En italien (mais aussi en espagnol), un même mot, carne, porte en soi la signification de deux mots français, viande et chair. Avec ironie sans doute, un Italien peut traiter i piaceri della carne – des plaisirs érotiques ou sexuels, bref des plaisirs de la chair, los placeres de la carne – comme s’il s’agissait de… piaceri della carne, des « plaisirs de la viande », qui sont si essentiels parmi tous les plaisirs de la table de l’homme, animal carnivore s’il en est. « Homo francus », quant à lui, doit être tellement carnivore qu’il a jeté tôt son dévolu sur le mot viande pour désigner une certaine chair, la partie molle et comestible de certains animaux. Or, le mot viande vient à l’origine de vivanda (plus tard, vivenda), « ce qui est nécessaire pour vivre ». Bref, qui dit viande dit vie et place celle-ci sous l’égide de la chair, une certaine chair, « la chair des mammifères et des oiseaux, et plus particulièrement des animaux de boucherie, obtenue par la chasse, puis par l’élevage, que l’homme emploie pour sa nourriture » (Le Petit Robert).
La viande, qui suppose donc la chair, est une chair partielle, une chair parcellisée. Pour pouvoir vivre, dira-t-on, il faut que la vie abandonne une partie d’elle-même, c’est-à-dire cette chair où elle s’incarne, et l’homme doit, en conséquence, déserter son propre être comestible, ne pas en faire une marchandise d’échange. Cette désertion de lui-même comme être comestible le porte à faire la guerre de la chair contre les autres animalia. S’enlevant à lui-même une valeur d’échange symbolique décisive, l’homme transfère son animalité propre dans un autrui « animal », et définit ainsi a contrario l’animal et la chair qu’il est et qu’il renie, en transférant sur les autres animalia sa propre essence contrariée. On a affaire là à une mise en abîme dans autrui.
La chair, pour les philosophes, n’a jamais été qu’une idéalité ou un concept. Elle est irrécupérable dans sa matérialité. « La parenté de l’homme avec l’animal est insondable, et davantage disparate que son rapport à Dieu », écrit Heidegger. Le scandale de l’anthropophagie aussi bien que de son pendant, l’Incarnation – la plus « étrangeante » pensée qui soit – est de vouloir rouvrir une question à jamais close (le signifiant de l’animal en l’homme), car enfouie dans sa propre mise en abîme.
Reste que la confusion entre chair et sexe attestée dans les deux langues latines peut inviter un joyeux lecteur – peu importe qu’il soit francophone de naissance ou pas – à se laisser transporter ailleurs. Où, ailleurs ? Eh bien, dans une débauche, dans un festin de l’imagination, où ce lecteur finira par avouer et trahir un fantasme à cheval sur les deux sens du mot carne : celui, dans l’amour, de manger la chair de l’autre à même son sexe, en pratiquant, par exemple, un cunnilingus ! Son fantasme vient de prendre forme. Il agiterait de plus belle ce lecteur joyeux, s’il lisait la description de Francis Ponge d’un morceau de viande :
« Chaque morceau de viande est une sorte d’usine, moulins et pressoirs à sang. Tubulures, hauts-fourneaux, cuves y voisinent avec les marteaux-pilons, les coussins de graisse. La vapeur y jaillit, bouillante. Des feux sombres ou clairs rougeoient. Des ruisseaux à ciel ouvert charrient des scories… » (Francis Ponge, La Viande).
Et ce lecteur joyeux de se donner à cœur joie à ses ébats… fantasmatiques. Peut-être se prend-il, dans son fantasme, pour un ouvrier aux prises réellement avec son objet de désir à lui – en l’occurrence, une merveilleuse entrecôte ou un bifteck au bel os – mais il peut compter pour cela sur son imagination sans bornes. Reste que, s’aidant de la fourchette et surtout du couteau – il n’aperçoit pas dans ces instruments, qu’il brandit avec grâce et aisance, des armes redoutables mais de simples « organes » (comparables à la machinerie d’usine du poète) –, il atteint vite, tous nerfs dispersés ou tout os mis de côté, à la pulpe merveilleuse (comparable à un gros fruit de mer) de la chair du morceau de viande… Et déjà il en tire un bonheur excessif – à peine offusqué par le contenu menaçant des trois derniers mots de la phrase de Ponge : « … des scories avec le fiel ».
Recommençons cette phrase : « Des feux sombres ou clairs rougeoient. Des ruisseaux à ciel ouvert charrient des scories avec le fiel. Et tout cela refroidit lentement à la nuit, à la mort. Aussitôt, sinon la rouille, du moins d’autres réactions chimiques se produisent, qui dégagent des odeurs pestilentiellesI. »
Que non ! Tout à son fantasme de cunnilingus, notre lecteur ne s’imagine, ne ressent, ne goûte aucun fiel, ni aucune odeur pestilentielle – ce n’est pas sur une charogne qu’il s’est penché en imagination… Ce qu’ils sont mauvais joueurs, ces poètes ! se plaindra notre lecteur fantomatique, et quels sexophobes ils font !
Le fantasme du cunnilingus a le mérite d’attester un fait : qu’il n’y a pas de plaisirs de la chair et de la viande qui se laissent distinguer comme s’ils étaient, chacun des deux, de purs plaisirs en soi. Car s’il en était ainsi, comment les plaisirs de la viande et ceux de la chair se départageraient-ils dans ce fantasme-là ? En d’autres termes, en quoi consiste l’unité fantasmatique du plaisir, puisque, précisément, à l’heure où le fantasme se déclenche, on se refuse toujours à séparer le fantôme des choses et la réalité du plaisir ?
Ce qui fait que le plaisir fantasmatique est un, c’est son caractère d’événement. Rien n’est moins une chose que ce plaisir-événement.
Manger de la viande exhibe l’expérience du plaisir qu’elle procure, comme un tout. C’est le goût qui prouve qu’il en est bien ainsi : celui qui s’apprête à ingurgiter un morceau de viande, goûte celui-ci comme s’il était en train de savourer – et d’ingurgiter ! – pas seulement la viande en général mais toute la viande, un morceau étant capable de représenter le tout. Celui qui mange de la viande fait l’expérience du Tout : de la chair. D’où son bonheur. D’où la gratitude du mangeur de viande. En particulier, la fin d’un repas de viande est le début d’une espérance. Que cela – cette épreuve du Tout – recommence vite !
Le plaisir érotique, quant à lui, connaît un sommet ;
celui que procure la viande connaît une fin, mais une fin qui peut marquer à chaque fois un nouveau commencement, plein d’espoir. Au contraire, le plaisir érotique connaît un acmé, lequel est en même temps sa fin, et une fin sans lendemain. Une épreuve charnelle comme le cunnilingus est la gloire, pour ainsi dire, du corps humain, éprouvé par l’amant(e) comme un corps morcelé – fait pour être phagocyté, cannibalisé pièce par pièce, morceau par morceau.
« Vitrea fracta et somniorum interpretamenta. » Rien que des vitres de verres cassés et des interprétations de rêves, lit-on dans le fameux Satyricon de Pétrone. L’homme a toujours déjà mangé l’homme, et c’est pourquoi le tabou de l’anthropophagie est une affaire sérieuse. Ce tabou atteste du caractère prépostère, c’est-à-dire quand l’avant vient après l’après, de l’acte de phagocyter un corps, acte toujours partiel et jamais terminé, car la chair de ce corps, nous l’avons vu, est toujours partielle, parcellisée, n’est jamais un Tout. Il n’y a pas chez l’homme un tout à faire disparaître. En ce sens, l’atteinte au corps humain est une absurdité. Il n’est pas une totalité que l’on puisse faire disparaître. C’est ce dont, paradoxalement, témoigne l’Incarnation. Elle est la preuve par l’absurde que l’homme ne peut être, à même son corps, un tout. l’Incarnation est la preuve de sa propre impossibilité, mais elle doit être agie (le Christ sur la croix) afin que l’illusion que l’homme puisse être Dieu se dissipe. C’est l’humanité de l’homme, alors même que cette humanité est flétrie (et alors même que dans cette flétrissure, il en va apparemment de la possibilité que le corps du Christ soit autre qu’un corps humain périssable), qui est le vrai sujet du cri que Jésus adresse à son Père. L’incarnation de l’homme comme divin ne peut jamais réussir. Si l’incarnation ne peut jamais réussir, l’homme, du coup, se voit confirmé comme chair partielle, parcellisée. Ce qui fait que la flétrissure physique d’un homme, infligée par d’autres hommes, n’arrive jamais à déparcelliser son corps, à en faire un Tout, le mettrait-on à mort. Tout en mettant l’homme à mort, la flétrissure impossible de son corps comme un Tout lui rend, a contrario, une sorte d’immortalité. L’homme, pourrait-on dire, est un individu en « surenchair ».
Revenons, pour terminer, à notre joyeux lecteur. Le plaisir fantasmatique du cunnilingus comme expérience de la partialité de la chair dépasse le morcellement de celle-ci, en s’intégrant dans la viande – pour peu qu’il reporte la satisfaction de son fantasme dans la dégustation d’un steak, d’une entrecôte saignante – comme dans une totalité pleine et entière.
1. La conclusion de cette description de la viande par Francis Ponge n’est pas sans rappeler le poème de Baudelaire La Charogne : Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme, / Ce beau matin d’été si doux : / Au détour d’un sentier une charogne infâme / Sur un lit semé de cailloux, / Les jambes en l’air, comme une femme lubrique, / Brûlante et suant les poisons, / Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique / Son ventre plein d’exhalaisons. // Le soleil rayonnait sur cette pourriture, / Comme afin de la cuire à point, / Et de rendre au centuple à la grande Nature / Tout ce qu’ensemble elle avait joint ; / Et le ciel regardait la carcasse superbe / Comme une fleur s’épanouir. / La puanteur était si forte, que sur l’herbe / Vous crûtes vous évanouir. // Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride, / D’où sortaient de noirs bataillons / De larves, qui coulaient comme un épais liquide / Le long de ces vivants haillons. // Tout cela descendait, montait comme une vague / Ou s’élançait en pétillant ; / On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague, / Vivait en se multipliant. // Et ce monde rendait une étrange musique, / Comme l’eau courante et le vent, / Ou le grain qu’un vanneur d’un mouvement rythmique / Agite et tourne dans son van. // Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve, / Une ébauche lente à venir / Sur la toile oubliée, et que l’artiste achève / Seulement par le souvenir. // Derrière les rochers une chienne inquiète / Nous regardait d’un œil fâché, / Epiant le moment de reprendre au squelette / Le morceau qu’elle avait lâché. //— Et pourtant vous serez semblable à cette ordure, / À cette horrible infection, / Etoile de mes yeux, soleil de ma nature, / Vous, mon ange et ma passion ! // Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces, / Apres les derniers sacrements, / Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses, / Moisir parmi les ossements. // Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine / Qui vous mangera de baisers, / Que j’ai gardé la forme et l’essence divine / De mes amours décomposés !