…le Collège de ‘Pataphysique a fait l’annonce…
…Thieri Foulc (RHSM) a improvisé le 10 avril 2012 , à 16h 38’, cette parfaite élégie:
Carelman l’introuvable
Jacques Carelman est mort seul chez lui à Argenteuil avant le 21 mars 2012, date à laquelle les organisateurs de l’exposition Locus solus l’attendirent vainement à Porto. Il a été inhumé le 10 avril au cimetière parisien de Bagneux, accompagné sous la pluie par quelque quatre-vingts de ses amis et connaissances. Comme il ne lui restait pas de famille, la cérémonie avait été organisée par Annette, Liliane et Brigitte Kantor, des cousines de sa femme Bella, auprès de qui il est enterré.
Carelman, qui signait sans son prénom, fut trompettiste de jazz (vieux style), critique musical, organologue, dentiste, collectionneur, illustrateur, décorateur de théâtre, peintre, collagiste, inventeur (d’objets introuvables, notamment), fabricant de machines imaginaires, fabricant desdits objets introuvables et même créateur de mobilier pour jeux d’enfants dans les squares. Il était membre de l’Oupeinpo, du Collège de ‘Pataphysique, de la Confrérie des chevaliers du Taste-Fesses, de l’Académie Alphonse Allais, de la loge Unité, d’Argenteuil (Grand Orient de France), et sans doute d’autres sociétés, car il ne lui restait pas de famille, on l’a dit.
Il était né à Marseille en février 1929, le jour du krach de Wall Street, et s’il est peu probable qu’on retrouve beaucoup de traces de ses prestations comme trompettiste, ses articles de critique musicale doivent se lire dans les Cahiers du Sud ou autres publications marseillaises.
En 1956, il s’était installé comme dentiste à Paris, rue de Buci. Il fut particulièrement heureux de tenir Tristan Tzara à sa merci, sous sa fraise… Plus tard, lorsqu’il fabriqua la Hie de Locus solus, en vue de l’exposition des Machines célibataires (1975) et qu’il eut à réaliser la mosaïque de dents décrite par Raymond Roussel, il fit appel à ses anciens confrères pour réunir dix-huit mille dents et chicots présentant toutes les nuances de l’ivoire, du clair au brun noirâtre, afin de recréer le Reître, œuvre de la machine.
Ce goût de l’accumulation fit de lui un collectionneur, et même un multicollectionneur. Musicien et mélomane, il fut aussi organologue, c’est-à-dire spécialiste des instruments. Il en possédait une collection abondante et singulière, faite moins d’instruments précieux que d’instruments rares ou étranges. On voyait chez lui une trompette marine (instrument à une corde, comme son nom de l’annonce guère), un chapeau chinois, un violon-sabot, un violon des tranchées de 1914 (fait dans du bois de caisse et peint), un serpent, un immense gong indonésien, etc. Son érudition dans ce domaine l’amena à commenter l’imaginaire « Orchestre d’Ubu roi » dans le numéro de la revue Europe consacré à Jarry.
Il avait une collection de jeux, parmi lesquels un Do-nothing américain dont la manivelle permet, lorsqu’on est lassé de ne rien faire dans un sens, de ne rien faire dans l’autre. Une collection de jeux de l’oie. Une collection d’objets en spirale dont il nourrissait ses études d’hélicologie (il était titulaire de la chaire d’Hélicologie au Collège de ‘Pataphysique). Une collection d’« inconnus célèbres », dont il conservait cartes de visite, têtes de lettre ou prospectus, par exemple : Michaux, voyages. Plusieurs autres. Il était inévitable qu’il fournisse un contingent à l’exposition Ils collectionnent organisée par François Mathey au musée des Arts décoratifs.
C’est Boris Vian qui lui avait confié son premier travail professionnel comme illustrateur, une pochette de disque pour une collection de jazz qu’il dirigeait chez Philips. Il avait ensuite travaillé pour des clubs de livres et des éditeurs, contribuant à l’illustration des Mille et Une Nuits, des Œuvres complètes de Labiche ou de Fantômas. Il s’était trouvé en piste avec Chaval pour illustrer Le Surmâle, de Jarry, ouvrage finalement réalisé par Tim. Pour Sade, il avait conçu des illustrations à base de collages : des gravures techniques représentant des outils — prémonition du Catalogue d’objets introuvables ? Trop finement pensé, sans doute, le projet n’aboutit pas.
Ce n‘est pas comme illustrateur, mais comme artiste et concepteur du projet qu’il réalisa, avec Massin chez Gallimard, la grande édition des Exercices de style de Raymond Queneau (1963). Ses exercices de style « parallèles » n’illustraient pas ceux de Queneau — il tenait à cette nuance — mais traitaient la même anecdote selon une variété de styles visuels : bas-relief égyptien, miniature persane, tapisserie de Bayeux, ex-voto, presse à sensation, collage surréaliste, science-fiction, etc. On peut voir là les prémices de ses travaux de Peinture potentielle.
En 1966, en effet, il fut appelé à intégrer le deuxième des Ouvroirs créés par François Le Lionnais. L’Ouvroir de Littérature Potentielle (Oulipo) avait été fondé, avec Raymond Queneau, en 1960. Un Ouvroir de Peinture Potentielle (Oupeinpo) vit le jour en 1964, qu’il fallut bientôt ressusciter : en 1966, le groupe se renouvela avec Carelman, Jean Dewasne, Paul Braffort, Pol Bury et d’autres, ce qui ne l’empêcha pas d’exploser assez vite. Il fallut attendre 1980 pour que Carelman, accompagné de Thieri Foulc, retourne voir François Le Lionnais en vue d’une nouvelle fondation. La Constituante se tint à Boulogne le 12 décembre 1980, la Législative le 6 janvier suivant. Quinze jours plus tard, la première séance ordinaire intégrait Aline Gagnaire et Jean Dewasne qui avaient fait partie des tentatives précédentes. Par la suite les travaux se déroulèrent dans l’atelier de Carelman, rue des Pruniers. Collectionneur ritualiste, l’hôte conservait des enregistrements des débats, toujours inaugurés par l’énoncé de la date selon les Calendriers pataphysique, grégorien et républicain.
Si l’invention de « contraintes » oupeinpiennes — disons mathématico-ludiques appliquées au Pein, c’est-à-dire aux arts visuels — fut le plus souvent collective, Carelman mit sa patte sur plusieurs en les illustrant par des exemples aboutis : la Picturogenèse bitangentielle s’honore de sa Machine à fabriquer les stropiats (toujours les machines), la Transposition tactile met le Guernica de Picasso à la portée des aveugles, il utilisa son habileté de dessinateur pour réformer le David de Michel-Ange selon d’autres canons, idée initialement imaginée en vue d’un traitement informatique appliqué à des photographies projetées in situ à l’échelle monumentale (l’Artillerie de l’Oupeinpo). La Peinture à symétrie variable, le Collage chronologique, les Dominos oupeinpiens, le Taquinoïde, la Peinture au quart de tour sont entièrement de son cru. Le quadruple portrait rotatif qu’il réalisa selon cette contrainte lui demanda plusieurs années ; il fit l’objet d’une publication dans la Bibliothèque oupeinpienne (Au crayon qui tue, éditeur). À l’Oupeinpo, il fut le tenant des « réalisations » artistiques, plus probantes, contre une tendance portée aux esquisses, supposées plus « potentielles ».
Peu après les Exercices de style, il publia chez Losfeld le conte de Saroka la Géante (1965), une histoire en collages, un exercice de style dans le goût de Max Ernst ; c’est celui de ses livres qu’il préférait. La prophétique préface de Jean Ferry annonce que l’auteur ne saurait manquer de donner réalité, un jour, aux plus éthérées inventions de Raymond Roussel — ce qui advint dix ans plus tard avec le Diamant de Locus solus et la Hie déjà mentionnée.
Pour lors, lui-même œuvrait dans l’imaginaire. Il appliquait son sens de la méthode et son goût de l’accumulation à inventer, pour les divers domaines de la vie pratique, des objets d’une grande nécessité logique et pourtant « introuvables », comme le Sac à chat (pour emporter l’animal en voyage), les Gants pour antipodiste (munis de semelles) ou la Machine à écrire les hiéroglyphes. Un premier volume du Catalogue d’objets introuvables parut en 1969 chez Balland, constitué de pures idées, c’est-à-dire de dessins accompagnés de légendes. On est là en pleine spéculation pataphysique et c’est le moment que choisit Jean Ferry, décidément conquis, pour l’introduire au Collège de ‘Pataphysique dont il était l’un des plus hauts dignitaires. En 1969 de l’ère vulgaire, Carelman devint donc Auditeur Réel du Collège, position qu’il conserva jusqu’à la veille de l’Occultation en 1975, où il fut nommé — on dit « préconisé » — Régent, titulaire de la chaire d’Hélicologie créée spécialement pour lui. Il travaillait, en effet, à un gros dossier sur la spirale, en grec helix ; les pataphysiciens la nomment gidouille, d’après la bedaine du Père Ubu qui s’orne de cet emblème. Du fait de l’Occultation du Collège, ce dossier parut en fait comme no 2-3 des Organographes du Cymbalum Pataphysicum et Carelman ne toucha son parchemin qu’au moment de la Désoccultation, vingt-cinq ans plus tard. À l’époque de la Désoccultation également, il fut promu Turcopolier de l’Ordre de la Grande Gidouille, titre inspiré de l’ordre de Malte et lui attribuant la tâche d’assurer l’ordre de l’Ordre. En cette qualité, il était qualifié de « Sa Férocité » et, de fait, il n’hésita jamais à faire entendre sa voix. Auteur anonyme de la plus fameuse affiche de Mai 1968, le C.R.S. à la matraque levée, il avait, sur la pataphysique du maintien de l’ordre, des idées assez claires. Peu avant sa mort, il continuait d’exercer sa charge de Régent d’Hélicologie, expertisant un travail d’Éric Rutten sur les Spirales n-angulaires. Il ne sut pas qu’il avait été coopté au sein du Transcendant Corps des Satrapes, sa nomination n’ayant pas encore été publiée.
Peu avant Saroka la Géante, Jean Ferry avait pu voir, à la galerie du Dragon, les Mécaniques pour Cyrano, douze maquettes en bois, cuivre, verre, que Carelman avait exécutées d’après les machines imaginaires présentes dans les romans de Cyrano de Bergerac. C’est la vision de ces machines qui lui avait fait prédire l’accession de celles de Roussel à la réalité. Elles furent exécutées pour l’exposition Les Machines célibataires organisée à Venise par Harald Szeeman en 1975 et qui voyagea ensuite dans de nombreux pays (à Paris, au Musée des Arts décoratifs). Outre les deux machines de Roussel, Carelman avait réalisé la Machine à inspirer l’amour issue du Surmâle d’Alfred Jarry et la Machine à écrire dans la peau de La Colonie pénitentiaire de Kafka. La propension des objets imaginaires à s’incorporer dans le réel se manifesta plus vigoureusement encore avec les Objets introuvables que Carelman fabriqua ou fit fabriquer en grand nombre, grandeur nature, et dont il constitua une exposition itinérante qui parcourut l’Europe, notamment l’Espagne, durant des années. La plupart du temps, ces Objets réalisés furent accueillis par des institutions plus ou moins culturelles, mais pas toujours. Une des expositions les plus significatives se tint dans un centre commercial, à La Croix-de-Berny, où l’on vit la Cafetière pour masochistes (bec et anse du même côté) voisiner avec de la vaisselle à fleurs, les Outils préhistoriques (scie égoïne en silex, clé plate en silex, etc.) avec des outils pour bricoleurs du dimanche, la Table de ping-pong ondulée avec du matériel de jardin, sans que le public manifeste le moindre étonnement. Il faut ajouter que, outre les Objets introuvables réalisés par leur auteur, certains le furent par des petits malins, affairistes et plagiaires : la Fourchette à vilebrequin pour tourner les spaghettis fut ainsi proposée comme un ustensile commode par un fabricant japonais et la Baignoire à porte par des industriels compatissants à l’égard du troisième âge.
Résidant dans un département codé 95, Carelman avait décidé qu’il mourrait à l’âge de quatre-vingt-quinze ans. Mais ce multicollectionneur accumulait aussi nombre de maladies, dont une rare et médicalement « introuvable ». Faute d’autre précision, imaginons que c’est celle-ci qui a déjoué sa prévision.
Notes rédigées de mémoire, soumises à vérification.
ThF
photo: Amary
« Jacques Carelman e F.Arrabal » : collage de Jordi Soler