L’année 2002 commença en France par un coup d’une violence extrême contre une religion : le catholicisme. Majoritaire, il se trouva pourtant obligé de ne pas riposter. Et même d’adopter une position de refus de se défendre. L’agression consistait à imposer dans les rues, à la télévision, dans les pages des journaux, pour plusieurs semaines, une image forgée par le publicitaire Olivero Toscani pour le film de Costa-Gavras Amen. A une croix chrétienne il avait ajouté des segments à angles droits. Elle se changeait ainsi en croix gammée, comme par une croissance naturelle depuis l’intérieur, toujours en puissance dans les croix normales, non gammées, forcément déjà présente sous leur apparence anodine ; et par là le nazisme n’était plus qu’un phénomène second, une excroissance, à la façon d’un parasite sur son support ; il n’existait que par la croix qui l’avait précédé, qui lui avait donné naissance ; établissant après son apparition un rapport de “parasitisme réciproque”, forcément irréversible. Tel était le message, en une seule image, un simple signe. Brut, brutal, immédiat. D’un seul regard, partout, on voyait le nazisme et la croix consubstantiels. Proclamant au chrétien : « Par ce signe tu seras vaincu. »

Non, pas à tous les chrétiens : aux catholiques. Car à côté du signe monstrueux — cette monstration qui se prétendait démonstration —, l’affichiste avait placé un prêtre en soutane : pour que la croix traitée de criminelle par définition, criminelle contre l’humanité, fût bien désignée et repérée comme catholique, pas protestante. Soit l’inversion complète de la vérité et des réalités historiques : c’est le protestantisme, et non le catholicisme, en Allemagne, qui a été le complice du nazisme.

Ceux qui ont ri et applaudi devant un tel plaisir de multiplier en toute impunité la croix gammée en l’associant au mot Amen et à une soutane, l’ont fait le plus souvent par méconnaissance d’un point d’histoire tout à fait exploré, balisé, étayé : la disparité, devant le nazisme, entre les deux confessions chrétiennes d’Europe de l’Ouest, catholicisme et protestantisme. Ce déni de la vérité historique élémentaire, cette dénégation qui fait partie du négationnisme lorsqu’il s’agit de cette période, fut poussé jusqu’à l’approbation bruyante de l’affiche et du film — intéressant symptôme, et non saint homme — par un des principaux porte-parole du protestantisme français, qui perdit là une bonne occasion de garder soit un silence de prudence devant une question dont manifestement il ignorait les éléments les plus élémentaires, soit une retenue de charité chrétienne, ou une réserve de politesse, de modestie ; il se jeta dans le cri du coq d’une arrogance de boutiquier devant l’humiliation de la concurrence : « N’achetez pas chez les catholiques ».

Il n’y avait pas de différence de nature entre ce signe sur tous les murs, à chaque coin de rue, dans les magazines, et le geste des tagueurs pervers qui profanent des cimetières en barbouillant des tombes de croix gammées — sinon par une omniprésence industrielle, un marketing de niveau mondial : donc c’était pire. Cette campagne publicitaire, cette machinerie de fric et de mensonge, ont imposé une marque au fer rouge à tous les catholiques sur la planète. Le traumatisme de longue durée qu’ils ont subi n’est toujours pas traité.

On n’a pas su voir et dire, en particulier, ceci : par le titre du film, Amen, accolé à un tel signe, c’était l’honneur de toutes les religions monothéistes qui se trouvait agressé, puisque si elles gardent un lien entre elles répété à chaque seconde sur la planète depuis des milliers d’années, c’est bien dans ce minuscule et résistant mot en commun, cet « Amen » venu à elles de l’hébreu dans toutes leurs langues.

Les seuls à porter la contradiction de façon claire, distincte et efficace à l’affiche et à son signe ont été vingt-deux Juifs et Juives de France, signataires d’un appel publié aussitôt, le 21 février 2002, par l’hebdomadaire La Vie. C’était le judaïsme lui-même qui se portait au secours de l’honneur des catholiques. C’étaient des intellectuels, des responsables religieux et d’associations : voici chacun de leurs noms, parmi lesquels se détache pour nous celui de Claude Lanzmann. Leur texte est précis, avec sobriété : « Nous comprenons la très forte émotion ressentie dans le monde catholique devant l’affiche d’Olivero Toscani. Nous considérons comme malsain cet amalgame de l’emblème nazi avec le symbole d’une religion. » Offrir un refuge à la dignité de l’autre, empêché de s’indigner : un beau trait de la vertu biblique d’hospitalité, synonyme d’humanité. La vraie noblesse. Ce texte avait été rédigé à l’initiative de Me Henri Hajdenberg, ancien président du CRIF (Conseil représentatif des institutions juives de France), membre du Congrès juif européen ; de René-Samuel Sirat, ancien Grand Rabbin de France, et de Me Alain Jakubowicz, président du CRIF de Rhône-Alpes. Ses signataires en étaient : Robert Badinter, ancien ministre de la Justice et garde des Sceaux, ancien président du Conseil constitutionnel ; Gilles Bernheim, grand rabbin de la synagogue de la rue de la Victoire à Paris [en 2009, grand rabbin de France] ; Rony Braumann, fondateur de Médecins sans frontières ; Madeleine Cohen, vice-présidente de l’Amitié judéo-chrétienne ; Moïse Cohen, président du Consistoire de Paris ; Roger Cukierman, président du CRIF ; Philippe Haddad, rabbin de Nîmes ; Jean Illel, écrivain ; Gérard Israël, historien des religions ; Colette Kessler, vice-présidente de l’Amitié judéo-chrétienne ; Théo Klein, ancien président du CRIF ; Rivon Krygier, rabbin de la synagogue Adath Shalom (Paris) ; Claude Lanzmann, auteur du film Shoah ; David Messas, Grand Rabbin de Paris ; Émile Moatti, délégué général de la Fraternité d’Abraham ; Richard Pasquier, président du Comité français pour Yad Vashem [en 2009, président du Crif] ; Abraham Segal, cinéaste ; Ady Steg, président de l’Alliance israélite universelle ; Emmanuel Weintraub, président de la section française du Congrès juif mondial.

Impossible d’accepter de se nommer et d’être appelé catholique si cela signifie « complice de la Shoah ». Si la croix est un loup-garou, prompte à se changer à tout moment en croix gammée, pour l’avoir déjà fait. L’Église catholique en tant que telle ne pouvait pas se défendre devant les tribunaux contre cet assassinat de son image, comme l’aurait fait une autre institution, ou un particulier. Elle était placée dans une incapacité de fait, une obligation de ne pas porter plainte, pour ne pas s’aventurer dans un double piège : passer pour répressive de la liberté d’expression, et faire exploser l’audience de ses diffamateurs en les érigeant en adversaires. Ce n’était pas à elle de se battre de façon ouverte. Mais du coup elle parut subir, plier, accuser le coup. Et même entériner, admettre la calomnie : « Qui ne dit mot consent. » D’où l’importance du geste des vingt-deux, courageux, lumineux. Face à une diffamation qui manipulait la mémoire de la Shoah, prétendant la réduire au niveau d’un instrument pour une opération de marketing, la légitimité de leur parole de Juifs pesait assez : vingt-deux suffisaient à sauver l’honneur d’un milliard deux cents millions (de catholiques sur la planète), auxquels s’ajoutent tous les morts qui ont le droit que sur leurs sépultures la croix ne soit pas supposée gammée, gammable à merci.

Il est vrai, cependant, que l’on a vu une croix chrétienne se compromettre avec le nazisme, se changeant en croix gammée comme le Dr Jekyll en Mr Hyde. Oui, en effet. Mais ce ne fut pas celle des catholiques : si l’affiche du film avait dû respecter la vérité historique, ce n’est pas un prêtre qu’elle aurait fait figurer à côté de son signe, mais un pasteur protestant. Un de ceux qui ont pratiqué ce type de fusion, de confusion.

 

L’aveu  du “pape” Ingmar Bergman

À l’automne 1999, dans un entretien avec une jeune journaliste suédoise, Maria-Pia Boëthius, le cinéaste Ingmar Bergman reconnaît une longue passion, dans sa jeunesse, pour le nazisme. Par « idéalisme » (sic). Et il n’évoque pas ces années comme noires, honteuses et regrettables ; mais comme dorées, ensoleillées. Émotion en Suède. Ailleurs, petit remous. On imagine ce que l’on aurait entendu si Bergman avait été catholique : quel vacarme ! Là, bouches cousues. C’est qu’il s’agit du “pape” du protestantisme dans la culture. Et le protestantisme est par définition politically correct. Alors  que le catholicisme est par définition politically incorrect.

Dans le film Amen de Costa-Gavras, le père très protestant et très nazi du « héros » ambivalent Kurt Gerstein dit à son fils : « Un idéaliste comme toi devrait entrer dans la SS » (aussitôt le fils obtem…père). Si Costa-Gavras, pour son film de 2002, avait tenu compte de cet écho tout à fait significatif avec l’“aveu” de Bergman en 1999 — l’invocation typiquement nazie de “l’idéalisme” — il n’aurait pas fait replonger le public dans des stéréotypes installés et menteurs : le protestantisme allemand serait passé à travers les gouttes du nazisme et le pape aurait perpétré le nazisme tout seul avec ses petits bras depuis ses jardins de Rome. C’est en revenant sur ce qui aurait dû être une “affaire Bergman” que je peux le mieux faire comprendre l’imposture d’Amen et la vacuité nocive de la fausse affaire Pie XII.

Le thème de l’idéalisme est dans le lexique nazi, cette “langue du IIIème Empire” comme l’a surnommée Victor Klemperer, la “L.T.I.”, « lingua tertii imperii”, un mot de code, du langage chiffré, un signe de ralliement : par opposition au matérialisme, forcément “juif”. L’idéalisme est supposé récupérer le christianisme en le modernisant  — autrement dit : en le “libérant” et en le “nettoyant” des catholiques et des Juifs (de « Rome et Juda », autre code : les deux associés). Et cela permet de revendiquer, récupérer, manipuler l’aura philosophique de “l’idéalisme allemand” (Kant, Fichte, Hegel, Schelling, etc). En 1999, autant que tout autre ex-nazi, Bergman connait ces sens et cet usage du mot de code “idéalisme”, lorsqu’il se met à le jeter prestement dans l’interview comme une compensation à son aveu. Il n’ignore évidemment pas qu’en réalité, il s’agit du coup, par ce mot qui n’a l’air de rien pour une oreille sourde à ces résonances historiques et historiennes, de l’inverse d’un aveu : d’une réaffirmation, d’un recyclage. L’habillage de confession n’est là que pour réintroduire l’excuse par “l’idéalisme”, c’est-à-dire par l’enthousiasme (l’exaltation de l’intériorité, la seule foi) comme raison suffisante, index sui : cette posture du luthéranisme reprise par le nazisme, ou plutôt le produisant. C’est en retrouvant en lui le luthérien et le nazi qu’Ingmar Bergman au soir de sa vie et au passage de siècle et de millénaire, fait discrètement l’apologie de cette doctrine radicale de l’irresponsabilité, de l’absolution par avance, de l’innocence dans le crime. Pariant sur une perte de capacité, chez les antinazis, à repérer cette relance.

Le Suédois Bergman, fils d’un pasteur protestant, attribue sa conversion d’abord à son frère aîné, membre du parti nazi suédois, et ensuite et surtout à ses vacances d’été en Allemagne chez un pasteur protestant, nazi comme la plupart de ses collègues : les pasteurs protestants allemands, sauf une infime minorité (qui mit d’ailleurs un certain temps avant de se penser comme sinon résistante, en tout cas … protestante) se  comportaient comme des espèces de fonctionnaires du régime totalitaire, des relais et rouages du nazisme ordinaire. Né en 1918, le jeune Ingmar se convertit au nazisme à dix-huit ans, en 1936, lorsque son ami le pasteur l’emmène dans un meeting voir et complimenter le bel Hitler. Il continue à dire sans nuance de vergogne, dans son interview-aveu, à l’orée du 21ème siècle, qu’il trouva le Führer nazi « charismatique », « électrisant ». Les lois racistes contre les Juifs étaient alors en place depuis trois ans. Deux ans après, notre Ingmar avait vingt ans, le 9 novembre 1938, au moment de ce pogrom général sur tout le territoire allemand que les nazis surnommèrent par dérision « Nuit de cristal ». Cela ne le fit pas du tout changer d’avis. Invoquera-t-on l’excuse d’un âge trop tendre ? Sept ans après, c’était 1945, et il n’avait toujours pas bronché. Sept ans de non-réflexion. Toute la Seconde Guerre mondiale : rien. C’est beau, c’est grand, la neutralité suédoise. L’innocence protestante.

En 1945, il avait 27 ans, tout traversé en spectateur, mais sans rien voir. Pro-allemand sans porter l’uniforme allemand. Profitant du confort de cette Suède hors du monde mais profiteuse de guerre, vendeuse d’acier au Reich pour ses munitions, ses chars. Les Suédois fournissaient les obus, mais pas la chair à canon. Le luthéranisme était leur religion d’Etat. Ingmar Bergman est un Suédois et un luthérien de base, juste un peu plus engagé à cause de son frère et de son pasteur. Il a joué sur les deux tableaux : nazi, mais pas téméraire. Pas fou ! Dans le “mouvement”, certes, « die Bewegung » ; mais pas dans l’armée ! La légion des volontaires sur le front russe : pas son genre ! Le nazisme comme dandysme : plaisirs de la fusion de groupe, de l’arrogance raciale, des amitiés viriles et du surhomme, des filles blondes, des hautes herbes, du sport et des forêts, des paillettes de lumière courant dans les ruisseaux. Plus tard, dans ses films, il transcrira le bonheur de ses séjours au grand soleil chargé d’amour de l’« idéalisme » nazi, le vert-de-gris paradis de ses amours infantiles, quand le jeune hooligan de Suède au côté de son pasteur-entraîneur  faisait corps avec le pays des Jeux olympiques de Berlin en 1936, cette Allemagne d’une fête du corps, du sport, de l’hédonisme, assimilée au nazisme. Elle balayait le vieux monde des Juifs, des catholiques, en “rebellion” contre lui, et peu importaient les moyens, même cruels ils étaient d’avance justifiés, forcément innocents : rhétorique luthérienne bien connue. Voilà à quoi prit part pendant dix ans l’idole des ciné-clubs et du protestantisme mondial. Ce qui l’a formée.

Rien d’étonnant qu’à un tel bloc de positivité il ait maintenu, même après l’effondrement du nazisme – c’est lui qui le dit en 1999 – un certain temps de « fidélité » — autre mot-fétiche, avec « idéalisme », du vocabulaire nazi. Il raconte comme il lui fallut du temps, après la guerre, pour admettre les réalités du nazisme ; oui, il y eut encore en Europe, en 1945, quelqu’un qui « ne savait pas » sur les crimes nazis, qui ne voulait surtout pas savoir : le dénommé Bergman Ingmar. Et lorsqu’il lui fallut se rendre à l’évidence, il ne déclara pas une séparation dramatique, expliquée, avec son surmoi nazi, sous forme de crise. La fameuse “confession publique” est ainsi chez beaucoup de protestants à géométrie très variable. Fort élastique. Disons le mot : hypocrite. Bergman commença alors à faire carrière dans le maniérisme psychologisant et la métaphysique de sous-préfecture au niveau mondial. Filon inépuisable pour les précieuses ridicules de ciné-clubs : jusqu’à ce retour de refoulé de l’engagement nazi, en 1999, sur le mode mineur, comme une douceur, qu’il fallut s’empresser d’ignorer — passant à un mode nouveau, à un niveau encore durci  du déni, plus obscène : celui du refoulement à ciel ouvert, comme dans la Lettre volée d’Edgar Poe. Pendant toutes ces années de mise en spectacle sur la scène culturelle mondiale d’une des intériorités les plus étalées, les plus commentées, il y avait eu cette part d’ignominie ? Tapie dans quels tréfonds, quels replis ? Et si toutes ces “autofictions” avaient eu pour première fonction de d’abord cacher cela ? Et le faire passer en contrebande ?

 

Pas un seul film de Bergman sur son nazisme : c’est encore plus fortiche que Heidegger ! Ça vaut le silence devant Paul Celan ! Les véritables silences ne sont pas ceux prétendus du pape Pie XII, mais ceux réels de ces “papes” de la Culture : Heidegger et Bergman. Chez le cinéaste, un cirque de la sincérité poussée à l’exhibitionnisme, et puis en bout de course, en fin de vie, ce peu de mots qui pourraient, qui devraient tout renverser. Qui l’auraient fait s’ils avaient été prononcés en début de carrière. Alors que c’est l’inverse qui se produit : au lieu de disqualifier Bergman par son nazisme, ils requalifient le nazisme par son Bergman. Tout est là : chapeau l’artiste pour le timing. Cet aveu susurré à une jeune femme, sur le bon temps, l’usure de l’âge… C’est tellement bergmanien… Le nazisme en doux oiseau de jeunesse, “sweet bird of youth”… Ce minimal minimise. Le nazisme avoué deviendrait avouable. Accepté. Acceptable. Excusé, excusable. Déjà se profile l’étape suivante — le promouvoir, le vanter —, avec l’usage du mot « idéalisme ». Dans le doucereux, du sulfureux. Bergman joue aux échecs avec les morts.

Dix ans à fôlatrer dans le pire, et il se montre heureux de s’en souvenir, de ce bonheur… Dix ans ! Il ne s’agit pas de l’épisode superficiel de la vie d’un quidam. Mais de la construction dans et par le nazisme de la sensibilité d’un des plus grands influenceurs de la culture mondiale à partir de la deuxième moitié du vingtième siècle. Comment ne pas reconsidérer toutes ses œuvres sous l’éclarage de cet aveu, et de cette période d’adolescence et de jeunesse, irradiante, forcément décisive ? Y compris le tralala de mélancolie, et les sempiternels problèmes de couples, tout ce que j’ai appelé « le Nord mâle pathologique » ? Une certaine complaisance à l’infernal intime avait-elle quelque chose d’une transcription et d’une projection maquillées de cette complicité coupable, qui fait enfin surface en 1999 comme un sous-marin avec cette apparente confession qui est une réelle provocation ? Les spectateurs et les spectatrices des films d’Ingmar Bergman peuvent-ils continuer à leur accorder le même accueil ? Une confiance sans mélange ? S’identifier ?

Comment accorder sa propre logique intellectuelle et morale, au 21ème siècle, si l’on refuse d’amnésier et d’amnistier le nazisme,  aux productions d’une telle organisation psychique et politique ? Peut-on modeler ses propres désirs, leur compréhension, leur orientation, sur les voies d’une « machine désirante » qui a tant joui du nazisme ? Adhérer à un adhérent de Hitler ? Qui reconnaît l’être resté si longtemps, et en toute liberté, sans obligation (il n’était pas Allemand), puis sans sanction (même pas celle de la honte publique) ? Qui n’a pas pratiqué un minimum d’autocritique ? Le voici qui recycle en fin de carrière, au moment du passage à un nouveau siècle, le thème nazi de « l’idéalisme », pour expliquer, c’est-à-dire excuser, sa complicité avec les tueurs, en toute connaissance d’Auschwitz. Tout juste s’il ne faudrait pas le… plaindre. La foi dans le nazisme, sur tant d’années : un « détail » ? Les massacres : une bagatelle ? Le trafic des indulgences avec le nazisme, choquant et contre-productif chez Le Pen (remobilisateur contre lui-même), hideux et pathologique chez Céline, retrouverait du prestige avec Bergman : réintégré dans la vie culturelle comme influence formatrice majeure d’une telle réussite. Du coup enviable et souhaitable. Aimable.

Ingmar Bergman joue le rôle d’un double “pape” : de la mentalité culturelle protestante, de la cinéphilie comme religion de substitution. Cette double tiare mondiale lui a valu plusieurs générations d’encenseurs et de génuflecteurs. Des savants austères, des amoureux fervents, qui ne vacillèrent pas après l’interview de 1999. Aucune remise en cause. Anesthésie et aboulie. Dans la corporation des critiques de cinéma, un réflexe de censure devant la perspective de devoir renoncer à leur fascination. Ne pas voir, ne pas entendre, ne pas parler : la posture des trois singes indiens. Ne surtout pas renverser l’idole. Lui garder son statut de statue : même tellement compromise avec celles que sculptait Arno Breker et chantait Jean Cocteau en pleine Shoah. Une foule dodelinante de laudateurs continue de se presser derrière le joueur de flûte. Pour eux Bergman ne « peut pas » avoir été nazi : donc il ne l’a pas été.

 

Non pas Pie XII, mais Luther

Le véritable “pape” du nazisme n’est pas Pie XII, mais Luther. Léon Poliakov, historien français de l’antisémitisme, a toujours été catégorique pour évaluer et condamner la virulence antijuive de Luther, la jauger et la juger — ainsi dans le Mythe aryen : « le Réformateur s’acharne contre les Juifs dans cette langue musclée et puissante dont il avait le secret, avec un débordement torrentiel… que personne d’autre n’a égalé jusqu’à ce jour. » Cette phrase a été publiée en 1971 : ainsi donc, à cette date, pour ce très bon professeur qui n’écrivait pas à la légère, et qui fut un des tout premiers en France à réfléchir et à enseigner sur la situation de la Shoah dans l’histoire de longue durée, même les nazis n’avaient pas « égalé » Luther, du point de vue de la langue et de ses capacités pour ainsi dire “physiques” : « musclée et puissante, avec un débordement torrentiel ». Les nazis ont mis au point et employé un autre « secret », les moyens techniques modernes, industriels, du génocide ; mais eux-mêmes savaient que la langue de Luther « contre les Juifs » n’était pas « égalée » par eux, et ils y eurent recours, ils lui rendaient… hommage. Dans l’Histoire de l’antisémitisme de Léon Poliakov, cette condamnation définitive de Luther est centrale. Elle continue de détonner en France, où les hommes des Lumières puis les intellectuels, pour les besoins de leur longue guerre civile contre le catholicisme, ont adopté un système du préjugé favorable à l’égard du protestantisme, traité comme une espèce de… laïcité ! Ce qui eût beaucoup étonné, surpris et choqué Luther, qui avait tout de Ben Laden et rien d’Emile Combes : un intégriste ultra-réactionnaire, un fondamentaliste fulminant. Léon Poliakov sait de quoi il parle, il a raison : si “le Réformateur” a été le re-formateur de quelque chose, c’est bien du permis de persécuter et de tuer les Juifs ; de l’incitation la plus véhémente à les persécuter, à les piller, à les mettre à mort. Il a mis l’antisémitisme en formules : lorsqu’un Premier ministre d’Israël, Menahem Begin, prononce le 19 juin 1981 un discours officiel sur les origines du crime antisémite allemand, il le fait à partir de citations anti-juives de Luther. Qui va jusqu’à faire de l’antisémitisme un critère et une condition de la foi chrétienne : « Que les Juifs transmettent leur foi à leurs enfants est une insulte à la personne du Christ ». Cette phrase signée Martin Luther mérite d’être mieux connue. Elle figure dans un texte contre la papauté comme institution : sa tolérance envers les Juifs serait une des pires preuves de la trahison fondamentale de Rome — cette doctrine catholique formelle, réitérée, théologique, d’une protection des Juifs comme « parents de Jésus » et « témoins de sa Passion ».

Hitler est le “vicaire” de Luther. La pièce de théâtre le Vicaire de Rolf Hochhuth, en 1963, était une machine de guerre contre le concile Vatican II. Elle représentait non pas la vérité historique, mais cette plate-forme commune entre le stalinisme et le protestantisme qui constituait  l’“Allemagne de l’est”, la RDA. C’est cette pièce de Hochhuth qui a été recopiée sans réfléchir et sans se renseigner, sans travailler, par le film Amen de Costa-Gavras.

L’Allemagne dans laquelle s’est installé et a grossi le cancer nazi n’était pas sous la coupe du catholicisme et du Vatican. Au contraire. Elle était aux deux tiers protestante. Le catholicisme y subissait une propagande négative incessante dans un consensus général d’anti-papisme de la culture luthérienne, auquel les nazis ne cessaient de se référer, qu’ils exploitaient à fond. Dans la République de Weimar, l’extrémisme anti-républicain et militariste recherchait la dictature à l’intérieur pour la guerre à l’extérieur ; il était protestant en quasi exclusivité. De direction, de recrutement, d’inspiration.

La République n’a pu être maintenue entre 1919 et 1933 que par l’accord des catholiques avec les sociaux-démocrates, qui comprenaient de nombreux Juifs laïques. En face d’eux, la haine acharnée de l’Allemagne anti-démocratique et anti-libérale, nationaliste, nostalgique de l’Empire et du militarisme, qui est protestante : sa masse, sa hiérarchie. Jusqu’à une vague d’assassinats politiques. Le nazisme ne tombe pas de la lune, encore moins de Rome. La mutation cancéreuse qu’est le nazisme, puis son échappée, ses métastases, son invasion du pays puis de l’Europe est d’abord une mutation des cellules protestantes : la montée en puissance du nazisme à partir de 1919 est incompréhensible et impensable sans sa collusion avec le protestantisme allemand majoritaire. L’étonnant est que la république allemande des catholiques, des socialistes et des Juifs ait tenu si longtemps, alors que les puissances qui avaient imposé le traité de Versailles ne faisaient pas le maximum pour soutenir la contre-culture démocratique et républicaine en Allemagne — mortelle frivolité. Hitler qui devait tout, contre la République, aux réflexes nationalistes protestants, associés au nihilisme des communistes, n’avait pas en face de lui un courant culturel d’une puissance équivalente.

Le nazisme est d’abord une OPA lancée sur le “moral” — ce concept central et moteur de Clausewitz — des masses protestantes angoissées. Très conservatrices, traditionalistes, elles subissent deux chocs, celui de la modernisation, accompagnée d’une déchristianisation, et celui de la défaite de 1918, perçue comme une “injustice” : Dieu n’a pas pu vouloir cela ; c’est une épreuve pour tester la foi de son peuple élu, que sont depuis Luther les Allemands ; l’abaissement de la nation ne peut être qu’un signe de la Providence pour ouvrir dans l’actualité un temps d’apocalypse, où va venir une sorte de messie qui dirigera la contre-attaque et le triomphe. La conjugaison du choc de la modernité et du choc de la défaite “hystérise” les masses luthériennes contre les responsables apparents de ces deux chocs :  ces fauteurs de modernité en Allemagne qui s’entendent en même temps avec les vainqueurs de 1918 — tous ceux qui ont des liens trans-nationaux : les Républicains, les démocrates, qui “américanisent” l’Allemagne, les socialistes, les Juifs, les catholiques. La masse protestante allemande, au contraire, se vit comme enfermée dans ses frontières, et encerclée. Elle est d’autant plus prête et prompte à faire bloc « pour en finir avec tous ces gens-là », ces Allemands traîtres qui travaillent avec et pour l’étranger. Sa volonté vengeresse et punitive de réarmement appelle la discipline. Et pour cela le nazisme apparaît le plus proche de la rudesse populaire du « frère Martin » : Luther — dont on parle si peu en France lorsqu’il s’agit du nazisme, alors qu’on consacre tant d’attention à un autre Martin, qui n’avait aucune influence sur l’électorat et les masses mobilisables : Heidegger.  A l’époque de Luther, lorsqu’une révolution paysanne utilisa le message évangélique de liberté et d’égalité et de fraternité, Luther se rallia bruyamment et brutalement à la caste nobiliaire et militaire en lui lançant des autorisations à massacrer sans gêne au nom de la foi : ses « chers seigneurs » plairaient à Dieu en se faisant saigneurs. A l’époque de Hitler, c’est la « la race des seigneurs » qui dans le discours protestant conservateur de masse en train de muter en cancer nazi se voit déculpabilisée d’avance selon les mêmes arguments, la même logique, pour les grandes saignées auxquelles elle est appelée en Allemagne et en Europe.

On dispose en France depuis  1976 d’un ouvrage historique de premier plan sur cette mutation mortifère dans le terreau de la mentalité protestante allemande de masse : Protestantisme et nationalisme en Allemagne de 1900 à 1945, de la germaniste Rita Thalmann.  Elle y utilise un argument impressionnant, irréfutable au premier coup d’œil : les cartes électorales, traitées par ordinateur, des progressions successives des nazis commune par commune, Land par Land, région par région. La différence de vote selon les deux confessions chrétiennes est évidente, et elle persiste sur la durée entre 1919 et la fin des élections après l’incendie du Reichstag : une montée régulière du ralliement au nazisme de la masse sociologique protestante. Il suffira à Hitler, pour cueillir le pouvoir, d’une chiquenaude, par la bascule d’une fraction de politiciens catholiques : ce que l’on résume dans le nom de von Papen, vice-chancelier, qui se crut assez fort pour contrôler le chancelier nazi, voire même bientôt le remplacer. C’était une « dernière carte », mal calculée, elle eut le tort d’échouer ; mais il ne s’agissait que d’une tactique de dernière minute, qui ne change rien à l’enseignement de fond des cartes électorales : le lien entre le vote protestant et le nazisme. Cela aurait dû être reconnu au lendemain de 1945 comme une honte essentielle ; il n’en fut rien : on désigna les quelques catholiques. Mais Von Papen n’est pas le pape. Et il n’aura été que la cerise sur un gâteau qui s’était longuement formé par le pétrissage nazi de la sociologie électorale protestante, de sa mentalité, de son idéologie. Le traitement informatique des cartes est formel : on constate que l’électorat catholique persista à ne pas voter nazi jusque dans l’ultime confrontation électorale où un vote secret était encore possible, et malgré le système de terreur déjà en place. Au contraire, c’est dès le début des années 1920 que le Land le plus protestant d’Allemagne, le Schleswig-Holstein, s’était rallié massivement au parti de Hitler. Ne pas confondre la cerise et le gâteau.

Le protestant nazi proteste, en effet : contre les Juifs. Et contre leurs « complices », comme il les appelle : les catholiques. Dans la langue de bois nazie, on ne dit jamais « le pape », mais « le pape des Juifs » : « der Judenpapst ». Les jeunes nazifiés protestants ne risquaient pas d’oublier cette cible proposée à leur détestation, puisqu’ils en entendaient parler aussi bien à l’école qu’à la maison ; leurs maîtres à l’école, leurs moniteurs dans les organisations du parti, répétaient contre le pape de Rome les mêmes slogans que leurs parents protestants à la maison et leurs pasteurs au temple. La figure du pape aura été le plus grand dénominateur commun entre le nazisme et le protestantisme — avec celle « du » Juif. Si des produits de dégradation d’une religion ont participé à la formation, à la virulence, à la substance même du nazisme, ce sont bien ceux du protestantisme luthérien. Alors qu’il n’y a pas assez de mots pour décrire l’affection des nazis envers Luther : un enthousiasme sans bornes et sans réserves, un attachement et une tendresse émus, sans cesse manifestés. Ils n’avaient pas le moindre grain de contradiction avec le fondateur du protestantisme et du nationalisme allemands. Ils parlent de lui sur le ton d’une admiration enamourée, éperdue, bégayante, d’une adhésion totale. Leur premier soin dès leur arrivée au pouvoir, en 1933, fut de faire frapper des pièces de cinq marks à son effigie. Dans le film nazi Le Juif Süss de Veit Harlan sous la direction de Goebbels, Luther est cité plusieurs fois comme la bonne référence d’un antisémitisme d’avant-garde dont les nazis se réclament : un précurseur. Le scénario de ce film est un soulèvement des braves luthériens du Wurtemberg, au XVIIIème siècle, contre l’infâme complot des aristocrates et des politiciens catholiques et francophiles qui trahissent le bon peuple et le ruinent en s’alliant avec les Juifs.

Le protestantisme nazi intégré au régime institua son noyau dur sous la forme d’un corps de pasteurs arrivistes militants qui prit le nom très officiel d’“Église des Chrétiens allemands, c’est-à-dire des chrétiens de race aryenne” (Kirche der deutschen Christen, das heisst der Christen arischer Rasse). Après les élections du 14 septembre 1930, les autres dirigeants religieux protestants, ceux qui sauvaient encore les apparences, se résignèrent, constatant que leurs ouailles leur échappaient au profit de Hitler ; ils jettèrent l’éponge. Ils admettaient que dans le régime nazi ils ne pouvaient être que des relais et des adjoints, tout à fait secondaires, pas du tout indépendants. Ils ne disposaient pas d’une appui à l’extérieur de l’Allemagne, d’un réseau international. C’est toute la différence avec les structures catholiques qui au contraire, sur les douze ans de pouvoir hitlérien, ne cesseront de préserver leur autonomie. Les temples protestants n’étaient plus que des annexes du conditionnement, les cultes des rassemblements parmi d’autres de la “communauté du peuple” pour la contrôler et l’amalgamer.

Le 30 septembre 1930, soit deux ans et demi avant la prise du pouvoir par Hitler, les pasteurs de l’Ordinariat de Mayence déclarent déjà avoir compris, et saluer avec gratitude, que « les Führer(s) du parti national-socialiste veulent un Dieu allemand, un christianisme allemand, et une Église allemande ». En parallèle, les députés nazis invoquent Martin Luther dans leurs discours au Reichstag, l’Assemblée nationale, comme s’ils étaient en train de prêcher dans un temple protestant. Eux qui ne cessent d’attaquer « Rome complice de Juda » et d’injurier la personne du pape. Ce différentiel de traitement est la ligne du parti nazi. Elle est résumée le 3 avril 1933 par Wilhelm Kube, porte-parole des députés d’Hitler au parlement de Prusse, en présence des ministres du Reich Göring et Frick et d’une vaste brochette d’éminences nazies et protestantes mêlées, dans le discours d’ouverture pour le premier congrès des Chrétiens allemands : « Mes amis, vous pouvez désormais considérer les deux cent onze combattants du groupe national-socialiste au parlement de Prusse comme vos protecteurs et votre avant-garde pour porter en avant la révolution allemande dans la ligne de Martin Luther, au vingtième siècle comme en son temps. »

Soixante-dix ans avant Costa-Gavras et son affiche au signe de Toscani, les pasteurs protestants défilent dans les rues en mélangeant les drapeaux à croix chrétienne et ceux à croix gammée. Ce que n’ont jamais fait les prêtres et les catholiques. Le 25 avril 1933, Hitler désigne le leader des “Chrétiens allemands”, Ludwig Müller, comme Führer du protestantisme nazifié, lui conférant un de ces titres nazis créés exprès qui puent la boue sanglante : « évêque du Reich ». D’une telle nomination il n’y a pas d’équivalent, évidemment, du côté catholique. À Hanovre, le 18 octobre 1934, ce Müller-là claironne : « Notre objectif est une seule Église comme il y a un seul État et un seul peuple. Nous voulons une Église allemande libre de Rome, libre des Juifs. » Müller ne dit pas « mes bien chers frères », mais comme tout autre fonctionnaire nazi il utilise le «Volksgenossen », « compagnons du peuple », c’est-à-dire : « de la race licite », « du même sang ». L’évêque protestant de Brême, Heinz Weidemann, licencie tous ses pasteurs « non aryens » et publie sa propre édition des Évangiles, dont il a supprimé tous les passages et références « trop juifs ». Müller se suicidera le 31 juillet 1945. Dommage. Il n’y a pas eu de procès de Nuremberg du protestantisme allemand nazi. D’où Costa-Gavras. D’où la chasse à courre contre Pie XII.

Quelques pasteurs, ultraminoritaires, ont été résistants. Dietrich Bonhöffer, Martin Niemöller. Héroïques. Ils ne sauvent pas la face de l’ensemble. Invoquer leur « Église confessante » a trop servi jusqu’ici à censurer l’analyse du protestantisme allemand : la vérité historique est son alliage intime et massif avec le nazisme. Même phénomène avec l’Armée dite régulière (à la différence de la S.S.), que l’on se cache derrière le petit doigt, certes héroïque, des conjurés de l’attentat contre Hitler du 20 juillet 1944 : on tente de faire accroire que presque toute l’Armée en tant que telle aurait été résistante.

Le « pape » complice, c’est Bergman

Pendant les mêmes années de l’histoire de l’Europe, il y eut d’une part le futur “pape” du protestantisme au cinéma, le jeune Suédois Ingmar Bergman, alors nazi jusqu’à la moëlle, et d’autre part le cardinal Eugenio Pacelli, concepteur-rédacteur de l’encyclique catholique antinazie de 1937. Elle est l’honneur des catholiques : seul texte d’opposition au nazisme de niveau mondial dans un moment où la planète entière (sauf l’Urss) se vautrait dans la fraternisation avec le régime nazi autour des Jeux olympiques de Berlin de 1936. Surtout les gouvernements des démocraties impériales et coloniales : Etats-Unis, Royaume-Uni et son Empire, France et son Empire.

Si l’encyclique antinazie rédigée pour le pape Pie XI par  le cardinal Pacelli, futur Pie XII,  est connue sous son titre en allemand, Mit brennender Sorge (“Brûlés par l’inquiétude”), et non pas en latin comme d’ordinaire,  c’est que ce texte condamnait le nationalisme comme un faux dieu forcément sanguinaire : honorer la langue allemande c’était ne pas mettre dans le même sac la fierté culturelle, le patriotisme, le patrimoine. Il y eut alors deux germanophilies : celle de Bergman et celle de Pie XII. La pro-nazie et l’anti-nazie. Le cardinal puis pape affronté aux deux totalitarismes se fera aussitôt après la guerre constructeur de l’Europe unie dans la réconciliation avec une Allemagne autre, grâce aux trois catholiques Konrad Adenauer, Robert Schuman et Alcide De Gasperi. Ce que ne lui pardonnera pas le système stalinien d’occupation, d’anti-Europe : voilà pourquoi,  aujourd’hui, la germanophilie bienfaisante et humaine de Pie XII (à la De Gaulle) continue à être soupçonnée, mise en cause, alors qu’il n’est même pas question, comme si elle avait été sans importance, de la nocive, la collabo, la criminelle — celle à la Bergman.

Le cardinal Pacelli devint le pape Pie XII en 1939. Élu à l’unanimité : les cardinaux français et des autres pays alliés n’auraient certainement pas voté pour un pape réputé favorable au régime allemand, et personne ne connaît mieux un cardinal qu’un autre cardinal. C’est la guerre, le Vatican ne dispose pas de moyens militaires : il va continuer sa résistance au nazisme par ses moyens, selon une stratégie du gros dos, à l’abri de silences actifs. L’écrasement rapide et sanglant du groupe de résistance de la Rose blanche et de la tentative d’assassinat de Hitler le 20 juillet 1944 indique assez ce qui se serait passé si le pape Pie XII avait cédé aux provocations des nazis : des bains de sang supplémentaires à l’échelle de toute l’Europe occupée. A l’idéalisme nazi du genre Ingmar Bergman a répondu le réalisme des “silences de Pie XII”. Cette stratégie générale visait à préserver le seul réseau de communications et de bâtiments encore autonome en Europe, pour des interventions efficaces, multiples, discrètes. Plutôt des actions de sauvetage irrepérables que des paroles payées de dommages irréparables. Les nazis n’attendaient qu’un prétexte pour pouvoir escamoter les couvents, les monastères, les églises, détruire le système de communication et d’intervention catholique qui leur échappait. Et qui leur échappa jusqu’au bout. Pie XII a calculé et décidé que donner aux nazis le prétexte d’une campagne d’encore plus de répression contre les catholiques, n’arrêterait pas les massacres des Juifs, sur lesquels il ne cessait d’alerter les Américains, qui avaient des bombardiers et survolaient les camps de la mort. En temps de guerre on n’existe pas quand on ne dispose pas de moyens militaires. Et qu’on se trouve en territoire ennemi ou occupé.

Le pape et l’Eglise entière choisirent de persévérer dans la préservation de leurs moyens de sauvetage. On leur reproche aujourd’hui cette efficacité. On lui oppose le spectaculaire : c’est-à-dire le suicidaire. Cela revient à spéculer sur une méconnaissance, dans le grand public, de ce qu’étaient les réalités de la guerre totalitaire et terroriste nazie. Pie XII et les siens ont réussi à préserver et recouvrir un maximum de zones d’ombre et silencieuses pour la fuite et l’asile. Un pourcentage élevé de ces interstices et de ces failles ont continué à être utiles ; ils exaspéraient l’Armée nazie et les SS, qui les coinçaient parfois au niveau local, mais qui auraient préféré pouvoir les écraser par un assaut général : impossible cependant pour eux de “tirer les premiers” sans risquer un soulèvement général des catholiques. Il leur fallait un prétexte pour se présenter comme les agressés. Pie XII ne leur a pas fait ce cadeau.

Les résultats des sauvetages catholiques sont aujourd’hui connus. Les négliger revient à nier tout jugement à Serge Klarsfeld, en tête de tant d’autres chercheurs. Tout le barattage de baratins diffamatoires autour du film de Costa-Gavras ne pèse rien devant une seule des vies sauvées grâce aux « silences » apparents de Pie XII, et qui ne l’auraient pas été s’il avait cédé aux provocations nazies, ou « offert » des provocations aux nazis. Prenons au mot le scénario que propose la diffamation : celui d’un Pie XII véhément. Et ensuite ? Il est aussitôt arrêté, déporté, emprisonné. Contraint de parler et de signer contre sa volonté, et s’il refuse, la propagande nazie le cite de toute façon, que cela corresponde ou pas à ce qu’il pense, et il n’a plus de moyens de la réfuter. Tout cela accompagné de morts et de victimes supplémentaires, sans que soient diminués pour autant les massacres déjà en cours. Les moyens de secours se trouvant au contraire affaiblis. Et nous aurions aujourd’hui des pièces à la Hochhuth et des films de marketing à la Costa-Gavras, pour reprocher à Pie XII… de ne pas avoir gardé le silence pour mieux agir. Au lieu des « silences de Pie XII », on aurait « les rodomontades désastreuses de Pie XII ».  CQFD.

Du Suédois ex-nazi, ou du cardinal auteur de l’encyclique anti-nazie puis pape otage des nazis, voué à la mort par Hitler, tombeur de Mussolini, promoteur du divin souffle de la Bible et de la mère juive du Christ, constructeur de l’Union européenne, lequel aujourd’hui est condamné par le préjugé et sans jugement de fond, au point que beaucoup de catholiques hésitent à prononcer son nom, à le reconnaître comme un de leurs papes ?

Lorsque De Gaulle reçoit ses Mémoires de guerre, sa première dédicace est pour Pie XII. Traiter celui-ci de complice de l’Allemagne nazie, c’est prendre De Gaulle ou pour un imbécile, ou pour un traître, ou pour un salaud. Je crois qu’il n’a relevé d’aucune de ces trois catégories (par ailleurs très représentées).

La diffamation de Pie XII est une insulte à Serge Klarsfeld et à De Gaulle.

Dévaluation de Hochhuth, l’anti-Pie XII

 

Le harcèlement qui empoisonne l’honneur des catholiques date de 1963, avec la pièce de Rolf Hochhuth, le Vicaire. Le pape y est réduit à une marionnette muette, Pie XII est transformé en “nom-poubelle” comme il y a des “mots-valises”. Il s’agit d’un montage stalinien classique. Confus et profus, désinformé, désinformant. La comparaison structurale avec un autre faux, une autre fabrication de diffamation politique, les Protocoles des Sages de Sion, serait intéressante. Je dis qu’il s’agissait de saboter à la fois la construction européenne, œuvre d’abord catholique, et le concile Vatican II, commencé en 1962. Et que les véritables “silences” ne sont pas ceux de Pie XII, mais ceux de Hochhuth : sur le protestantisme nazi. Costa-Gavras n’a fait que recopier le Vicaire, en plus plat, en plus bête ; « une notable quantité d’importance nulle » (Lautréamont).

Junge Freiheit (“Jeune liberté”), la revue en vue de l’extrême-droite-allemande-pour-ne-pas-dire-plus, avait déjà publié en 1998 un hymne à Ernst Jünger signé Rolf Hochhuth. Le 18 février 2005, du même auteur, on y découvre une ahurissante apologie de David Irving, condamné pour négationnisme par des tribunaux à Munich, en 1993, et à Londres, en 2000. Entre autres insanités de ce personnage, ceci : « Ce qu’on montre à Auschwitz pour attirer les touristes n’est qu’un décor de théâtre bricolé par les Polonais après la guerre. » Et ceci : « Il y eut moins de morts dans les prétendues chambres à gaz entre 1942 et 1945 qu’en 1969 sur le siège arrière de la voiture d’Edward Kennedy dans l’accident de Chappaquiddick. »

Le 21 février 2005, le président du Conseil central des Juifs en Allemagne, Paul Spiegel, définit publiquement Hochhuth comme un « incendiaire intellectuel » : « Il fait exprès de transgresser des tabous nécessaires, et par une tactique de harcèlement dans le sens du révisionnisme historique, tente de rendre l’antisémitisme à nouveau acceptable en Allemagne. » Et Paul Spiegel de regretter le trop peu de réactions des intellectuels, de la société, de l’État.

Voilà où on en est avec l’anti-Pie XII professionnel, celui d’où le montage complotiste contre ce pape est parti en 1963 avec le Vicaire. Le contenu de sa diffamation doit-il survivre à la perte de sa réputation ?