Je sens encore aujourd’hui son sang humide glisser sur mon dos nu.

Le 4 novembre 1941, « affligé de troubles mentaux » comme ils disent, il fut transféré de la Prison Centrale à la section des aliénés de l’hôpital Provincial de Burgos.

Cinquante-quatre jours plus tard il s’échappait et disparaissait pour toujours.

Lors de mes pérégrinations j’ai rencontré ses gardiens, ses infirmiers, son médecin… mais je ne puis imaginer ni sa voix ni l’expression de son visage.

Le jour où il disparut, il y avait un mètre de neige à Burgos et les archives signalent qu’il ne possédait aucun papier d’identité ; il ne portait qu’un pyjama.

Mon père était né à Cordoue en 1903. Sa vie, jusqu’au jour de sa disparition, est l’une des plus douloureuses que je connaisse.

La calomnie, le silence et le feu n’ont pas étouffé la voix du sang qui traverse les montagnes et me baigne de lumière.

Il semble que certains veuillent me faire payer mon refus de renier mon père. Malheur à ceux dont le coeur n’est plein que de violence.

Quant à moi, je tends une main fraternelle à tous ceux, quelles que soient leurs idées, qui s’opposent à l’injustice. C’est ce qu’aurait dit cet homme dont je ne me rappelle que les mains enterrant mes pieds dans le sable de la plage de Melilla.

Mon père a-t-il disparu pour toujours ?

La terre l’a-t-elle englouti ?

C’est vous le coupable et vous devez me répondre.

Tant d’autres ont disparu comme lui !

Carta al general Franco, de Fernando Arrabal

Fernando Arrabal es una de las leyendas vivas de nuestro tiempo. A sus ochenta y un años, sigue activo con una clarividencia y una fuerza arrolladora que contagia a quienes le escuchan. Tuve oportunidad de estar presente en su intervención la pasada semana con motivo del «VI Getafe Negro» y quedé maravillado e impresionado de la viveza y profundidad de su comunicación. Nacido en Melilla en 1932, fue sorprendido a corta edad por el Alzamiento Nacional que le separó de su padre y que marcó su vida para siempre. En 1955 marchó a vivir a París. Considerado un muy buen escritor de teatro, su obra ha sido representada profusamente en todo el mundo y poco nada en la tierra que le vio nacer. Amigo de artistas ya desaparecidos de la talla de Dalí, Warhol, Kundera, Picasso, Topor, Breton… sigue deleitando a la audiencia con sus interesantísimas disertaciones sobre la «vida». Ha dirigido siete películas, incluido un premio Pasolini y publicado multitud de libros de todo tipo.

El libro que nos ocupa es en realidad un carta dirigida por el propio Arrabal al general Franco el dieciocho de marzo de mil novecientos setenta y uno, cuatro años antes de la muerte de la persona que regía los destinos de España desde treinta y cinco años antes. En ella muestra sus pensamientos en un tono conciliador y refleja hechos acontecidos en España a lo largo de tantos años tratando de tocar la fibra sensible del dictador. Son poco más de cien páginas con una letra enorme que se leen en un santiamén y que contienen ideas e informaciones interesantes sobre el pensamiento del autor en aquellas décadas. El mejor resumen pudieran ser una serie de frases entresacadas del texto que se reproducen más abajo. El veintinueve de febrero de mil novecientos setenta y seis, meses después de la muerte de Franco, el periódico «Arriba» definía a Fernando Arrabal como «indudablemente, el más prohibido de los prohibidos», pues figuraba en una exigua lista de cinco nombres junto a Carrillo, Pasionaria o Líster.

¡Cuánta ceniza, cuantas lágrimas, cuanta muerte lenta entre funerales de chatarra al son de campanas podridas!

Durante semanas, y meses, y años y ya sin la excusa de la guerra, en plena paz, el aparato represivo a sus órdenes siguió condenando y matando a miles de españoles…

En España sobran los justicieros armados hasta los dientes, los inquisidores, los jefes implacables que tienen razón y quieren imponerla a los demás, si es necesario, por el fuego y por la sangre.

Había que mentir, que vivir en el engaño, había que rezar y comulgar para conseguir una plaza de portero en un Ministerio o dar vivas a la Revolución Nacional Sindicalista para poder vender cigarrillos de mutilado en una plaza de Madrid.

La luz encarcelada y la ilusión destruida

Así se nos quiso meter en la cabeza: la religión, la patria, el franquismo, a «cristazo» limpio

Si nadie critica… ¿Cómo se puede progresar?

Le voy a decir algo triste: su España de hoy no solamente me quitó la salud, mi padre, mi lengua, sino que incluso me quita a menudo mis amigos, que dejan de verme o escribirme para no tener dificultades.

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 Arrabal, Fernando 1932-. Texte intégral de la lettre envoyée par Arrabal á Franco le 18 mars 1971. Traduction francaise de Dominique Sevrain. Texto en francés y español.

 FERNANDO ARRABAL . 1971

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Fernando Arrabal et l’exil libérateur : ¡Viva la muerte ! (1971) ou l’expression du traumatisme sans tabous mercredi 1er février 2012, par Fraile (1949­2015), Antoine Vouloir parler de Fernando Arrabal sans être ni spécialiste de la postmodernité ni psychanalyste pourrait paraître très présomptueux, mais dans le souvenir lointain d’un film, vu pour la première fois il y a près de 40 ans, reste le choc ressenti par la réception d’une œuvre cinématographique qui tranchait alors fortement avec l’ensemble de la production, tant sur le plan esthétique que narratif.  Dans le documentaire d’Emmanuel Vincenot et Ramón Suárez, consacré à Fernando Arrabal[1], Bernard­Henri Lévy retient de ¡Viva la muerte ! à la fois « la fantaisie et la radicalité », et parle d’un film « où nous retrouvons le tragique de la condition humaine, mais pas pris au sérieux[2] »  Reprenant dans son titre ce qui était le cri de guerre de Millán Astray et des légionnaires fascistes du Tercio, Arrabal situe sa narration à la fin de la Guerre Civile espagnole. Mais  si l’œuvre théâtrale et filmique d’Arrabal a  connu un retentissement  considérable,  cet auteur est un peu injustement oublié et  c’est pourquoi il est indispensable de poser quelques repères pour mieux comprendre ¡Viva la muerte ! qui se veut être partiellement autobiographique.  Mais  c’est  une  autobiographie représentée  à  différents  niveaux  qu’il  faut  à  chaque  instant  décoder  et  où  le  traumatisme  de  la  dictature  qui  s’abat  sur l’Espagne en 1939 est présent en permanence au point de constituer la pierre d’achoppement de l’œuvre. C’est à partir de ces représentations multiples que se pose la question de l’exil, puisque ¡Viva la muerte ! est un film conçu en France et tourné en français dans sa version originale. Mais il ne pouvait en être autrement en 1971 ! Né à Melilla enclave espagnole en territoire marocain, en 1932, Fernando Arrabal voit son père resté fidèle à la République lors du soulèvement du 18 Juillet 1936, arrêté sous ses yeux et à ce titre condamné à mort pour rébellion militaire. Emprisonné jusqu’en décembre 1941, celui­ci s’évade de l’hôpital où il a été transféré, étant supposé malade mental, mais on ne retrouvera plus jamais aucune trace de lui. Fando vit, désormais, avec sa mère qui va se déplacer de Ciudad Rodrigo à Burgos, alors capitale de l’Espagne franquiste, puis à Madrid à la fin de la guerre.  Le petit Fernando va, de ce fait, poursuivre sa scolarité dans des écoles religieuses. En 1954, il se rend à Paris pour voir la pièce de Bertold Brecht, Mère Courage et ses enfants, qui est jouée par le Berliner Ensemble. Il y revient définitivement en 1955, choisissant d’y vivre « desterrado », littéralement « privé de terre », apatride, mi­expatrié, mi­exilé. Un exil qu’il a choisi, le considérant comme sa terre d’accueil. Auteur prolixe et protéiforme, Fernando Arrabal, qui déclare avoir détesté le cinéma lorsqu’il était enfant, a réalisé sept films. ¡ Viva la muerte ! (1971) est le premier d’une trilogie où la Guerre Civile et la répression franquiste occupent une place importante. Suivront J’irai comme un cheval fou (1973), puis l’Arbre de Guernica (1975), mais c’est sans conteste le premier qui a connu le succès le plus important et suscité les polémiques les plus virulentes. Le film est très fortement inspiré de la propre vie d’Arrabal et du drame familial qui a marqué son enfance.  Dans le film, Fando est hanté par le traumatisme qu’il a subi lors de l’arrestation brutale de son père. Il va découvrir, dans une lettre que sa mère a envoyée à l’un de ses oncles, qu’elle est à l’origine de cette arrestation : Mon mari est un renégat qui a compromis le bonheur des siens pour de mauvaises idées, progressistes et dangereuses. Mon devoir est de le dénoncer aux autorités afin qu’il soit arrêté au plus vite[3]. Une révélation que sa mère ne lui confirme qu’à la fin du film. Lorsque Fando lui demande avec insistance : « Est ce que tu l’as dénoncé ? » et sa mère de répondre : Je n’ai dit que la vérité. Il aurait dû le dire dès le premier jour. A cause de mon témoignage, de mon attitude soumise, ils ont été plus indulgents envers lui. Toute sa vie, il m’aura rendu le mal pour le bien[4] . Il serait légitime, à ce stade de l’analyse de se poser la question de savoir si la mère d’Arrabal a réellement dénoncé son père ? Nous ne pouvons apporter ici qu’une réponse fragmentaire et même si la réalité a pu être tout autre, c’est en tout cas le choix que l’auteur a fait dans cette œuvre.  Quoi qu’il en soit, cela est du domaine du plausible, tant le schéma du clivage idéologique au sein des familles est un fait établi, à fortiori au sein d’un couple. Et si bon nombre d’entre eux n’ont pas résisté à ces tensions, ni aux séparations imposées par la guerre, ces divisions n’entraînèrent pas de facto la dénonciation ! Dès le début du film, Arrabal choisit de contextualiser sa narration dans une séquence où un camion muni d’un haut parleur diffuse le communiqué du 1 er avril 1939, annonçant la fin de la guerre et la victoire des franquistes mais un communiqué qu’il modifie en lui ajoutant deux phrases supplémentaires : les traitres seront exterminés. Si nécessaire nous tuerons la moitié du pays. ¡Viva la muerte ! Ainsi, Arrabal nous livre d’entrée de jeu la lettre du communiqué qui marque la naissance officielle de l’Espagne franquiste et il y ajoute l’esprit : violence et vengeance, vainqueurs et vaincus, qui sont quelques paradigmes de la dictature franquiste. Dans  une  séquence  postérieure,  Arrabal  choisit  également  de  représenter  l’important  instrument  de  propagande  qu’étaient  les  actualités cinématographiques, le NO­DO[5]. Alors que la guerre est finie officiellement, ce sont encore des images de combats qui sont diffusées, sans que nous parvenions  à  identifier  si  ce  sont  réellement  des  images  d’archives  de  la  Guerre  Civile  ou  d’un  autre  conflit,  ce  que  l’observation  des  uniformes  rend vraisemblable. Quant aux commentaires de la voix off, ils sont purement réécrits et portent la patte sarcastique de Fernando Arrabal qui prend un malin plaisir à tourner en dérision les militaires : nos troupes attaquèrent simultanément à gauche, à droite et au centre […]. pour aboutir à l’occupation de deux hauteurs à chaque extrémité du front […]. le gouvernement qui était le misérable bâtard du concubinage des rouges et des socialistes […] l’armée bénie par la sainte église tient à jamais les rênes du pouvoir….  [6] Le discours excessif du régime est amplifié par l’auteur, qui réussit ainsi à le rendre parfaitement ridicule.  La misère et les privations de l’après­guerre sont également évoquées à travers plusieurs scènes : dans l’une un enfant dévore une mouche, ailleurs des insectes font la garniture d’un sandwich et plus loin Fando mange la tête d’un lézard. A un autre moment, nous découvrons la famille réunie autour de la table  qui  trie  les  lentilles  en  récitant  l’Ave  Maria.  Ces  lentilles  qui  furent  pendant  la  guerre  l’un  des  plats  les  plus  fréquents,  à  tel  point  qu’elles  furent appelées « les petites pilules du Dr Negrín ».[7] L’Espagne  franquiste  que  nous  montre  et  que  dénonce Arrabal  c’est  un régime  où  les  militaires règnent  avec  la  bénédiction  de  l’Eglise  catholique  qui impose  des  pratiques  dignes  de  l’Inquisition.  A  l’école,  une  religieuse  fait  fonction  d’institutrice  pour  imposer  aux  enfants  un  enseignement  orienté  et répressif.  Face à cet environnement dont Arrabal nous fait une représentation aussi tragique que grotesque, il y a l’interprétation que s’en fait l’enfant Fando, dans ses rêves et ses visions.  La distinction entre ces deux niveaux de représentation est opérée par les couleurs utilisées. Au premier niveau la couleur classique du film et au deuxième niveau l’utilisation d’un filtre monochrome qui donne des images rouges, mauves, vertes ou grises pour représenter les fantasmes et le traumatisme de Fando, alimenté par ses fantasmes de préadolescent. C’est également le père qui, de sa prison, envoie à l’enfant une maquette d’avion avec laquelle ce dernier va reproduire les combats aériens et les bombardements de la Guerre Civile. L’enfant  est  déchiré  par  cette  séparation  brutale  :  il  est  privé  de  son  père  qu’il  adore  tout  autant  que  sa  mère,  comme  nous  le  montrent  deux  scènes parfaitement symétriques. Fando et son père sont assis sur le sable[8], puis plus loin Fando caresse les pieds de sa mère sur cette même plage[9]. A la brutalité de la séparation s’ajoutent autant les paroles prononcées que les non­dits dans un environnement idéologique qui est celui de l’Espagne franquiste de l’après guerre.  Tous ces éléments amènent l’enfant à recomposer la réalité et se proposer à lui­même une autre lecture fondée sur une construction mentale différente qui revisite le traumatisme en l’alimentant des fantasmes propres de la préadolescence.  Ainsi  ces  images  monochromes  rouges,  mauves,  vertes  ou  ocres  qui  donnent  à  l’ensemble  une  connotation  « psychédélique »  peut­être  un  peu  datée aujourd’hui, nous rappelant les images de More (1969), le film de Barbet Schroeder, qui lui est contemporain.  Dans  cet  univers  cohabitent  l’innocence  et  la  cruauté  comme  nous  le  suggère  le  générique  de  début  où  une  chanson  enfantine  (dans  une  langue incompréhensible, qui s‘avère être du danois) qui évoque une comptine est superposée à une série de dessins de Topor, son complice avec Alexandre Jodorovski au sein du mouvement Panique, où les corps mutilés se mêlent aux images érotique et à des scènes de torture qui nous rappellent les célèbres gravures de Goya. Souvenons­nous du « Songe de la Raison engendre des monstres ». Certes, s’agissant de Franco, la raison n’a pas de place, mais les enfants du film ont parfois des allures bien monstrueuses. Les jeux sont des batailles où les « rouges » et les nationalistes continuent de s’affronter, comme si la Guerre Civile n’était pas encore achevée. Dans une autre scène, les enfants jouent aux dés. Mais, comme dans l’Espagne de l’époque, il y a les bourreaux et les victimes et le perdant doit recevoir les coups de fouets de la main d’un bourreau cagoulé, selon les ordres d’un roi aussi sadique que capricieux.  L’hypothétique exécution de son père le hante dans de nombreuses scènes comme l’exprime son cri « papa, je ne veux pas qu’on te tue » où cette séquence où une troupe de cavaliers avancent sur le corps de son père enterré, dont seule dépasse la tête.  Les bourreaux, tortionnaires en cagoules de cuir apparaissent en de nombreux plans mais ce sont à la fois les tortures de l’Inquisition et les images de la Passion du Christ sur fond de chants de saetas, directement tirées de la Semaine Sainte de Séville.  Les exécutions représentées par Arrabal ou fantasmées par Fando rappellent la représentation que s’en faisait Luisito, dans La Prima Angélica (1973) de Carlos Saura, lorsque son oncle lui prédisait la mort de son père.  Cette  superposition  entre  les  images  de  la  Passion  et  la  torture  de  la  Guerre  civile  est  manifeste  dans  des  scènes  où  le  parallèle  est  établi  avec  la flagellation de Jésus.  En réaction à cette présence pesante, les représentations ou références religieuses sont pour le moins irrévérencieuses, voire iconoclastes, à l’instar du dessin de Topor figurant dans le générique : Lorsque le prêtre vient porter l’extrême onction au grand père à l’agonie, ce­dernier lâche quelques pets bien sonores. Après avoir béni les armes, le curé devenu victime est condamné à manger ses propres testicules dans une scène anthropophage et parodique qui rappelle Jésus offrant son corps. Le prêtre s’exclame : Merci, Seigneur, pour ce met divin. Seigneur, vous me les avez données et vous me les avez reprises. Béni soit votre saint nom [10] Les mortifications avec le cilice font l’objet de deux scènes où c’est tout d’abord Fando qui s’impose cette pénitence, puis sa tante[11].  Et la collusion entre l’armée et l’Eglise espagnole est montrée lorsque le curé bénit les armes des rebelles à la sortie de l’église. L’image de la mère et de la tante Les rapports que l’enfant va entretenir et développer avec les femmes sont exprimés à travers trois personnages, en premier lieu sa mère, puis sa tante et enfin Teresa, une petite fille un peu plus jeune que lui. Mais c’est sa mère et sa tante qui nous intéressent ici. Ses rapports sont d’autant plus complexes que sa mère incarne celle qui a dénoncé son père qu’il hait mais également la femme qui trouble l’adolescent et qui l’attire.  Sa mère est également l’incarnation de la vierge Marie, qui est dans le film une image récurrente.  Tantôt une Vierge à l’enfant de Murillo, elle apparaît à un moment sous un tableau du maître, la tête couverte d’un voile blanc. Tantôt Mater Dolorosa, elle recueille le corps flagellé de son père, comme Marie recueille celui du Christ dans une Pietà.  Mais la haine de l’enfant, lorsqu’il découvre les photos découpées, amputées de l’image du père, s’exprime avec une force inégalée : dans une de ses visions, elle est tout d’abord une Vierge à l’enfant de facture classique avant d’officier comme un prêtre et de donner la bénédiction puis la communion aux fidèles et d’apparaître enfin avec un couteau entre les dents[12]. Plus tard, la Vierge est mafieuse et fume le cigare[13] Puis mi­Pasionaria, mi­Agustína de Aragón, nous la retrouvons au pied du canon prenant la tête des troupes qu’elle exhorte par ce cri : « Tuez­les ! » Si nous sommes encore ici dans la dérision, la haine s’exprime dans quelques autres scènes avec une violence de ton qui frôle l’obscénité. Tel un petit chien, la mère lèche les bottes des vainqueurs. Puis elle se vautre dans le sang d’un taureau, métaphore traditionnelle de l’Espagne, qu’elle a tué et qui incite son fils à couper ses liens avec son père en lui coupant les testicules « tu es déjà grand, coupe les couilles de ton père[14] », sans oublier une scène particulièrement crue où la mère défèque sur le père. Autant d’images souvent insoutenables, crues, violentes, grotesques, voire vulgaires. Arrabal crée chez le spectateur de la gêne mais il crée également de l’émotion. Mais la femme c’est également sa tante Clara vers qui le poussent des pulsions érotiques qu’elle semble entretenir.  L’enfant  l’observe,  l’épie,  guette  sa  nudité  et  ses  jeux  solitaires.  Cherche–t­elle  à  le  séduire  ou  ne  sont­ce  que  fantasmes  du  préadolescent,  Arrabal entretient le doute et appuie cette ambigüité en utilisant la musique d’une célèbre zarzuela La Verbena de la Paloma, où deux jeunes madrilènes, l’une brune et l’autre blonde mènent par le bout du nez un vieil apothicaire en mal de chair fraîche. Les rapports entre les deux personnages, sont à la fois sadiques et masochistes, comme le suggère, là encore, un des dessins de Topor figurant dans le générique de début. Arrabal et l’exil L’exil de Fernando Arrabal n’est pas à proprement parler un exil directement politique, dans la mesure où, lorsqu’il choisit en 1955, l’exil à Paris, il est un parfait inconnu et que, même si par la suite ses prises de positions ont un caractère éminemment politique, il n’est pas, à proprement parler, un militant.  Ne s’agissant pas, non plus, d’un exil économique, c’est plutôt, un exil créatif. C’est ce qu’il explique dans la Lettre au général Franco : Dans ce climat d’oppression, j’étouffais littéralement puisque je ne pouvais pas respirer spirituellement ; j’ai fini par avoir des problèmes pulmonaires et finalement  je  suis  devenu  tuberculeux.  Nos  poumons  étaient  peuplés  de  vieux  vêtements  et  d’excavatrices  assoiffées.  Dans  ces  années  là,  j’ai  pris  la décision quichotesque d’être écrivain en Espagne, sans renoncer à mon indépendance, à ma liberté. Une entreprise à laquelle je ne parviendrais jamais. Après vingt années d’écriture, je n’ai jamais pu être écrivain dans mon pays.[15] Il fait ici référence à la tuberculose qu’il va effectivement contracter et soigner en France, ce qu’il reconnaît avoir été une chance.  Il choisit donc, plus précisément Paris, qui est encore à ce moment le premier centre intellectuel où se retrouvent les avant­gardes. Un lieu où existe cette totale liberté de création et qui est ce creuset culturel où il va rencontrer Roland Topor et Alexandre Jodorowsky, entre autres, avec qui il va fonder, en 1962, le mouvement PANIQUE, en hommage au Dieu Pan. Ils se démarquent du surréalisme et s’affichent ainsi : Nous ne voulions pas de hiérarchie, pas de pape, pas d’exclusion. Tout le monde peut être panique, ou ne plus l’être. Nous ne voulions pas une morale, mais  toutes les  morales.  Pratique  de  la  provocation  (happenings,  animations),  affirmation  de  l’individualité,  pouvoir  absolu  du  jeu  comme  moyen  de communication et d’exorcisation, option délibérée pour la dérision et l’utopie.[16] Arrabal vit ainsi en France un exil choisi qui ne l’empêche pas de retourner régulièrement en Espagne où il sera d’ailleurs emprisonné en 1967. Sa Lettre au général  Franco (1971)  est  un  pamphlet  violent  contre  le  dictateur  qu’il  accuse  d’avoir  assassiné  son  père.  C’est  donc,  à  sa  manière,  iconoclaste, provocatrice un opposant notoire au régime franquiste.  S’il vit en France, il demeure, de toute évidence un artiste qui garde avec son pays des liens très forts, s’inscrivant ainsi dans une filiation directe avec Goya ou Buñuel.  J’ai  déjà  fait  référence  à  sa  proximité  avec  l’œuvre  gravée  de  Goya,  mais  il  en  va  de  même  avec  Buñuel  comme  le  montrent  quelques  images d’ecclésiastiques qui semblent sortir du Chien andalou ou ce personnage qui, affublé d’un tutu, danse autour de sa mère comme le mendiant pendant le banquet de Viridiana. C’est dans cette continuité que nous pouvons l’inscrire et qu’il nous raconte son Espagne.  C’est de l’exil qu’il nous décrit ce que Bernard­Henri Lévy, appelle « le tragique de la condition humaine, mais pas pris au sérieux[17]. » De toute évidence, il lui fallait trouver un lieu qui ne pouvait être l’Espagne de 1971, pour donner libre cours à « cette folie maîtrisée » ou à « ce délire logique[18] ». Ce lieu, cette nouvelle patrie, c’est l’exil. Et cet exil se situe en France. Pour prolonger la comparaison déjà établie avec Carlos Saura, nous mesurons à quel point l’écriture cinématographique de ce dernier, à laquelle la censure encore en vigueur en Espagne, imposait bon nombre de contraintes, est aux antipodes de celle d’Arrabal.  Si Arrabal dit qu’il s’intéresse au cinéma car « c’est un art métaphorique », il est clair que la métaphore n’a pas chez l’un et chez l’autre la même fonction. Chez Saura, c’est une façon de contourner la censure, chez Arrabal, c’est une manière de nous représenter son univers. Il ne s’agit pas, non plus, de faire du lieu où Arrabal a choisi de situer son exil, un lieu idéal de tolérance. Arrabal raconte lui­même les pressions, plus ou moins amicales, mais pressions tout de  même,  auxquelles  il  fut  soumis  de  la  part  du  Ministre  de  la  Culture de  l’époque[19],  qui  cherchait  à  lui  faire  supprimer  quelques  scènes  jugées particulièrement  scabreuses. Devant le refus de l’auteur, le ministre battit en retraite, le film fut présenté à Cannes puis diffusé dans les salles avec un succès important.  La France d’après 68, encore bien pensante était, toutefois, une terre plus accueillante qui a permis à Arrabal de nous raconter le drame vécu par Fando (et en partie par lui­même) avec toute la violence qu’il souhaitait y mettre et le mépris d’un régime franquiste qu’il voulait exprimer. L’exil, en même temps qu’il le protège, lui permet de porter un regard distancié sur son vécu.  Au moment où la liberté de création est fortement remise en question au nom d’une correction morale souvent quelque peu rétrograde, pensons aux récents incidents survenus à Avignon autour d’une œuvre photographique d’Andrés Serrano, ou des œuvres de Larry Clark, au Musée d’art Moderne de la Ville de Paris, il y a quelques mois, il était important de montrer ce qu’un artiste exilé pouvait exprimer, il y a quarante ans dans une France, terre d’accueil universel. Artiste  aussi  controversé  que  Pasolini,  dont  il  est  le  contemporain  et  auquel  il  peut  parfois  faire  penser,  Arrabal  est  aussi  profondément  politique  que joyeusement ludique et aussi sarcastique que pouvait l’être Fellini. A l’instar du reste de son œuvre, ¡Viva la Muerte ! demeure un film  choc et l’un des pamphlets les plus violents et provocateurs contre la dictature franquiste. [1] Arrabal, cinéaste panique, 2007, film écrit par Emmanuel Vincenot et réalisé par Ramón Suárez. [2] Ibíd., 30’50’’. [3] Ibíd., 16’56’’. [4] Ibíd., 1h14’49’’. [5] NO­DO, Noticiario Documental. [6] Ibíd. 30’40’’­32’29’’. [7] Negrín, chef du gouvernement de la République. Il préconisait la consommation de lentilles, pour leur haute valeur nutritive, pour lutter contre la pénurie. [8] Ibíd., 24’. [9] Ibíd., 59’40’’. [10] Ibíd. 55’. [11] Ibíd. 50’. [12] Ibíd. 24’50’’ [13] Ibíd. 33’35 [14] Ibíd., 1h19’46’’. [15] Fernando Arrabal, Carta al general Franco, Paris, Union Générale d’Editions, 1972, 168 En  este  clima  de  opresión  yo  me  ahogaba  literalmente  como  no  podía respirar  espiritualmente,  terminé  por  tener  dificultades  pulmonares  y  por  fin  caí tuberculoso. Nuestros pulmones se poblaban de ropa vieja y de excavadoras sedientas. Por aquellos años tomé la quijotesca decisión de ser escritor en España sin renunciar a mi independencia, a mi libertad. Empresa que jamás consiguiría. Tras veinte años escribiendo… nunca he podido ser escritor en mi país [16] http://www.larousse.fr/encyclopedie/peinture/Panique/153715 [17] Arrabal cinéaste panique, 30’50’’. [18] Ibíd. [19] Le ministre français de la Culture était Jacques Duhamel. Dernière mise à jour : dimanche 15 janvier 2017 ­ Plan du site ­ ISSN n°2107­6979