SlateAfrique – Le colonel Kadhafi est-il en passe d’écraser l’opposition et de reprendre le contrôle de toute la Libye?
Bernard-Henri Lévy – «En passe», je ne sais pas. Car je ne vois pas non plus une armée de mercenaires venir à bout, si facilement, d’un peuple désarmé mais déterminé et qui n’a, de surcroît, rien à perdre. Mais il est vrai que les choses tournent mal. Très mal. Et que la réunion du G8 est, de ce point de vue, une catastrophe. Une honte et une catastrophe. On peut nous expliquer ce que l’on veut. La réalité c’est que la communauté internationale a déclaré, ce mardi, qu’elle abandonnait la Libye. Elle l’a encouragée à se révolter. Elle a dit, haut et fort, que Kadhafi n’avait plus la moindre légitimité. Et, au dernier moment, quand les Libyens libres n’ont plus que 100 km de désert entre eux et les colonnes infernales de la Tripolitaine, on leur a dit: «Débrouillez-vous; vous aurez une assistance politique, humanitaire –mais, militairement, débrouillez-vous…» Si cela se confirme, ce sera la première grande démission collective du XXIe siècle, un Munich américano-européen.
SlateAfrique – Comment expliquer cette passivité?
B.-H.L. – Il y a plusieurs facteurs. Vous avez les Allemands qui ont réagi de manière indigne à cause de considérations bassement politiciennes: des élections dans quinze jours et le fait que Madame Merkel sait l’allergie de son pays à tout ce qui peut ressembler à une opération militaire. Vous avez l’Amérique qui nous a annoncé, dès la semaine dernière, via un rapport de ses services secrets étrangement et opportunément rendu public, que Kadhafi avait déjà gagné et que les combattants de la liberté étaient une cause perdue. Et vous avez, en France même, un appareil diplomatique dont j’aimerais être certain qu’il a tout fait pour mettre en musique la décision, le geste, sarkozystes.
Les hésitations de Washington
SlateAfrique – Restons un instant sur les Américains. Vous pensez qu’ils freinent une intervention internationale?
B.-H.L. – Je ne pense rien. J’observe. L’Amérique a un Président que j’ai moi-même, avant son accession au pouvoir, décrit comme un Kennedy noir. Le problème c’est que Kennedy, quand la capitale mondiale de la douleur était Berlin, a dit: «Ich bin ein Berliner.» Dans la bouche d’Obama, à l’heure où la capitale de la douleur est, en Libye, quelque part entre Zaouia et Benghazi, je n’ai pas encore entendu: «I am a free libyan»… Mais attendons. Peut-être cela va-t-il venir. Peut-être. J’espère tant.
SlateAfrique – Comment expliquer cette attitude alors qu’ils avaient donné l’impression d’encourager les mouvements en Tunisie et en Égypte?
B.-H.L. – Peut-être trouvent-ils que la fête démocratique a assez duré et ont-ils décidé de siffler la fin de la récré. Ou peut-être craignent-ils que leurs alliés traditionnels dans la région –notamment l’Arabie saoudite– ne soient déstabilisés par un mouvement qui, en gagnant la Libye, ne connaitrait plus de limites. Je ne sais pas. Ce serait d’un cynisme effroyable mais, naturellement, tout est possible…
SlateAfrique – Mais vous sentez, en tout cas, un réel changement de position de Washington?
B.-H.L. – Je sens un débat au sommet de l’État américain. Un affrontement idéologique et politique fort. Mais un affrontement qui serait en train de se solder par la victoire, au finish, des non-interventionnistes. J’ai pris conscience de cela hier soir, lundi, à l’hôtel Westin, à Paris, où j’ai accompagné Mahmoud Jebril, le ministre des Affaires étrangères du Conseil national de transition, qui venait de rencontrer la secrétaire d’Etat Hillary Clinton. Vous aviez, d’un côté, elle, Clinton, qui était sensible, je crois, aux arguments du Conseil national de transition et relativement consciente, aussi, de la partie décisive, non seulement pour la région mais pour l’Histoire du monde, qui se joue à Benghazi. Vous avez, de l’autre, le Pentagone et les Services qui ont, encore une fois, un peu trop vite annoncé la victoire de Kadhafi pour qu’on ne puisse pas les soupçonner de la désirer obscurément. Et vous avez, entre les deux, un Obama qui doit trancher, qui a peut-être déjà tranché –mais, encore une fois, j’espère tellement que non… j’espère tellement qu’il retrouvera, très vite, l’esprit de tous les discours –notamment celui du Caire– où il en appelait au triomphe de la démocratie en terre d’islam…
SlateAfrique – Un certain nombre de régimes du monde arabo-musulman ne veulent-ils pas coûte que coûte mettre un terme à la «contagion démocratique»? Ne font-ils pas pression sur les alliés occidentaux pour obtenir le maintien au pouvoir de Kadhafi?
B.-H.L. – Oui, bien sûr. Il y a, bien évidemment, une tentation du «containment», mais du mauvais containment –pas celui du communisme, des totalitarismes, des tyrannies, celui des démocraties. Que l’Amérique, et l’Europe, cèdent à cela, à cette mauvaise tentation du mauvais containment, ce serait un comble, ce serait une grimace terrible de l’Histoire –et ce serait à pleurer de honte, de rage.
SlateAfrique – La peur, donc, que leurs alliés traditionnels dans la région –notamment l’Arabie saoudite– ne soient déstabilisés?
B.-H.L. – C’est cela, oui. Ce pourrait être cela. Mais ce serait un raisonnement à courte vue. Et dont les conséquences, à long terme, seraient catastrophiques. Une chose déjà: l’Iran. Si nous laissons massacrer les Libyens, les premiers à entendre le message seront les Iraniens. Ils entendront que l’Occident, le jour où ils achèveront de se soulever, ne bougera pas le petit doigt pour les sauver. Ils entendront que, derrière Kadhafi, on a sanctuarisé et rassuré Ahmadinejad. Si Benghazi tombe, adieu la démocratie en Iran. Et en avant pour un Iran nucléarisé.
Le geste de la France
SlateAfrique – La position de la France, maintenant. Pourquoi a-t-elle reconnu si rapidement le Conseil national de transition? Est-ce pour se faire pardonner sa passivité lors de la révolution de jasmin en Tunisie? Ou s’agit-il d’un réel changement de cap de la diplomatie française?
B.-H.L. – Les deux sans doute. Plus, chez ceux qui sont à l’origine de cette reconnaissance et, en particulier, chez le président de la République, un élément que je n’ai aucune raison, ni vous non plus, d’écarter a priori: une vraie révolte intérieure face à l’image de ces massacres, un vrai élan du cœur et de la raison, une sincérité.
SlateAfrique – Comment expliquer que le quai d’Orsay ait paru isolé, qu’Alain Juppé n’ait pas été associé à cette décision?
B.-H.L. – Demandez-le à Nicolas Sarkozy. Moi, en tout cas, cela ne me choque pas. Il y a une tradition, en France, qui est celle du «domaine réservé». Pourquoi fait-on semblant de le découvrir? Pourquoi tout le monde oublie-t-il, ou feint-il d’oublier, cet usage républicain qu’est la haute main présidentielle sur la politique étrangère de la France? Et quand on voit comment le Quai rétropédale depuis ces derniers jours, quand on voit comment le simple fait de voir le drapeau français aux fenêtres des maisons de Benghazi leur semble une incongruité presque honteuse, est-ce qu’on n’est pas tenté de se dire: heureusement que Nicolas Sarkozy a pris sa décision seul; ce que les bureaucrates ont fait APRÈS, ne l’auraient-ils pas fait, en encore pire, AVANT?
SlateAfrique – La France n’est-elle pas très isolée?
B.-H.L. – Oui. Mais c’est à son honneur. L’Histoire, même si tout cela tourne au désastre, dira que c’est elle qui avait raison. Cela ne consolera de rien. Mais chacun, au moins, aura pris ses responsabilités.
Une opération militaire en Libye
SlateAfrique – A-t-elle les moyens de faire reculer le colonel Kadhafi?
B.-H.L. – Oui. Car on parle, je le répète une fois de plus, d’une opération militaire limitée. Ultra-limitée. On parle de bombarder trois aéroports, de mettre hors d’usage leurs pistes de décollage. Et la communauté internationale fait comme si on voulait l’embarquer dans LA guerre de ce début de siècle. Je vous ai dit que c’était honteux. Mais c’est également ridicule.
SlateAfrique – Vous avez recommandé à Nicolas Sarkozy de reconnaître le Conseil national de transition. Quels sont les critères qui ont présidé à votre décision?
B.-H.L. – L’évidence politique et morale. Quand un régime tire à l’arme lourde contre son peuple, quand il envoie ses avions de chasse casser les manifestations, quand il se livre à un massacre de civils de cette ampleur, il n’est plus digne de représenter son pays. Il est, de fait, déchu. De fait et en droit.
SlateAfrique – Si les troupes de Kadhafi attaquent Benghazi, que faut-il faire?
B.-H.L. – Intervenir sans tarder. C’est-à-dire sans mandat. Car qu’on arrête de nous bassiner avec cette histoire de «mandat»! On est intervenu, au moment du Kosovo, sans mandat. La France, puisqu’il s’agit d’elle, est intervenue maintes et maintes fois, en Afrique, sans mandat. En 1948 déjà, alors que les Nations unies venaient à peine d’être créées, c’est toujours sans mandat qu’on a levé le blocus de Berlin. Cet argument du mandat, cette façon de répéter grotesquement «un mandat! un mandat!», cette façon d’attendre, pour bouger, d’avoir un mandat clair d’un Conseil de sécurité dont on sait pertinemment qu’il ne le donnera pas –tout cela est d’une hypocrisie révoltante. Si Khadafi arrive aux portes de Benghazi, le monde sera confronté à l’un des choix les plus lourds de son histoire récente. Prions pour qu’il se ressaisisse à temps. Car il est encore temps. Plus pour longtemps, mais il est temps.