Ce samedi 20 septembre 2025, une foule nombreuse a afflué pour visiter les différentes salles du somptueux Hôtel de Bourvallais, siège du ministère de la Justice depuis plus de 300 ans, situé place Vendôme et classé monument historique. Le parcours de visite comprenait notamment une reconstitution du bureau de Robert Badinter, garde des Sceaux entre juin 1981 et février 1986, qui sera honoré par son entrée au Panthéon le 9 octobre 2025.

Dans la bibliothèque du ministère, un grand portrait en noir et blanc de Robert Badinter attire l’attention. Il est représenté assis à un bureau richement orné, symbole de la continuité et de la solennité du travail de la justice en France. Juste derrière, trois ouvrages sont exposés devant une élégante bibliothèque aux boiseries dorées, témoignant du prestige historique du lieu. Parmi ces livres, L’Abolition de Robert Badinter occupe une place centrale, rappelant la suppression capitale de la peine de mort et incarnant les valeurs humanistes qui animent la Justice républicaine. S’y ajoutent Les Épines et les Roses ainsi qu’une autre édition de L’Abolition, soulignant l’attachement du ministère à la mémoire de ces grandes réformes et à leur transmission au grand public.

Pourtant, un autre livre majeur de Robert Badinter aurait mérité de figurer aux côtés de ces œuvres. Publié chez Fayard en 1997 et intitulé Un antisémitisme ordinaire. Vichy et les avocats Juifs (1940-1944), cet ouvrage est le fruit de recherches approfondies dans les archives professionnelles et judiciaires. Il raconte le sort des avocats juifs sous l’Occupation et leur exclusion du barreau sous le régime de Vichy. Ce témoignage essentiel explore la difficulté pour ces avocats de réintégrer la profession après la Libération, l’absence de soutien du barreau, et le poids des cicatrices laissées par ces événements tragiques. Badinter y évoque avec force « les souffrances morales des avocats juifs exclus du Barreau par une loi promulguée par un Maréchal de France, incarnation de la gloire nationale, simplement parce qu’ils étaient nés juifs ».

Parallèlement, sous l’Occupation, les magistrats juifs furent progressivement exclus de toutes leurs fonctions par les lois antisémites de Vichy, notamment par la « loi du 3 octobre 1940 portant statut des Juifs ». Cette loi infâme impliqua leur éviction de la magistrature ainsi que de la fonction publique en général. L’application de ces mesures fut zélée, avec l’établissement rapide de listes de magistrats juifs qui furent radiés sans aucune protestation institutionnelle, bien que certains exprimèrent leur incompréhension.

S’il y avait un lieu où cet ouvrage de Badinter aurait dû être exposé, c’est bien au ministère de la Justice. Cet oubli est d’autant plus regrettable que ce livre met en lumière une tragédie longtemps passée sous silence et invite à une réflexion profonde sur les discriminations, ce dont le travail personnel et mélancolique de Badinter rend compte avec rigueur et scrupule.

Le soir même de ma visite, j’ai envoyé les photographies que j’avais prises à Marc Grinsztajn, lui confiant mon désarroi. Mieux que quiconque, il peut comprendre. C’est lui qui, avec dévouement, travail et volonté, a su transcrire puis réunir les puissants textes qui composent l’ouvrage posthume, le seul auquel Élisabeth Badinter ait donné son accord. Car ce livre « n’a pas été conçu par Robert Badinter lui-même, qui n’a pourtant rien publié sans l’avoir écrit, lu, relu et contrôlé ». Comme l’explique Marc Grinsztajn dans les notes de l’éditeur, « il s’agit pourtant bien d’un livre de Robert Badinter, sans contestation possible ». Il regroupe quatre conférences et discours prononcés devant un auditoire nombreux, que Badinter accepta d’enregistrer et valida par la suite. Ces textes, totalement achevés, témoignent de la somme de travail, de ratures, de reprises et de suppressions que nécessita cette dernière étape capitale. Ainsi, la postérité de ce livre Sur l’épreuve de l’antisémitisme, publié chez Le Cherche Midi et disponible dès le 2 octobre 2025, repose tant sur la fidélité du travail de compilation et d’édition de Marc Grinsztajn que sur la voix unique et la signature indélébile de Robert Badinter lui-même.

Sur l’épreuve de l’antisémitisme offre ainsi une perspective profonde, réfléchie et renouvelée sur l’engagement de Badinter contre l’antisémitisme, combat central mais souvent occulté de sa vie. Au-delà de la simple autobiographie ou du retour sur la Shoah, l’ouvrage propose une réflexion sur l’antisémitisme avant même la tragédie de la Shoah, mêlant mémoire et analyse, souvenirs personnels et dialogues avec différentes époques. Le fil conducteur reste Un antisémitisme ordinaire, qui détaille l’exclusion des avocats juifs du Barreau de Paris sous l’Occupation.

À la lecture de ce livre, il est impossible de ne pas percevoir la douleur abyssale, mais aussi l’incroyable talent et l’énergie exceptionnelle que Robert Badinter mit à combattre l’antisémitisme. Son œuvre se déploie à travers des phrases puissantes, des allocutions pénétrantes, des avertissements et des rappels constants. L’antisémitisme n’est pas une abstraction, mais une réalité qui a traversé la vie de ce grand garde des Sceaux, étant au cœur même de nombre de ses douleurs personnelles et plongeant ainsi « au plus profond de l’expérience juive du malheur et de la déréliction ».


Robert Badinter, Sur l’épreuve de l’antisémitisme, postface d’Aurélien Veil, notes de Marc Grinsztajn, Le Cherche midi, 2025, 384 pages.

2 Commentaires

  1. Quand on s’est mis au service de Tonton-la-francisque (situé quelque part entre Sartre et Céline, ou le « pacifisme antisémite » qui resurgit aujourd’hui), il ne faut pas s’étonner des conséquences… Le PCF collaborait encore avec le Reich à l’heure où le « statut des juifs » a été promulgué (ce qui ne les a plus dérangé hier que de s’acoquiner avec le Hamas aujourd’hui)… Je pense que des gens comme Léo Strauss ont été bien plus lucides sur ces questions, et ont anticipé ce que nous voyons aujourd’hui.