« Il fallait qu’un grand avocat juif, arrivé au barreau après-guerre, aille au bout de sa propre douleur et défende ses aînés humiliés ».

Comme bon nombre de mes compatriotes, le décès de Robert Badinter, survenu dans la nuit du 8 au 9 février 2024, m’a profondément peiné. L’annonce de son décès fut comme un coup de tonnerre, j’étais sonné. Tout au long de la journée, de nombreux journalistes, politiques et juristes, firent l’éloge de l’homme, son engagement, toute une vie consacrée au droit et à l’humanisme et son combat indéfectible pour l’abolition de la peine de mort. Les commentaires se succédaient, unanimes. S’il fut rappelé que le père de Robert Badinter avait été arrêté sous ses yeux à Lyon, pendant l’Occupation et qu’il était mort en déportation dans le camp de Sobibor, en Pologne, il est un aspect de sa vie et de son œuvre qui aurait mérité un plus long développement. Il n’a pas été évoqué la rédaction d’un ouvrage qui avait été pour lui douloureux et qui avait suscité chez lui « une mélancolie abyssale », selon ses propres mots. Pas facile en effet, pour celui qui avait été un si brillant avocat, Garde des Sceaux de 1981 à 1986, Président du Conseil constitutionnel de 1986 à 1995, de rappeler que sous l’Occupation, des avocats ont pratiqué l’exclusion de leurs confrères Juifs, avec l’acquiescement du Barreau à une législation antisémite pourtant contraire à son éthique.

Pourquoi parler de l’exclusion des avocats juifs sous le régime de Vichy ?

Alors, pourquoi publie-t-il en 1997, « Un antisémitisme ordinaire. Vichy et les avocats juifs (1940-1944)[1] » dont je veux rendre compte ici, brièvement ? Dans l’avant-propos de son livre[2], Robert Badinter raconte que lorsqu’il devint avocat au barreau de Paris, la guerre et l’Occupation étaient encore très présentes dans les esprits. Jeune stagiaire au Palais de Justice, il incite ses aînés à évoquer les années noires. D’autres avocats décrivaient les événements dramatiques auxquels ils avaient assisté, mais bien peu étaient enclins à retracer ce qu’avait été le sort des avocats juifs au Palais. Ce que j’avais constaté moi-même lorsque je fis quelques entretiens avec certains d’entre eux, dans les années 1985 et suivantes[3].

Robert Badinter précise même que les avocats juifs demeurent discrets à ce sujet. Dans son épilogue[4], Badinter raconte le désarroi des avocats juifs lorsqu’ils revinrent peu à peu à Paris, dès l’automne de la Libération. Or, beaucoup manquaient. Notamment ceux qui avaient été déportés, ceux qui poursuivaient le combat dans la résistance, les prisonniers de guerre et les exilés. La plupart d’entre eux n’avaient plus ni installation professionnelle, ni clientèle. Se reconstruire devait être extrêmement compliqué. Comment retrouver son cabinet et sa clientèle ? En plus, comment raconter, fut-ce quelques années plus tard, des événements si douloureux ? N’était-ce pas comme raviver probablement une blessure, une cicatrice béante ? Et que raconter ? Comment et à qui[5] ?

Des années passèrent. Dès 1994, Robert Badinter voulut inciter à une réflexion sur ce qu’il avait appelé alors « un antisémitisme ordinaire ». Car, disait-il, lors d’une conférence donnée au Cercle Bernard Lazare, à Paris, le 15 mai 1997, « l’antisémitisme extraordinaire », c’est celui qui livre les enfants Juifs pour qu’ils aillent à Auschwitz, pour y être assassinés. Ici, il s’agit d’abord de discrimination et d’exclusion[6].

Mais, comment le projet de retracer cette histoire douloureuse, faite d’exclusion et de déportation pour certains d’entre eux, est-il né ? Il faut remonter à l’automne 1994. Robert Badinter contribue alors à Dijon, à des journées d’études sur le droit antisémite de Vichy, organisées par l’Université de Bourgogne. Il est frappé de constater combien l’auditoire, composé pour une large part d’étudiants, est passionné par l’analyse d’une législation d’exception. Dans le train qui le ramène à Paris, il se dit qu’il doit expliquer comment cette législation antisémite avait été appliquée. Mais, pourquoi, parmi tant de professions où l’exclusion des Juifs fut la règle sous Vichy, s’était-il attaché plus particulièrement aux avocats ? Par « commodité », répond-il et parce que l’accès aux archives lui était plus aisé et que la connaissance du monde judiciaire lui facilitait la compréhension de ce qui était advenu[7].

C’est ainsi qu’il décide de se mettre à l’ouvrage afin de rechercher ce qu’avait été le sort réservé, en France métropolitaine, aux avocats Juifs sous le régime de Vichy[8]. Pour effectuer ses recherches, Robert Badinter dit avoir fait de la « micro-histoire » en se plongeant dans les archives. C’est ainsi qu’il se mit à prospérer dans les archives de l’Ordre des avocats, du Conseil d’État, du Parquet de Paris et des villes de Province, au Centre de Documentation Juive Contemporaine (CDJC), aux archives nationales, au ministère de la Justice et à celui de l’Intérieur[9].

Comment le livre est-il accueilli par la presse ?

Finalement, le livre est achevé d’imprimer chez Fayard en mars 1997. Une première dépêche de l’AFP est publiée le 8 avril[10]. La dépêche relate brièvement toutes les étapes de « l’éviction » (ce mot est utilisé par l’AFP) des avocats juifs entre 1940 et 1944, à Paris, en mettant en évidence l’absence de réaction, voire la complaisance notamment du Conseil de l’Ordre de Paris. A l’AFP, Robert Badinter explique que « la xénophobie avait trouvé dans les années trente une cible privilégiée dans les avocats d’origine étrangère parmi lesquels les Juifs étaient nombreux. En cela, dit-il, le barreau ne différait guère du reste de la société française. »

Par la suite, quelques comptes-rendus paraissent ici et là.

Dans Libération, Laurent Joffrin, le directeur de la rédaction écrit que « le livre fait peur » et que Badinter est « un historien implacable de sa propre profession », une profession qui « prête sans sourciller la main à une infamie ». Justement, en octobre 1940, avant toute demande allemande, et à l’insistance du maréchal Pétain en personne, le régime de Vichy promulgue le « Statut des Juifs ». Or, comment cette loi d’indignité allait-elle être reçue chez les avocats, qui comptaient en leur sein quelques centaines de Juifs ? « Là, la honte nous saisit, écrit le journaliste. Personne ne protesta. Personne. Pis, le Conseil de l’Ordre appliqua les règles d’exclusion sans états d’âme, comptant scrupuleusement le nombre de Juifs selon les critères définis par Vichy, établissant les listes des exclus et celles des dispensés, traitant chaque cas avec la méticulosité du juriste et l’indifférence de l’exécutant[11] ». Mais, pour le journaliste, tout cela « a bien sûr un écho contemporain, et c’est là que Badinter fait œuvre de pédagogue du présent. Comment ne pas rapprocher les distinctions faites à l’époque de celles qu’on entend aujourd’hui, couramment avancées, non plus à l’égard des Juifs, mais des Arabes ou des Noirs. La différence entre les familles depuis longtemps établies et les immigrés de fraîche date fait aujourd’hui partie des fausses évidences, comme à l’époque. »

Seulement voilà, comparaison est-elle raison ? Si les Arabes et les Noirs sont victimes de racisme et subissent des discriminations à la fin des années 1990, ils ne subissent pas d’interdictions professionnelles, pas plus qu’ils ne sont arrêtés et/ou… déportés, comme le furent les Juifs, pendant l’Occupation. Joffrin embraille cependant. Il rappelle que la « préférence nationale » était l’une des justifications officielles de Vichy, comme elle l’est pour le Front national, dont le score était supérieur à ce qu’était celui de l’extrême droite avant-guerre[12]. Il faut rappeler à ce sujet que la « préférence nationale » avait été théorisée par Jean-Marie Le Pen, dans les années 1980. En 1988, alors candidat FN à la présidentielle, Le Pen en décrit le principe : « les Français auront du travail en priorité, et les Européens, en vertu de nos accords, la priorité aussi dans les services sociaux, dans l’attribution des HLM, dans la politique familiale ». Et, avec ces mesures, « les gens n’auront plus de raisons de rester, car ils ne seront plus entretenus par les contribuables français ».

Dans son éditorial, pour l’Obs, Jean Daniel parle d’un « passionnant essai » qui « conduit le lecteur à penser qu’il y a tout de même en France une forte tradition xénophobe[13]. » Jean Daniel écrit qu’il n’a pas pu « un seul moment lâcher ce livre d’une implacable sobriété et dont le déroulement inexorable est maîtrisé avec une rare efficacité dramaturgique. » Pour Le Figaro, Emmanuel Leroy-Ladurie de l’Institut écrit que « l’ouvrage de Robert Badinter est un compte rendu juridique et statistique extrêmement précieux » et qu’il y a dans « ce beau livre un sens aigu de la vie quotidienne et tout simplement du suspense, compte tenu d’une tragédie de plus en plus nette et criante[14]. » Alors que La Croix fait paraître un compte rendu très sommaire du livre de Robert Badinter[15]Le Monde titre sur « la douleur de Robert Badinter ». Le Monde écrit : « certes, les historiens – les nombreuses références de ce livre l’attestent – ont déjà fait la lumière sur le rôle peu glorieux du barreau sous Vichy. Mais, il fallait qu’un grand avocat juif, arrivé au barreau après-guerre, aille au bout de sa propre douleur et défende ses aînés humiliés – il fut le disciple de l’un d’eux, Henri Torrès[16] –, dont beaucoup sont morts pour une certaine idée de la France, le pays qu’ils avaient choisi et qui les a abandonnés. Robert Badinter, le garde des sceaux qui fit abolir la peine de mort dans ce pays, ne pouvait pas ne pas faire ce chemin-là, tout déchirant qu’il fût.[17] »

Que dit Robert Badinter ?

Un chemin déchirant pour Robert Badinter qui, dès 1940, aurait pu être exclu de sa profession, arrêté et déporté ? Certes. Mais, un travail néanmoins utile.

Car, entre les discours qu’il avait entendus dans sa jeunesse et la réalité, il y avait un fossé saisissant. Alors que, aux XIXe et XXe siècles, les avocats ont joué un rôle fondamental dans la défense contre l’oppression, ils ne se sont pas opposés au régime de Vichy. A eux comme à l’ensemble du monde judiciaire, la pratique du droit antisémite ne paraît pas avoir posé problème.

Alors, ce que Badinter soutient dans son livre, c’est qu’il n’y a eu ni refus de principe, ni rejet massif. Et, à l’examen des très nombreuses archives consultées, Robert Badinter soutient que l’attitude de l’élite de la profession a été contraire aux principes proclamés. Les grandes juridictions, comme le Conseil d’État, par exemple, sont devenues vichyssoises avec une facilité consternante. L’Ordre des avocats a accepté sans difficulté les lois antisémites d’exclusion. Il a même accueilli avec satisfaction les premières mesures qui excluaient les fils d’étrangers[18]. Et, même s’il y eut des actes individuels d’amitié et d’aide à des confrères juifs, il n’y eut pas, il n’y aura jamais eu la moindre réaction collective. Et donc ? En février 1942, 217 avocats sont ainsi chassés du barreau de Paris. Le Conseil de l’Ordre des avocats de Paris n’émet aucune protestation, pas même une motion de principe, comme le fit le barreau de Bruxelles dans des circonstances similaires.

Maître Joë Nordmann raconte : « comme d’autres avocats juifs, j’ai été radié du barreau en 1942. J’ai d’abord reçu une lettre de mon bâtonnier (Jacques Charpentier) me demandant quel titre j’avais à faire valoir. Je lui ai répondu que j’étais avocat et fils d’avocat ; que j’avais exercé ma profession honorablement et que je ne comprenais donc pas sa lettre. Ensuite, par décision de la Cour d’appel, il me fut interdit de plaider. C’était la loi de Vichy[19]. »

Marc Knobel est historien, spécialisé dans l’étude de l’antisémitisme et de l’extrémisme. Il est connu pour ses recherches sur ces sujets et pour ses prises de position dans le débat public concernant l’antisémitisme.


[1] Robert Badinter, Un antisémitisme ordinaire. Vichy et les avocats juifs (1940-1944), Paris, Fayard, 1997, 256 p.

[2] Ibid, p. 11.

[3] Pour la préparation de ma thèse de doctorat d’histoire sur L’élimination des avocats et magistrats juifs en France, dans les colonies, les pays de Protectorat et de Mandat, pendant l’Occupation, Paris I Panthéon -Sorbonne.

[4] Ibid, p. 203.

[5] Par exemple, Robert Badinter raconte dans son épilogue (p. 208) cet épisode. Lors d’une cérémonie solennelle à la mémoire des avocats à la Cour d’Appel de Paris morts pour la France pendant la guerre de 1939-45, qui se déroule le 11 juillet 1946 au Palais de Justice de Paris, le nouveau bâtonnier Marcel Poignard réussit, au fil d’un discours qui dura près de deux heures, à évoquer le sort des avocats juifs disparus sans jamais prononcer le mot « Juif » ni même celui « d’Israélite ».

[6] Robert Badinter, « Un antisémitisme ordinaire », Cahiers Bernard Lazare, numéro 174, juillet 1997, p. 15.

[7] Idem., p. 13.

[8] Idem., p.13-14.

[9] L’un de ses collaborateurs alors magistrat était venu me demander les fruits de mes recherches sur la législation antisémite de Vichy et l’élimination des juristes juifs, pendant l’Occupation.

[10] AFP, Dominique Vernier, « L’histoire de l’élimination des avocats juifs (1940-1944) par Robert Badinter », 8 avril 1991.

[11] Laurent Joffrin, « Ce jour de 1940 où les avocats ont failli », Libération 16 mai 1997, p.5.

[12] Au soir du premier tour de l’élection présidentielle de 1995, Jean-Marie Le Pen obtient, comme en 1988, la quatrième place. Avec 15% des suffrages, il augmente son score de 300.000 voix par rapport au scrutin présidentiel précédent. En juin 1995, aux élections municipales, les listes du Front national remportent trois mairies de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur dans des triangulaires.

[13] Jean Daniel, « La redoutable banalité d’un mal », l’Obs, non daté dans mes archives personnelles.

[14] Emmanuel Leroy-Ladurie, « Les avocats juifs sous Vichy », Le Figaro, 8 mai 1997.

[15] Laurent Lemire, « Vichy vu du barreau », La Croix, 15 juillet 1997.

[16] Henry Torrès, gloire du barreau d’avant-guerre, avait été déchu de sa nationalité française par un décret du 29 octobre 1940.

[17] Le Monde, « La douleur de Robert Badinter », 24, 25 avril 1997.

[18] L’article 1 de la loi du 10 septembre 1940 dispose que « Nul ne peut être ou demeurer inscrit au tableau de l’0rdre des avocats ou sur les listes du stage, s’il ne possède la nationalité française à titre originaire comme étant né de père français. Dès lors, obligation est faite à chaque avocat, pour qu’il puisse demeurer inscrit au tableau de l’Ordre ou sur la liste du stage, d’établir qu’il possède la nationalité française à titre originaire comme étant né de père français. Pour ce faire, les avocats furent invités à fournir des pièces justificatives à leur bâtonnier, avant le 1er décembre 1940, au plus tard. A Paris, le Conseil de l’Ordre se mit à l’ouvrage dès le début de l’automne 1940. Même la nature rétroactive de la mesure, puisqu’elle exclut du Barreau des avocats déjà inscrits- ne souleva en son sein aucune réserve, aucune objection. Plus généralement, voir Laurent Joly, L’Etat contre les juifs. Vichy, les nazis et la persécution antisémite, Fayard, collection Champs Histoire, 2020.

[19] L’Humanité, 20 octobre 1997.

Un commentaire

  1. J’ai l’habitude de dire: « L’Islam n’est pas une race! » C’est ce que je voudrais pouvoir dire aussi à M. Badinter en vue de sa comparaison d’une aversion contre « Arabes et Noirs » dans la France de M. Le Pen avec le pogrome contre les Juifs. Le progrome était raciste pure et dure, tandis que l’aversion contre cette migration assez mal controlée d’aujourdhui est plutôt une aversion contre la réligion musulmane qui cette migration nous apporte – et qui en effet peut faire peur de cette réligion souvent assez violente contre les femmes et contre les « dhimmis » … La comparaison des conséquences précaires de cet influx pour la population mécontente avec la persécution des Juifs ne me semble vraiment pas acceptable.

    Amicalement de la Suède – et Am Jisrael Chai!
    Maja