Ce propos a été tenu devant l’association des Ponts-Neufs, le 8 septembre 2025. Le thème de ce dîner était « L’Europe ». Plusieurs ambassadeurs européens avaient été conviés à donner leur vision actuelle de l’Europe. Le texte qui suit fut le liminaire de leurs interventions. Les responsables de l’association ont jugé pertinent de le confier à quelqu’un qui, depuis, trois ans, a fait un pas de côté et regarde l’Europe depuis le Moyen-Orient.
J’ai un quart d’heure pour vous parler d’Europe.
Franchement, c’est déjà trop. Parce que l’Europe, disons-le tout de suite, est morte. Ce n’est pas moi qui invente l’oraison funèbre : Valéry l’avait déjà proclamée en 1919, Weber en 1928, et, depuis, des générations entières d’intellectuels ont rejoué le même disque.
L’Europe meurt en boucle, c’est sa spécialité.
Elle est morte à Rome en 410, à Verdun en 843, à Constantinople en 1453. Morte encore à Rome en 1527, en Westphalie en 1648, à Sarajevo en 1914, à Berlin en 1933. Elle est morte à Oradour, à Katyn, à Babi Yar, à Auschwitz, à Guernica, à Srebrenica, à Vukovar.
Elle est morte le mois dernier à Washington, et il n’est pas exclu qu’elle agonise le mois prochain à Moscou.
Elle est morte aussi dans les colloques interminables du Conseil de l’Europe, où l’on brandit de beaux et grands mots – Liberté, Paix, Démocratie – pour les réduire à des slogans qui rassurent.
L’histoire de l’Europe est une interminable nécrologie.
On me dira qu’elle est toujours là, avec ses statues et ses statuts. Ses statues qu’on érige sur les places de nos capitales, Homère, Dante, Goethe, Hugo, Shakespeare, Cervantès, Mickiewicz, Andersen – et qu’on déboulonne à force de ne plus les lire. Ses statuts qu’on rédige dans des bureaux gris saturés de café froid, où la virgule calibrée et la note de bas de page règnent en maître.
Oui, bien sûr, cette Europe existe. Mais ce n’est pas une Europe vivante. Je me demande si elle respire ou si elle expire. Elle ne me semble même pas réelle. Mais les ambassadeurs réunis ce soir sauront nous convaincre du contraire.
A cinquante ans, j’ai quitté l’Europe. Je vis loin d’elle, dans une région du monde où presque rien ne l’évoque.
Et pourtant, quand j’y reviens, je ne retrouve pas une Europe de papier ni de marbre. Ce que je retrouve, c’est une Europe de chair. Tatouée, cabossée, souvent raffinée et élégante, parfois très vulgaire, toujours palpitante. Une Europe physique, sensible, visible.
Je retrouve à peine arrivé la chair tatouée de slogans venimeux des punks dans nos gares – entre kebab et épicerie fine, boutique de gadgets et fleurs artificielles, où l’on achète aussi bien Closer que Der Spiegel, avant de filer vers Vilnius ou Bucarest en rêvant sur les noms des tableaux d’affichage. En quelques heures je pourrais être à Prague ou Florence, à Séville ou à Riga.
Je vois passer la chair à lettres gothiques des masses itinérantes du Rock ou de la techno. Grands-messes contemporaines, d’Ibiza à Budapest, de Barcelone à Roskilde, de Glastonbury à Novi Sad, de Tomorrowland à Cracovie. Jeunesse qui se perd dans les stroboscopes des hangars berlinois. Danse jusqu’au matin dans les campagnes polonaises ou sur les plages grecques.
Je retrouve le visage de nos villes bariolées de fresques qui respirent à ciel ouvert.
Banksy dans les ruelles de Bristol ou la jungle de Calais,
Blu sur les façades de Bologne ou Barcelone,
Stik dans l’Est londonien ou à Stavanger ;
Ernest Pignon-Ernest déposant ses corps de papier à Naples ;
Miss.Tic chuchotant sur les portes de Paris,
JR collant des visages géants le long des cicatrices de Berlin.
Je respire notre mémoire incarnée dans ces sanctuaires qu’on appelle parfois musées où notre histoire s’est physiquement sédimentée au mépris des discordes, des frontières, des philosophies.
Et revoici ces ports qui grouillent, qui puent, qui vivent, au gré de nos côtes qui sont plus longues que les côtes d’Afrique, ports dont nous sommes tous les enfants, qu’on le veuille ou non, du Pirée au Havre, de Rotterdam à Naples.
Là où je vis, le désert commence au bout de ma rue et ne s’arrête plus.
L’Europe, elle, n’a ni déserts, ni forêts vierges. Ici, nos paysages ont été forgés par le labour et le labeur des siècles. Et je m’égare volontairement dans la fourmilière, la pétaudière, la foire d’empoigne, la cacophonie qu’est cette Europe des corps agglutinés, toujours prêts à se mêler.
Dans nos stades, les torses nus se serrent comme des sardines électriques, tandis qu’à Aix-en-Provence ou à Salzbourg, les visages sont rosés comme une coupe de champagne. De Mykonos à La Bourboule, on adopte la version huileuse, Birkenstock aux pieds, option avec ou sans chaussettes. Dans les métros, on se frotte par nécessité plus que par désir, pendant que dans les manifs on serre les poings et les coudes. Partout les mêmes foules qui se bousculent et s’embrassent, qui tombent dans les bras les unes des autres quand s’effondrent les murs au son de Beethoven, ou fraternisent en chaînes humaines, transperçant les check-points de Vilnius à Riga en 1989, puis en Lituanie encore, sur la Voie de la Liberté en 2020.
Le corps de mon Europe, c’est aussi un corps supplicié.
C’est la chair de ma professeure de français au collège, avec son numéro sur l’avant-bras. Et je me souviens de ces chiffres qui me fixaient en silence pendant que je récitais Virgile ou Verlaine.
Car cette chair d’Europe, c’est celle qui a brûlé, immolée sur les bûchers de l’Inquisition, dans les autodafés, ce sont les cris étouffés des hérétiques livrés au feu. C’était le silence des charniers, à Timișoara comme dans l’Holodomor.
C’était la chair des déportés, devenue abat-jour. Et c’est encore la masse gonflée des migrants recrachés sur les plages de Sicile. Mais c’est aussi, contre tout, la présence vibrante des survivants – ceux qui racontent, ceux qui témoignent, ceux qui essaient de réparer, à voix basse, l’honneur perdu.
Et puis l’Europe, c’est une chair exaltée.
Celle qui rendait fous Casanova et Sade. Dans les alcôves de Venise, dans les bordels de Paris, dans les lettres fiévreuses de Madame de Merteuil. Une chair qui aujourd’hui s’étale sans mystère dans les supermarchés du sexe, s’exhibe dans les quartiers à lanterne rouge, se dessine encore dans les silhouettes de Manara et de Crepax.
L’Europe est la litanie des amours interdites, clandestines, exaltées, tragiques, qu’on cache hypocritement dans l’enfer des bibliothèques, mais que chacun a lues, relues, ou vécues à sa manière.
Et puis, il y a la chair mystique de l’Europe.
Elle fut d’abord follement païenne. Assez pour dresser le Parthénon et Delphes, pour inventer Zeus et Aphrodite, pour chanter le Kalevala dans les forêts du Nord, pour faire naître Siegfried du feu, pour rêver Merlin et brandir Excalibur. Elle sacrifia des taureaux en Crète, des chrétiens dans les arènes, et aujourd’hui encore elle se déguise dans les fêtes d’Halloween, comme si le vieux paganisme riait sous les déguisements.
Elle fut aussi furieusement chrétienne. Assez pour élever des cathédrales qui transpercent le ciel, partir crever sous les remparts de Jérusalem, écrire des sommes théologiques, prier dans les caves et chanter Bach sous les étoiles. Tellement chrétienne qu’elle a même inventé plusieurs christianismes qui se sont bien massacrés entre eux, du bûcher de Jan Hus à la Saint-Barthélemy.
Elle fut assez juive pour donner naissance à Spinoza et Hannah Arendt, pour mêler les pages des Talmuds à la cendre des pogroms, pour fonder le sionisme et l’antisionisme, pour engendrer Freud, Marx, Einstein – nos prophètes contemporains.
Assez musulmane pour s’écrire à Cordoue et briller à Grenade, pour fleurir dans les patios de l’Alhambra, pour faire résonner sa voix sous les coupoles de Sarajevo, pour appeler à la prière dans la mosquée centrale de Cologne.
Tout cela, elle l’a été et elle l’est encore. Ce qu’on appelle ses racines sont des déferlantes qui se heurtent comme des marées contraires. Elles enfantent des révoltes contre l’Église, des haines antisémites, la terreur du musulman. Mystiques, fanatiques, croyants : en Europe, tout circule, tout se croise, tout s’entrechoque. Chacun y trouve ses disciples, ses ennemis, parfois ses assassins.
Mais l’Europe, c’est aussi l’affranchissement du religieux. La libre pensée inscrite dans les encyclopédies, le droit au blasphème gagné contre les prisons et la torture. C’est Nietzsche proclamant la mort de Dieu et laissant les hommes seuls, tremblants, face à l’abîme.
J’aime ce corps exalté, châtié, scarifié de l’Europe. Mais je vois aussi son corps arthritique. Je vois l’Europe qui a peur pour sa peau et honte de ses rides.
Peur de n’être plus ce corps glorieux qu’elle pense avoir été. Peur d’un phénomène pourtant si européen : l’exil.
L’Europe est tissée d’exils, comme une grande chaîne invisible où chaque main en cherche une autre. Les républicains espagnols franchissant les Pyrénées en 1939 ont laissé leur empreinte de cendre aux Hongrois de 1956, qui l’ont transmise aux Tchèques dispersés en 1968 puis au monde entier. Dans la même chaîne se sont perdus les pas de Paul Celan, poète roumain germanophone se jetant dans la Seine depuis le pont chanté par le polonais Apollinaire, de Kundera, exilé jusque dans sa langue, de Semprun, découvrant Don Quichotte en allemand, de Salman Rushdie, d’exil en exil, ici, là-bas, ailleurs.
Cette ronde des bannis a eu aussi ses éclats de fête. Noureev bondissant comme un ange vers la liberté, Joséphine Baker s’illuminant sur la scène des Folies Bergères, James Baldwin trouvant la voix de sa vérité de noir américain homosexuel à Saint-Germain-des-Prés, Miles Davis soufflant un air neuf dans les caves de Montmartre. Plus loin encore, les DJs de Detroit font vibrer Amsterdam, des fanfares tsiganes rallument Belgrade, des surfeuses californiennes cherchent au Pays basque une vague qui les emporte loin de Trump.
Mais ce vaste mouvement est devenu blessure, et la blessure s’infecte. Les haines importées se confondent avec celles qui fermentaient déjà ici, comme deux rivières troubles grossissant le même fleuve amer. Il charrie nos silences, nos frustrations, nos misères. Alors nous découvrons, souvent trop tard, que l’exil n’est pas seulement l’histoire des autres : il est aussi le nôtre, quand nous rêvons de quitter ce continent décidément trop vieux, trop injuste, trop saturé de rancune. L’Europe ne sait plus très bien si elle attire ou si elle repousse, si elle ouvre ou si elle ferme ses portes. Elle sait seulement que ses cicatrices se rouvrent, que ses vieux démons retrouvent de la voix, que la mémoire de ses fractures recommence à hurler.
Et puis, l’Europe a honte.
Pendant que la Chine, la Russie et l’Amérique exhibent leurs muscles impériaux comme des colosses sur une scène de cirque, nous, en Europe, nous comptons nos rides.
Nous pleurons notre rétrécissement, notre émiettement, notre perte d’influence. Nous nous savons vulnérables face aux nouveaux empires et, en secret, nous avons honte de ne pas leur ressembler.
Car nous avons été ces empires dont les débris aujourd’hui dérivent sur le Danube, l’Elbe, la Vistule, le Rhin : éclats d’armures, restes de couronnes, poussière de statues. L’Empire romain s’est brisé en mille cailloux dont nous avons fait des parkings et des spas, tandis que ses amphithéâtres sont devenus des décors, revus et corrigés par Gladiator. À la place de Marc Aurèle, Stéphane Séjourné.
L’Autriche-Hongrie a été cassée en deux, et ses palais rococos vendent désormais des mugs Sissi impératrice. La Prusse a été annulée. L’Empire britannique survit sous respiration artificielle. L’empire français a disparu des cartes, mais son empreinte demeure, souvent si amère.
Nous avons honte de notre déréliction, mais au fond, nous devrions avoir retenu une leçon : les empires sont toujours des machines à désastre. Nous avons payé pour savoir, et payé au prix fort. Nous avons appris à haïr le fracas des bottes écrasant les vaincus, la surveillance sociale, la corruption devenue système, le contrôle des esprits. Nous avons appris à haïr le caprice transformé en loi, le hasard d’un souverain imposé comme destin d’un peuple.
Pourtant il reste parfois une nostalgie impériale, comme une tentation d’esthète, une pose de dandy. Certains feignent de trouver plus de noblesse dans le knout moscovite que dans une directive européenne sur les betteraves.
Nous voudrions égaler les modernes empires, mais pour cela il faudrait leur ressembler. Qui en a vraiment envie ?
L’Europe a peur, l’Europe a honte, l’Europe est morte.
Et pourtant, de son corps meurtri ont jailli des nations neuves, pour le meilleur et pour le pire.
La Slovénie n’a vu le jour qu’en 1991, la Croatie quelques mois plus tard, la Bosnie en 1992, la Slovaquie en 1993. Le Monténégro a dû attendre 2006, le Kosovo 2008. Plus au nord, la Lituanie, la Lettonie et l’Estonie se sont réveillées d’un seul coup en 1991, après des décennies d’étouffement soviétique.
Et c’est là que l’Europe se trompe parfois : à Paris, à Rome, à Madrid, on se croit sortis de l’Histoire, alors qu’ailleurs, on s’y jette de nouveau, comme dans une fournaise bienvenue.
Mon Europe de chair, certains la disent fantôme, introuvable, ou sans qualités. Moi je la vois encore danser. Ce n’est plus le bal des débutantes, mais ce n’est pas encore le dernier tango. C’est un grand corps qui titube après ses gueules de bois phénoménales, qui se cogne aux murs construits hier, abattus demain.
Regardez-la bien, c’est fou comme l’Europe est vivante.
Elle n’avance pas toujours, je ne suis pas sûr non plus qu’elle recule. Elle invente son pas incertain. Ce n’est pas le plus beau, ce n’est pas le plus gracieux, mais il n’est qu’à elle. C’est à ce pas que je la reconnais, c’est ce qui fait que je l’aime.
Vous me pardonnerez donc d’avoir essayé, très maladroitement je l’avoue, de valser encore un peu avec elle devant vous ce soir.
Je vous remercie.
Sylvain Fort est normalien, essayiste, ancien conseiller du président de la République.
