Est-ce là un livre d’histoire ? De musicologie ? Une rêverie ? Une méditation ? C’est tout cela à la fois, et plus encore. Ce livre, magnifiquement édité par Les Belles-Lettres et admirablement traduit par Laurent Slaars, est un parcours au cœur de nos mémoires, et de la mémoire des mémoires, avec comme ancrage intellectuel et moral : la Shoah. Entre lieux – Buchenwald, Leipzig, Los Angeles, Kiev – et figures – Mendelssohn, Strauss, Schönberg, Britten, Chostakovitch – se déroule le fil d’une interrogation qui ne s’explicite réellement, et de façon assez fulgurante, qu’à la page 213 : « Simultanément nous approchons rapidement de l’horizon ultime de la mémoire vivante et habiterons bientôt un monde dans lequel plus une seule âme vivante ne sera porteuse de l’expérience directe du traumatisme fondateur qui a été la Shoah. Il est à craindre qu’une fois éteinte la mémoire vivante, lorsqu’auront disparu les derniers témoins, lorsque le terrain de l’histoire sera le domaine réservé et exclusif des chercheurs, les montagnes d’archives numérisées et les milliers d’heures de témoignages enregistrés ne suffisent à combler ce vide. Car, au fond, ces deux manières distinctes d’appréhender le passé ne sont en aucun cas interchangeables. A mesure que les événements eux-mêmes s’éloignent dans le temps, et que nous en transférons la charge mémorielle à des récits officiels chargés d’institutionnaliser la commémoration, au nom du “devoir de mémoire”, la capacité qu’avait cette époque de choquer nos consciences individuelles continuera de s’estomper (…) Mais cette mémoire vivante, pour menacée qu’elle soit par la fin de l’ère du témoin, a pour solide alliée ce qu’on pourrait appeler la mémoire culturelle et artistique, à travers l’inscription de l’époque commémorée dans les œuvres d’art ayant survécu à leur temps. Car l’art se souvient admirablement de ce que la société voudrait oublier. Tel un relais du passé, l’art véhicule une mémoire essentielle de la guerre et de la Shoah, totalement distincte, qui plus est, des flux d’informations factuelles sur le passé. Et il le fait de manière unique, en donnant lieu à une forme de triangulation féconde entre l’esprit, le cœur et l’âme. »
Tel est le centre de ce livre : faire admettre que la musique est en soi un lieu de mémoire. Un lieu autrement pérenne et efficace que les lieux tangibles, physiques, marqués par des mémoriaux, des plaques ou des statues. Car tous les lieux de mémoires sont sujets non seulement à l’oubli, mais à l’effacement. Escamotée, la statue de Mendelssohn à Leipzig. Comblé, le ravin de Babi Yar. Omise, la mémoire des déportés de Garmisch. Abattu, le chêne de Goethe. Assassinés, pulvérisés, réduits au silence, les témoins directs de l’horreur. La musique, elle, demeure – parce qu’elle n’est pas matérielle, mais s’est réfugiée dans des partitions qu’on s’est passées sous le manteau, parce qu’elle a voyagé avec les exilés. Et ce qu’elle dit souvent échappe aux censures. Échappe, aussi, à l’effacement des mémoires, au relativisme ambiant. Écouter aujourd’hui la musique née du traumatisme de la Shoah, ce n’est pas entendre un écho lointain, une souffrance amuïe par les ans : c’est renouer de façon immédiate avec sa charge brute de douleur, que cela soit dans le second trio ou la Treizième Symphonie de Chostakovitch ou encore le Survivant de Varsovie de Schönberg. Mieux, l’Histoire altère la musique non pour l’amoindrir, mais pour la charger de « cicatrices » : l’hymne à la joie de la Neuvième Symphonie, dit Jeremy Eichler, ne peut plus être écoutée de la même manière après Auschwitz, car son idéalisme natif s’est comme chargé de son usage par les nazis, du souvenir du bureau de Schiller reproduit par les prisonniers de Buchenwald, et le tronc du chêne de Goethe n’est plus celui que célébrait Eckermann, mais une souche noircie par l’incendie des bombardements du camp de Buchenwald dont il occupait la place centrale.
Dialogue, donc, entre la blessure originelle qui a enfanté les œuvres musicales – et dont la plainte s’entend encore – et le devenir historique qui fut le leur, sollicitant notre propre relation avec l’âme de l’Histoire. Dialogue qui vaut aussi par ses silences. Les Métamorphoses de Richard Strauss sont inscrites sous une injonction, « In Memoriam », dont on ne sait trop à quoi elle renvoie, cependant que le War Requiem de Britten porte la douleur de la guerre dont le point aveugle est la Shoah. La musique dit, et la musique tait. Mais elle persiste à propager le choc initial qui la fit naître. Jeremy Eichler a parcouru tous ces lieux marqués par l’Histoire, il a reconstitué les fils secrets qui unissent les musiciens à l’histoire de leur temps, et singulièrement à sa part la plus infâme et la plus angoissante : loin de se tenir éloignés des crimes des hommes au prétexte que la musique, après tout, n’est qu’une forme artistique intangible, semblant étrangère à la mimésis du récit, les musiciens ont pris toute leur part, dans le bien comme dans le mal, et leurs œuvres portent en profondeur les stigmates de leur époque. C’est du reste une pétition de principe forte que Jeremy Eichler pose là : la musique dit. Elle tient un discours. Elle ne se contente pas de suggérer ou chanter. Elle raconte ; elle témoigne. La vie des musiciens ne s’excepte pas des malheurs du monde, et leur musique n’est pas escapisme, mais trace sonore. Eux-mêmes se sentent porteurs de mélodies venues du fond des âges, qu’ils transforment et rendent présentes à la fois.
A tout cela, Jeremy Eichler s’est employé à donner un visage, une couleur, se rendant sur les lieux, méditant sur le temps qui passe, saisi soudain par les cloches de la cathédrale de Coventry ou les cailloux posés sur le tronc tranché du chêne de Goethe, retrouvant soudain un jour, malgré les tentatives de l’effacer, le ravin de babi Yar, puis ne le retrouvant plus le lendemain, séjournant dans la villa de Strauss où l’Histoire semble n’avoir pas eu de prise, méditant sur la sépulture absente de Lorca, la statue rétablie de Mendelssohn, la plaque commémorative de la Shoah à New York, qui attend toujours son monument. Nul besoin d’être musicien, ni même mélomane, pour comprendre l’importance de cet imposant travail. Les temps que nous vivons le rendent plus essentiel encore, tant la distorsion des mots tend à éroder les mémoires, tant la vulgarité des propagandes s’emploie à entasser sur l’histoire de la Shoah le limon putréfié avec lequel les Soviétiques voulurent remplir le ravin funeste qui embarrassait leur récit national. Ce récit historique et esthétique est aussi tissé de mélancolie et de poésie – qui toujours furent les remèdes à la brutalité de l’oubli.
