Les livres ne devraient jamais être jetés. Une fois lus, ils sont faits pour être relus encore et encore, annotés, cornés, revisités, dévorés. Les idées doivent être partagées, tourner dans nos têtes, inspirer, provoquer, électriser – pendant des années, des décennies, voire des siècles.
Lorsque les hommes qui aidaient à vider le sous-sol de ma grand-mère ont soulevé les deux cartons de livres et commencé à les emporter, je me suis sentie obligée d’intervenir. L’un des cartons ne trouvait pas sa place dans la benne à ordures. Il contenait une collection de livres de mes années à Paris : Réflexions sur la question juive de Sartre, L’Idéologie française de Bernard-Henri Lévy, La France de Vichy de Robert Paxton, des trésors signés Emmanuel Levinas, Romain Gary, Albert Cohen, Albert Camus, François Furet, André Malraux, Paul Veyne, Simone Veil… Ces « amis » m’avaient accompagnée lors de mes promenades à la place des Vosges, dans le bus 68 vers l’École des hautes études en sciences sociales au boulevard Raspail, dans le métro vers l’École normale supérieure, ou à la Bibliothèque nationale François-Mitterrand. Impossible qu’ils finissent dans un camion-benne. De plus, je n’avais pas terminé de les relire.
Les livres dans l’autre carton n’étaient pas les miens. Mais leurs reliures déchirées et leurs pages cornées et annotées laissaient imaginer que quelqu’un les avait vraiment aimés et chéris. En les inspectant de plus près, chez moi, les titres m’ont enthousiasmée : Theodore Herzl, The Warsaw Ghetto, Trial and Error: The Autobiography of Chaim Weizmann, History of the Jews: From the Earliest Period to the Death of Simon the Maccabee (135 B.C.E.). Des dates de parution des années 1930, 40 et 50. Ces livres avaient appartenu à mon arrière-grand-père Abraham (Abe). Tirés des rayons les plus précieux de sa bibliothèque, ils racontaient l’histoire du peuple juif, auquel il appartenait fièrement. Ce sentiment d’appartenance avait façonné notre famille, et pourtant il m’avait souvent laissée perplexe. Comment étions-nous exactement liés, en dehors de quelques hommages occasionnels rendus à un socle commun de mythes ? J’allais bientôt le découvrir.
Alors que je rangeais le sous-sol, mon application d’alerte rouge s’est mise à vibrer plusieurs fois : un missile venait de tomber en Israël. Je suivais compulsivement les alertes, pensant à ma famille en Israël… Ella, Eitan, Inbar, ainsi qu’à mes amis Hannah à Ra’anana, Dorit et Emilie à Tel-Aviv, Laura à Ramat Gan… Je lisais les douloureux avis de décès de l’armée israélienne et les descriptions de ces jeunes vies fauchées – 818 soldats morts au 20 décembre 2024. Je m’inquiétais pour mon ami qui avait combattu à Bakhmout, en Ukraine, et qui avait survécu à l’artillerie russe pour se retrouver maintenant à Gaza, à débusquer les tunnels du Hamas.
Cette fois, le Hezbollah avait lancé une salve de roquettes sur la synagogue Avot Uvanim, dans le quartier du Carmel à Haïfa. Vingt personnes y priaient le 16 novembre 2024, mais elles avaient quitté les lieux avant l’impact. C’est un miracle qu’aucune d’entre elles ne soit morte. L’édifice de la synagogue a été détruit, tout comme plusieurs appartements voisins – dont l’un appartenait, ai-je appris, à ma cousine Ella.
Les enfants et petits-enfants d’Ella avaient quitté l’appartement quelques heures avant l’attaque, si bien qu’elle était seule lorsque cela s’est produit. Elle s’apprêtait à sortir lorsque les roquettes sont tombées. Elle s’est agrippée à la poignée de porte tandis que son appartement s’effondrait autour d’elle. Miraculeusement, lorsque les hautes vitres ont explosé, les éclats de verre sont tombés en halo autour d’elle. Aucun ne l’a touchée. On aurait dit qu’un parapluie magique la protégeait.
J’ai été soulagée d’apprendre qu’Ella avait survécu. Mais la question demeurait : quel lien m’unissait à elle ? Le mot « cousine » sonnait réconfortant, familial, mais restait vague. Avec les livres d’Abe entre les mains, j’ai appelé ma grand-mère pour lui demander précisément quels étaient les liens entre Ella, son défunt mari Avram et notre famille de New York. Elle n’en était pas sûre. Personne ne le savait dans la famille.
La meilleure explication m’est parvenue accompagnée d’une photo en noir et blanc d’une vieille voiture : « Ce sont nos cousins d’Israël. Liés au grand-père Abe – le propriétaire des livres que tu as trouvés – et il les aimait énormément. Il était si fier d’Avram… Tous deux étaient de véritables sionistes. D’ailleurs, Abe leur a envoyé une voiture en Israël dans les années 1950. Voici une photo de la Buick. »
J’ai placé cette photo à côté de celle reçue via WhatsApp de Haïfa montrant l’appartement détruit d’Ella. À gauche, Ella et Avram, bronzés et rayonnants, assis sur le toit de la Buick ; à droite, l’immeuble effondré à Haïfa.

Quelques semaines plus tard, je me suis retrouvée à Kfar Saba, en Israël, où j’ai rencontré Ella. Elle a ouvert la porte avec un large sourire, des yeux pétillants, les bras ouverts, et m’a donné une forte accolade malgré de vives douleurs au dos dues à l’attaque. Elle logeait chez son fils Eitan, sa belle-fille Adi, et sa petite-fille Inbar, en attendant que son appartement soit réhabilité.
Elle m’a installée et a commencé : « Mange, Emily… regarde, nous avons de la salade israélienne, du houmous, des œufs frits, du tahini, de l’avocat, de la pita, du babka, des biscuits, du café, du thé, tout pour toi… exactement comme ta grand-mère l’aurait fait. » Les deux femmes se ressemblaient d’ailleurs par leur grâce réservée et élégante. Ces heures passées ensemble après une quasi-catastrophe étaient émouvantes.
« Bien sûr que je peux te dire comment Abe et Abramik sont liés. Et cette Buick, mon Dieu, Emily, elle faisait sensation à Haïfa, et dans tout Israël. Personne n’avait de voiture à l’époque… je pense qu’il y en avait quatre dans tout le pays… Et cette voiture américaine si solide, si puissante, tellement classe… Abe et son frère Herman l’ont envoyée via un bateau depuis New York, pour mon Abramik… C’était une légende. Mais, ma chérie, tu es venue pour une histoire, alors commençons du début. »
Le père d’Abramik, Aharon, est né à Zychlin, en Pologne. Il avait déménagé à Wloclawek pour épouser Rosa Rosenberg. Ensemble, ils eurent Abramik, trois magnifiques filles et une vie pleine et heureuse. « Il me racontait souvent comme ils chantaient, dansaient et passaient l’été dans une pension de campagne, et il voulait que notre maison en Israël soit aussi joyeuse que celle qu’il avait connue en Europe avant la guerre ».
Lorsque les nazis sont arrivés et ont détruit la vie d’Abramik, il avait 13 ans. L’enfer, pour lui comme pour des millions d’autres, a commencé par une étoile jaune cousue sur sa chemise. En six mois, toute sa famille, comme l’ensemble de la communauté juive, fut envoyée dans le ghetto de Wloclawek. « C’est là qu’il a eu sa Bar Mitzvah. Tu imagines, Emily, une Bar Mitzvah dans un ghetto ? » Ella se souvenait. « J’ai même une photo… je pourrai te la montrer un jour, quand je pourrai retourner à Haïfa une fois l’appartement réhabilité. Pour l’instant, tu sais, c’est le chaos. »
Ella fit une pause, se replongeant dans ses souvenirs de 1940 – ou peut-être était-elle absorbée par la douleur vive qui lui parcourait le dos depuis le bombardement. Son fils Eitan expliqua qu’elle avait une séance de kiné dans quelques heures. « Ma consultation de tout à l’heure donne une échéance à mon récit » plaisanta Ella.
« Dans les pires situations, ma chérie, Abramik a trouvé une lueur d’espoir – même à Auschwitz, et lors des Marches de la mort. C’est incroyable. Écoute-moi bien… En 1941, il resta dans le ghetto de Wloclawek avec la famille de sa sœur tandis que ses parents et d’autres membres furent déplacés vers le ghetto de Zychlin. Sa famille élargie fut parmi les premières envoyées au camp de Chelmno. Tu as entendu parler de Chelmno ? Le premier camp d’extermination qui a fait usage du gaz. Les exécutions de sa famille ont servi de preuve à ces monstres que la technique était efficace pour tous nous exterminer. Ces premières chambres à gaz ont préparé le terrain pour la Solution Finale à Wannsee.
Le 24 avril 1942, Abramik fut transféré du ghetto aux camps de travail de Wrzesnia, puis de Poznan Dempsen à Gutenbrunn pour construire une autoroute entre Berlin et Moscou. À Gutenbrunn, il tomba gravement malade et fut placé sur la liste des condamnés. Mais, par chance, son ami travaillait pour le commandant du camp et le retira in extremis du train sur lequel on l’avait embarqué, et qui s’apprêtait à partir. »
Ella posa une main sur le bas de son dos douloureux, avant de poursuivre.
« D’un drame commun, ils ont forgé un lien humain durable qui les unissait tous deux à une histoire partagée. Ils en ont fait quelque chose à partir de rien. »
Ella reposa sa main sur son dos, comme pour se préparer à ce qui allait suivre, et inspira profondément.
« Il ne parlait pas de tout cela, Emily – et c’était d’ailleurs si courant. Que pouvait-on dire, vraiment ? Que les nazis ont essayé de le transformer en numéro ? Le 141334, pour être précise. Nous arrivons maintenant, ma chérie, à Auschwitz. En 1943, ce lieu devint sa “maison”. Et c’était comme tout ce que tu as pu lire au sujet de cet endroit… les pyjamas rayés, les “sélections” du Dr. Mengele, les coups, les clôtures électriques, la torture, l’orchestre qui jouait dans la cour, les baraquements… Tu dois regarder le film qu’Eitan a réalisé. Je te l’enverrai. Les garçons ont fait le voyage avec Abramik et, après toutes ces années de silence, il leur a tout raconté. Ils ont visité chaque recoin. Tu verras son visage tendu de chagrin, ses épaules courbées par la douleur, ses larmes… et pourtant, y retourner avec ses fils fut sa victoire ultime. »
Ella insista sur ce point : Abramik avait été chanceux.
« Un autre exemple encore… À Auschwitz, Abramik fut choisi pour travailler au sous-camp minier de Janina. Les conditions étaient terrifiantes, les prisonniers descendaient dans les profondeurs du sol pour y creuser encore. Pourtant, il travaillait avec soin et dignité. Un commandant remarqua sa propreté et lui donna un deuxième travail : nettoyer le bureau, ce qui lui permettait de recevoir un peu de soupe supplémentaire chaque jour. Mais durant tous ces mois, il a été battu, torturé, affamé, contraint de travailler sous la neige. Malgré tout, Abramik a tenu… »
Il continua à défier la mort jusqu’à la fin de la guerre. En 1945, alors que les Russes approchaient Auschwitz, les prisonniers furent forcés à marcher jusqu’à Gliwice puis embarqués dans des trains en direction de Flossenbürg, en Allemagne.
« Les wagons à bestiaux ouverts, une seule miche de pain pour des centaines de personnes qui s’écrasaient les uns les autres pour une miette, la neige ramassée à mains nues pour un semblant de nourriture, des gens jetés du train, abattus dans les champs… aujourd’hui, on ne peut même pas l’imaginer. C’est trop horrible pour être concevable. » grimaça-t-elle.
« C’est arrivé… et penser qu’aujourd’hui, certains disent que cela n’a pas existé… Emily, je suis soulagée qu’Abramik n’ait pas eu à vivre cette dernière année. Le 7-Octobre et tout ce qui a suivi. Le déni de la Shoah, la haine… il aurait été tellement triste. »
Lorsque commença la dernière marche de la mort, Abramik marchait avec 300 autres prisonniers. Par un autre coup du sort, il fut chargé, avec cinq hommes, de pousser une charrette remplie de valises appartenant aux SS. Peut-être cette mission lui a-t-elle sauvé la vie.
Quelque part près de Traunstein, tous ceux qui avaient encore un souffle furent exécutés – sauf Abramik et les cinq autres, qui continuèrent leur marche, poussant toujours les valises et entourés des nazis.
Le 3 mai 1945, les Allemands, craignant l’arrivée des troupes américaines, ouvrirent les valises, en sortirent des vêtements civils, les enfilèrent et s’enfuirent.
Sa voix s’adoucit.
« Mon Abramik était libre », dit Ella. « Cette date devint sa seconde naissance, la libération, et nous la fêtions toujours ensemble. »
Les yeux d’Ella scintillèrent.
« Nous y voilà, ma chérie… la réponse que tu es venue chercher. Tu sais, les gens normaux, eux, se servent plutôt de leur téléphone ! » dit-elle en riant. « Tu aurais pu m’appeler ou faire une de ces vidéos modernes… mais je suis tellement heureuse que tu sois venue. Et franchement, cette distraction me fait du bien. »
Revigorée par l’approche du dénouement, Ella poursuivit avec enthousiasme.
Alors qu’Abramik étudiait à Munich, entre 1945 et 1947, certains de ses amis se rendirent à New York depuis l’Allemagne, et affichèrent dans des clubs juifs et des centres communautaires des listes de survivants – dont le nom d’Abraham Morgantaler – dans l’espoir que des proches se manifestent.
« Ton arrière-grand-père Abe a vu la liste dans son club, a reconnu le nom d’Abramik et a envoyé son frère, Herman, en Allemagne pour le rencontrer. »
Enfin, la connexion devenait limpide. Le père d’Abe et la grand-mère d’Abramik étaient frère et sœur !
« Immédiatement, Abe lui a proposé de venir s’installer à New York avec la famille. Mais heureusement pour moi, dit Ella, Abramik avait une autre idée. Il voulait faire son alya et contribuer à la construction du foyer juif. Donc, depuis l’Allemagne, il s’est rendu à Marseille avec un petit groupe, où les jeunes hommes s’entraînaient ensemble à l’autodéfense et renforçaient leur endurance. Puis de Marseille, sans papiers ni rien d’autre sinon les vêtements qu’ils portaient, ils ont embarqué sur un bateau clandestin pour Israël et se sont engagés dans les Forces de défense israéliennes. »
En septembre 1948, il arriva à Haïfa, rejoignit le 7e bataillon du Palmach et combattit dans le Néguev dans le cadre de l’opération Yoav, cruciale pour repousser les forces égyptiennes et ouvrir la route de Beer-Sheva.
« Tu sais, ma chérie, Inbar commencera son service en mars prochain. Elle a eu le choix. Elle aurait pu faire n’importe quoi, mais ma petite-fille a choisi l’unité de combat la plus difficile » dit Ella fièrement. « Abramik aurait été tellement fier de la voir en uniforme. »
Gênée par l’attention qui, soudain, se tournait vers elle, la jeune Inbar poussa la nourriture sur son assiette. Je la regardai avec admiration.
« Pourquoi la plus difficile ? À cause du 7-Octobre ? », lui demandai-je.
Inbar répondit : « Bien sûr. Et nous y allons tous avec cet état d’esprit. Je suis nerveuse, mais plus motivée et fière que jamais. »
« Maintenant, la meilleure partie, » s’exclama Ella en riant. « C’est là que j’entre dans l’histoire ! Je t’ai dit que rien n’était plus important pour mon Abramik que de construire une nouvelle famille. Nous nous sommes rencontrés en 1951. J’étais arrivée en Israël en 1933 avec mes parents et ma grand-mère, depuis Varsovie. Je n’avais que six mois, et mon père avait senti l’odeur de la mort approcher. Nous avons quitté la Pologne brusquement, mais ma famille élargie refusa de venir. La vie y était trop confortable, Israël trop étranger… ils ont tous péri. »
« Comment as-tu rencontré Abramik ? », la pressai-je.
« Il est venu à la Bar Mitzvah de mon frère », répondit-elle. « Ma mère dirigeait la pension où il logeait après son service militaire. Ça a été le coup de foudre – pour lui ! » Elle rit encore, affichant un sourire espiègle et juvénile. Eitan et Inbar la taquinèrent, amusés. « Je l’ai repoussé plusieurs fois. J’avais beaucoup d’admirateurs, j’étais un bon parti. Mais très vite, j’ai compris qu’il était spécial et, en quelques mois, grâce à sa persistance, nous étions mariés. Peu après, nos trois beaux fils – Roni, Udi et Eitan – sont arrivés. »
Ella se pencha de côté, grimaçant encore de douleur.
« Tu veux qu’on arrête ? » lui murmurai-je.
« Non, non, non… tu plaisantes ? Jamais ! » répondit-elle. « Mais je voudrais bien un café avec de la crème et beaucoup de sucre. Et tout ira bien. »
Abe et Abramik restèrent proches. Quand Abe proposa une aide financière, Abramik accepta avec gratitude. Il aurait pu accepter de l’argent, mais il avait surtout besoin d’un moyen de gagner un deuxième salaire. Alors Abe lui envoya une Buick neuve.
« Nous étions sous le choc », se souvient Ella. « Expédiée de New York à Israël, c’était incroyable… et Abramik en a fait bon usage, en devenant chauffeur. Finalement, nous avons vendu la voiture pour acheter notre première maison. Cette voiture nous a donné les moyens de commencer une nouvelle vie, et a été une petite pierre essentielle dans la construction du grand État d’Israël. Malgré tout le chagrin du passé, nous avons transformé la maison en un foyer joyeux et chaleureux. Trois fils et de nombreux petits-enfants. C’est une maison dont nous sommes fiers et que nous sommes déterminés à défendre. Nous avons trop travaillé, trop perdu, pour abandonner cela – la maison d’Israël, je veux dire. »
Sa voix ne tremblait pas, était stable, résolue, forte.
« Abe était un sioniste, fier comme en témoignent les livres que tu as trouvés. Ces livres t’ont donné un petit aperçu de sa passion et de son amour pour Israël – Ahavat Israel – mais cette voiture, c’était énorme, dans tous les sens du terme. Ce n’était pas juste une voiture. Abe et sa femme Frieda sont venus nous rendre visite de nombreuses fois. Les deux hommes s’aimaient vraiment. Et ils se ressemblaient beaucoup… »
« As-tu vu des photos d’eux ensemble ? » demanda-t-elle.
Eitan en afficha une sur son téléphone. J’admirai les deux couples dans un restaurant chic de l’Israël des années 1960. En effet, la ressemblance était frappante malgré l’écart d’âge de 25 ans entre Abe et Abramik.
Tous deux avaient un regard perçant, une profonde dignité familiale, et cette soif insatiable de découvrir le monde.

Abe avait grandi dans la pauvreté, celle du Broome Street dans le Lower East Side de New York. Enfant, il poussait un chariot rempli de chutes de tissu avec son père. Avec détermination et persévérance, il avait gravi les échelons du textile, achetant finalement des machines et produisant les premiers velours côtelés. Il avait bâti, innové, et était devenu un homme d’affaires prospère et un philanthrope, président de l’United Jewish Appeal of Greater New York.
Abramik était quant à lui devenu ingénieur et avait excellé dans son domaine. Une vie pleine d’accomplissements, avec de beaux enfants pour la partager.
« Ella, ils avaient des expériences si différentes, venaient de mondes si éloignés… qu’ont-ils trouvé l’un chez l’autre ? » lui demandai-je.
« Oh, ça, je l’ai compris dès le début » répondit-elle. « Il y avait, bien sûr, un profond respect mutuel, mais aussi, ta famille américaine représentait le lien humain qu’Abramik avait perdu lors de la Shoah. Et Abe admirait mon bien-aimé, ce combattant courageux, déterminé et bon. Il incarnait la beauté d’Israël à l’époque. »
C’est une histoire magnifique, remplie de la souffrance et de la passion d’un siècle de vie juive – à la fois tragique et triomphante. Mais il me restait encore une question pour Ella.
« Comment Abe savait-il avec certitude qu’Abramik était vraiment son cousin ? La coïncidence est stupéfiante : voir son nom sur une liste, sans l’avoir rencontré auparavant, et n’avoir personne, pas même un parent commun, pour confirmer ce lien… C’est surréaliste ! » dis-je.
« Tu sais, ma chérie, je suis certaine qu’ils étaient cousins. Regarde bien cette photo : outre l’éclat dans leurs yeux, il y a une ressemblance physique frappante » répondit Ella. « Mais supposons que ce lien familial soit une erreur. Est-ce que ça change quelque chose ? »
J’ai répondu immédiatement : « Non. »
Ma question n’avait plus d’importance. J’avais trouvé la réponse que j’étais venue chercher.
Le lien du sang – réel ou imaginé de part et d’autre – n’avait jamais été le cœur de la relation entre les deux hommes. Une relation qui s’était approfondie progressivement, incluant leurs familles respectives et trois générations de descendants. Ils étaient tous deux des Juifs fiers, unis par l’histoire, le savoir, les principes et un respect mutuel. À partir d’une tragédie commune, ils ont forgé un lien humain indéfectible, qui les rattachait à une histoire partagée et à l’appartenance à un même peuple. Peut-être que tout cela repose sur un malentendu.
N’est-ce pas une manière – parmi d’autres – d’être juif ?
Prendre une idée, un petit lopin de terre, une poignée de poussière, ou même un grain de sable, et transformer cela en quelque chose d’extraordinaire et glorieux. En vignobles et orangers odorants, en idées, inventions, réalisations extraordinaires et actes justes.
Abe aimait Abramik. Et j’ai la conviction qu’il aimait aussi l’idée d’un peuple fier, rejeté par le reste du monde mais arrivé en Israël prêt à consacrer toute son âme à quelque chose de plus grand que lui-même. Un pays fondé sur une idée et un ensemble de principes. Et un peuple qui s’est reconstruit avec un tel esprit et une telle énergie.
Le courage israélien était l’air dont Abramik, et le peuple juif en général, avaient besoin pour chasser la puanteur des chambres à gaz. Et il a permis la création du seul État démocratique de la région, et d’inventions vitales dans les domaines de la technologie, de la médecine et de la science. Il a donné aux Juifs un lieu où se tenir debout et défendre leur vie et leurs familles, quels que soient les insultes ou les dangers venant du reste du monde.
Soixante-dix-sept ans plus tard – et plus que jamais après le 7-Octobre – les Juifs du monde entier ont encore besoin d’un endroit où être en sécurité. Et ils se tournent toujours vers Israël comme source de fierté et de force. La brigade qu’avait intégré Abramik en 1948 existe toujours, et elle continue de se battre pour protéger le peuple israélien comme elle l’a fait l’an dernier à Rafah. Et nous sommes nombreux, en Amérique, à puiser de la force dans leur exemple et à travailler pour renforcer les liens de respect mutuel et de soutien qui font de nous un seul peuple, malgré les voisins – là-bas comme ici – qui préféreraient nous voir disparaître.
Je n’ai pas connu Abe, et je ne me souviens pas très bien d’Abramik. Mais je suis persuadée que tous deux seraient fiers de la résilience des Juifs d’aujourd’hui, où qu’ils vivent.
C’est cela, l’héritage de la Buick de mon arrière-grand-père.
Un article paru originellement en anglais dans Tablet Magazine.
